La crise galiléenne

La reconstitution du fait refoulé

   Parvenus à ce point de la recherche, nous avons en main tous les éléments nécessaires pour reconstruire le fait refoulé dans les phases les plus marquantes de son déroulement.

   Une fois les disciples éloignés, Jésus s’approcha de la foule pour la renvoyer chez elle. Il était probablement sûr que le prestige de son autorité serait suffisant pour la persuader de renoncer à sa mutinerie et de prendre le chemin du retour avant la nuit. Sans doute utilisa-t-il l’éloignement des disciples comme preuve qu’il n’y avait de pain pour personne, puisque ses disciples s’en étaient allés pour avoir le temps d’acheter des provisions pour eux. Mais cette allusion au départ des disciples produisit un effet opposé car la foule avait cru qu’ils y avaient été allés pour leur ramener du pain. La communication de Jésus déçut donc l’assistance et l’irrita fortement : elle ne put voir dans ce geste qu’une tromperie et persista dans son refus de se disperser, exigeant de Jésus ce pain qu’elle avait demandé aux disciples.
   C’est à ce moment qu’il faut situer une partie du dialogue entre Jésus et la foule que nous avons exhumé du quatrième évangile. Devant l’irritation des gens, Jésus s’endurcit à son tour. Il leur reprocha de ne pas être venus pour entendre la parole mais pour être rassasiés, or l’homme ne vit pas seulement de pain mais doit avant tout rechercher la nourriture de l’esprit.

   Les pharisiens intervinrent : gardiens de l’orthodoxie et mandataires du pouvoir religieux, « tentateurs » et accusateurs à la fois, ils comprirent la mauvaise posture de Jésus et saisirent l’occasion de lui tendre un piège. Ils parvinrent à convaincre les pauvres mutinés que, puisqu’il n’y avait vraiment rien à manger dans ce lieu désert, c’était le meilleur moment pour que Jésus fasse descendre le pain du ciel et prouve ainsi qu’il était vraiment l’envoyé de Dieu : Moïse avait fait ainsi lorsque le peuple murmurait dans le désert.
   Peut-être que Jésus ne resta pas sans répondre avant que le peuple ne prenne sa décision. Le logion rapporté par Marc et les synoptiques montre qu’il leur répliqua, déclarant qu’à cause de la mauvaise foi de ses interlocuteurs, qui essayaient de tenter Dieu, cette génération n’obtiendrait pas de signe venant du ciel. Mais une fois que la foule eut accepté la proposition des pharisiens, devenant de ce fait arbitre et exécuteur du jugement de Dieu, Jésus ne pouvait plus échapper au défi. Comme tout prophète et homme de Dieu appelé à cette épreuve, on dut lui laisser le temps de prier Dieu ; il y alla effectivement mais, profitant du lieu désert et de la montagne, il s’enfuit.

   Ce défi, sorti du silence du texte, rend cohérent le texte défaillant de Marc. En effet, il permet de comprendre les motivations du départ des disciples, la décision de Jésus d’assumer en personne le renvoi de la foule, et l’omission dans le texte de ce renvoi. Il rend aussi compréhensible pourquoi l’évangéliste supplée à cette omission par la prière de Jésus.
   Ce fait explique la raison profonde qui avait conduit Marc à le substituer par le prodige de la multiplication des pains. Celle-ci n’est en effet que ce signe venant du ciel que le peuple avait demandé à Jésus : le pain que Jésus n’avait pas su donner fut offert en abondance par le Christ.