ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris


La crise galiléenne




La mise entre parenthèses du miracle et l’analyse du contexte :

La demande du signe et le refus de Jésus



Sommaire
Avertissement au lecteur

Mise entre parenthèses du contexte

Mise entre parenthèses du miracle
- Détermination du
   contexte
- Le manque de pain
- Demande du signe
   . Les variantes
   . Recherche du fait
   . Reconstitution
     du fait
- Marche sur les eaux
- Doute des disciples
- Les lieux
- Syllepsis des
   informations

. . . . . . . - o 0 o - . . . . . . .

Les variantes


   La recherche que nous avons poursuivie dans le chapitre précédent nous offre le point de départ pour nous lancer dans cette nouvelle étude. Nous savons en effet que les gens avaient refusé de rentrer chez eux, en prétendant que les disciples devaient leur donner à manger. Ce n’était pas encore une émeute, mais une mutinerie suffisamment dangereuse pour que Jésus sente la nécessité de mettre en jeu son prestige. Il faut aussi remarquer que Jésus dût « obliger » les disciples à monter sur la barque et à s’éloigner, ce qui indique qu’ils ne le voulaient pas, préoccupés et agacés par cette résistance populaire qui les jetait dans le doute et dans l’angoisse.
   Nous retrouvons cet état d’âme au moment de leur rencontre avec Jésus sur la mer. Marc affirme qu’ils « étaient en eux-mêmes fort excités, parce qu’ils n’avaient pas compris ce qui s’était passé au sujet des pains » (Mc 6:51). Il faut noter l’emploi du verbe « egesta uto », que j’ai traduit par « être excités », mais dont le sens est plus fort, désignant une agitation qui met le sujet hors de lui-même (Mc 3:21).
   Il faut aussi porter notre attention sur ce que cette agitation n’est pas motivée par l’apparition de Jésus, mais par le problème du pain, dont ils ne connaissaient pas l’issue : après ce long retour périlleux, ils baignaient encore dans l’atmosphère de doute et d’angoisse où ils se trouvaient avant leur départ. Bien que Marc ait inséré ce fait d’information après le miracle, il lui a cependant laissé toute l’intensité dramatique qu’il avait dans la source ; d’ailleurs, il résiste à être compris à la lumière du prodige.

   Que leur restait-il encore à comprendre ? Si les disciples avaient vraiment pris part à ce repas miraculeux, pourquoi sont-ils tristes et angoissés au lieu de bondir de joie, surtout en revoyant leur maître après ce trajet épuisant ? Marc semble répondre à cette question, puisqu’il ajoute : « mais leur cœur était endurci » (Mc 6:52). Si l’on s’en tient au sens usuel du verbe, on pense que l’évangéliste impute leur trouble au manque de foi, mais l’information n’est pas claire pour autant. Est-il possible que les disciples n’aient pas pu croire à la validité d’un prodige dont ils avaient été témoins et exécutants ? Nous reviendrons sur cette dureté de cœur, pour pénétrer l’état d’âme des disciples à ce moment, pour l’heure il suffit de mettre en relief l’incompatibilité de cette information avec le miracle, et sa référence directe avec le contexte du départ.
   En constatant donc que les disciples persistent dans le doute et l’interrogation, nous sommes obligés de penser que Jésus ne leur avait donné aucun renseignement sur la façon dont il avait résolu le problème. Cela implique indirectement qu’il ne pouvait pas le dire, car la tension de la foule avait débouché sur une révolte qui avait mis en échec son autorité de prophète.

   Conduit par ce soupçon, je m’arrêterai sur un passage très révélateur du quatrième évangile, qui clôt le récit de la multiplication : « Jésus, sachant qu’ils allaient venir l’enlever pour le faire roi, s’enfuit » dans une autre rédaction, on lit : « se retira de nouveau tout seul dans la montagne » (Jn 6:15). Des deux variantes, la seconde semble étrangère à la logique du récit, quelques considérations suffisent à le montrer. Jésus ne pouvait pas se retirer « de nouveau » dans la montagne, puisqu’il y était déjà (Jn 6:3). On ne peut pas croire qu’il s’en était éloigné puisqu’après sa disparition les disciples en descendirent pour aller au bord du lac (Jn 6:16). De plus, le verbe « se retirer » n’est pas du même champ sémantique que le verbe « le saisir », auquel il est associé dans une unité de sens : le verbe « saisir » comporte une violence, associée à la surprise et à la ruse, à laquelle on n’échappe pas en s’éloignant ou en se retirant, mais en fuyant. La rédaction apparaît donc comme artificielle, motivée par une intention de censure en substitution du verbe « fuir », considéré comme suspect.
   La première des deux variantes serait donc la rédaction originelle. Quoiqu’elle se rapporte à un fait que les synoptiques ignorent, elle ne perd pas pour autant sa valeur d’information objective, au contraire, car l’auteur du quatrième évangile se montre en général beaucoup plus renseigné dans les détails que les synoptiques, et d’autant plus fidèle aux sources qu’il est plus libre dans leur interprétation. Mais il ne s’approche pas des sources en historien, mais en prophète et en théologien, dans le cadre d’une interprétation allégorique : une information concernant la vie de Jésus dans l’ordre des faits est considérée à la façon d’un oracle, dans lequel Dieu a révélé en énigme une vérité au sujet du Christ. La possibilité de lire cette énigme est donnée par l’analogie entre le tracé, ou « figure », du fait propre à Jésus et la figure correspondante de la réalité du Christ. Les deux figures se rencontrent dans un rapport de signifiant et de signifié. Souvent, cette analogie est saisie à partir de la polysémie des mots, dans la mesure où les mêmes mots ont été employés pour signifier l’action de Jésus et celle du Christ.
   Telle est la lecture que Jean a faite de l’information qui fait l’objet de notre analyse. Il a porté son attention sur la polysémie des verbes « enlever » et « fuir ». Dans son évangile, Jésus est souvent objet d’enlèvement de la part de la foule ou des pharisiens. Ces enlèvements s’inscrivent dans une suite ininterrompue de signes, qui le mène à la mort : c’est par la mort sur la croix que sa saisie et son enlèvement par les juifs, et donc par les puissances des ténèbres, s’accomplit. Mais ce même verbe exprime aussi l’enlèvement de Jésus à ces mêmes puissances qui l’avaient enlevé, par sa résurrection. Ainsi le fait de l’enlèvement, lu comme écriture, devient une prophétie de la mort et de la résurrection de Jésus.
   Cette polysémie est aussi reconnaissable dans le verbe « fuir », au moins comme action subjacente à d’autres expressions par lesquelles la tradition néotestamentaire a représenté la résurrection. Le Christ fuit, en ce qu’il s’est délié des liens de la mort (Ac 2:24), il fuit du tombeau en le laissant vide, il fuit le néant en échappant à la corruption (Ac 2:31). D’ailleurs, chez Jean, Jésus n’échappe jamais aux captures par peur, mais toujours en se montrant libre des embûches, de la ruse et de la violence.
   Lisant ces deux verbes d’une façon allégorique, Jean n’en saisissait le sens littéral que comme signifiant du sens spirituel et, dans la mesure où ce sens spirituel était aussi la réalité au niveau de l’esprit, le référent propre à l’information allait périr comme périt toute chose corruptible, tout ce qui est chair. En tant que prophétie écrite par Dieu lui-même au niveau des faits, l’information se traduisait comme si le peuple avait voulu s’emparer de Jésus en vue de le proclamer roi : Jésus avait été proclamé roi sur la croix, où s’accomplissait la longue série d’enlèvements par les puissances. Par son geste, le peuple devenait ainsi prophète, sans qu’il le sache, inscrit qu’il était dans l’ordre des choses fixé par Dieu.
   Quant à nous, agissant en historiens, nous ne chercherons que le sens littéral du document d’information. Nous devons être reconnaissants envers Jean, car il a su garder ce sens, comme dans un coffre, par l’énigme de son discours allégorique. Il ne nous reste qu’à ouvrir ce coffre, autrement dit à renverser le procédé de lecture opéré par lui, en revenant du sens spirituel au sens matériel. Les deux verbes « enlever » et « fuir » nous ouvrent alors le chemin vers la connaissance de ce fait que le sens spirituel avait refoulé.

   Après le départ des disciples, Jésus mit effectivement à exécution son propos de renvoyer la foule, et sans doute exploita-t-il tout son prestige et chercha-t-il les raisons les plus aptes à les convaincre. Mais il n’y parvint pas, et au contraire la tension latente entre lui et la foule éclata, dans une rupture où son autorité de prophète fut mise en échec. Les gens cherchèrent à s’emparer de lui, et il ne put leur échapper que par la fuite. Mais qu’avait dit Jésus au peuple pour que la mutinerie se soit transformée en émeute ? La foule était-elle parvenue toute seule à ce degré d’irritation, ou y avait-elle été poussée ? Quel était le but de leur tentative de capture ? Autant d’interrogations que d’énigmes, puisqu’il s’agit précisément de la substance de ce fait que les écrivains ont voulu occulter. Toutefois, Jean nous a permis de construire un schéma de ce fait, à la façon d’un modèle approximatif, qui nous aidera dans la poursuite de la recherche.



1984




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ti23100 : 30/05/2017