Dalmanoutha et Magadan :
une énigme géographique
Rappelons que le nom de «
Dalmanoutha » est une des énigmes géographiques les plus troublantes du nouveau Testament, car non seulement
ce lieu n’est pas nommé dans l’ancien Testament – contrairement à d’autres villes comme
Nazareth, etc. – mais il est aussi inconnu dans le reste de la littérature néotestamentaire. Mais le problème le plus épineux est que ce nom est si étrange et insolite qu’il ne peut être réduit à celui d’autres sites qu’au prix d’une transformation radicale. Alors qu’on pourrait espérer trouver quelques éclaircissements dans le passage parallèle de
Matthieu, celui-ci parle d’une autre localité, ou dénomme différemment la même localité : il ne s’agit plus de
Dalmanoutha, mais de
Magadan.
En dépit des recherches très subtiles faites par des
exégètes tels que
Herz,
Lighthoot,
Nestlé et d’autres, le cas est considéré comme insoluble. L’affirmation de
Lagrange est claire : «
Si l’on maintient la lecture Dalmanoutha, attestée par tous les onciaux, il faut renoncer à toute identification » (
M.-J. Lagrange,
L’évangile selon Marc, Le Coffre,
Paris, p. 194).
À mon avis, le problème n’apparaît comme insoluble que parce qu’on a cherché à le résoudre en suivant de fausses pistes. En effet, tous
les exégètes se sont entêtés à ne voir dans le mot «
Dalmanoutha » que le nom classé et reconnu d’une localité ; il est étonnant de constater
qu’ils ont oublié que les lieux, comme les personnes, peuvent avoir d’autres noms que ceux qui leur sont propres selon les systèmes de classification de la langue, et qui leur sont attribués par référence à des impacts d’expérience collective et de culture. Même si nous nous rencontrons avec des personnes et des choses en les saisissant par leur nom, ces personnes et ces choses sont marquées, désignées, et par-là nommées, par l’impact qu’elles ont eu dans notre existence. Il suffit de jeter un regard sur notre propre vie pour constater que, souvent, nous avons oublié le nom exact de lieux ou de personnes qui surgissent dans notre mémoire évoqués par des traits de souvenir : la rue « de l’école », la place « de l’ennui »… D’ailleurs, selon
J.-B. Vico, c’est par le biais de ce processus métaphorique que de nouveaux noms naissent par la suite, comme par exemple le « pont des soupirs », le « vieux pont », la « rue étroite ».
Les évangiles eux-mêmes témoignent que, dans le cercle
des douze, des noms à caractère sémiologique étaient imposés aux personnes, tels
Céphas ou
Boanergès. Il convient aussi de penser que, dans les récits néotestamentaires, des lieux de la
Palestine ont pu être nommés à partir d’événements de la vie de
Jésus et que des lieux, qui avaient sans doute des noms géographiques propres, en reçoivent de nouveaux en relation avec l’histoire biblique, comme
Massa Mariba,
Péniel,
Béthel, etc. Les écrits fondateurs de culture, comme le
Pentateuque et les
Évangiles, ne se rapportent au contexte historique et géographique réel qu’en le transformant, selon le rôle et les exigences du
héros : c’est moins la vie de
celui-ci qui s’inscrit dans un contexte historico-géographique que ce contexte qui s’insère dans la vie
du personnage.
On a coutume de traduire ainsi le passage de
Marc concernant
cette localité : «
il se rendit dans la contrée de Dalmanoutha », or cette traduction n’est pas exacte, puisque dans le texte il n’y a pas de correspondant à la préposition « de ». On devrait traduire «
il se rendit dans la contrée
Dalmanoutha », et pourtant, dans les autres passages où le mot « contrée » (
mere) revient, il est toujours suivi par un nom au génitif, correspondant à la préposition « de » : contrée de
Galilée (
Mt 2:22), de
Tyr (
Mt 15:21), de
Libye (
Ac 2:10). Pourquoi alors son omission dans ce texte ? On pourrait répondre que le mot est au nominatif et qu’on doit le lire en sous-entendant l’expression « qu’on appelle ». Mais cette expression est explicite dans des contextes analogues (
Jn 19:17), et il est difficile de comprendre pourquoi elle serait omise ici.
La phrase devient au contraire tout à fait lisible si
Dalmanoutha est un nom araméen non traduit, quoiqu’écrit en lettres grecques et donc non décliné. La contrée ne serait alors pas nommée en référence à sa ville principale ni à sa région, mais par son nom propre, qui la rend présente dans sa propre individualité. L’énoncé serait de la même forme grammaticale que « rue Saint-Pierre » ou « Ville-Saint-Pierre », ou « Baie Saint-Pierre ».
Mais le fait qu’il s’agit d’un nom qui n’est pas, à proprement parler, traduit, nous obligé à penser qu’il n’était pas suffisamment connu et qu’il n’était acquis que dans un cercle araméen restreint qui désignait
ce lieu par rapport au vécu d’un groupe social. En considérant que les noms populaires relèvent toujours de l’impact d’une expérience sociale et sont métaphoriques, il est possible de retrouver en déchiffrant le mot dans sa signification symbolique représentative, sinon le lieu, du moins l’impact qui l’a suscité.
En
l’interprétant métaphoriquement, il est possible de lire le nom ainsi :
- Dal

contracté de

(
deleth), avec la signification de
pars (le sein) ;
- Manou, de

selon l’étymologie vulgaire du mot « manne » (
Ex 16:15).
Le nom signifierait donc la
pars, le sein, ou la baie de la manne :

=
Dalmanoutha.
Je donnerai une lecture analogue du passage parallèle de
Matthieu «
Il se rendit vers les hauteurs de Magadan » (
Mt 15:39). L’instance grammaticale de l’énoncé est la même : on retrouve un nom qui n’est pas décliné et qui garde le son araméen, bien qu’il soit décliné en lettres grecques. En voulant le comprendre dans son sens métaphorique, selon la
praxis de l’étymologie populaire, on peut le lire ainsi :
- Mag(a), traduction de

, mage, magicien ;
- Dan

selon la signification qu’il reçoit en
Gn 30:6, «
Dieu m’a rendu justice » (de

= juger).
On peut donc lire : le magicien est jugé ;
Dieu a jugé le magicien.