ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris


La crise galiléenne




La mise entre parenthèses du miracle et l’analyse du contexte :

La demande du signe et le refus de Jésus



Sommaire
Avertissement au lecteur

Mise entre parenthèses du contexte

Mise entre parenthèses du miracle
- Détermination du
   contexte
- Le manque de pain
- Demande du signe
   . Les variantes
   . Recherche du fait
   . Reconstitution
     du fait
- Marche sur les eaux
- Doute des disciples
- Les lieux
- Syllepsis des
   informations

. . . . . . . - o 0 o - . . . . . . .

La recherche du fait


   En me servant de ce schéma comme critère de reconnaissance, je procèderai maintenant à la recherche du fait lui-même, en supposant que Marc l’a retiré de son contexte et l’a placé ailleurs. Un groupe de récits a attiré mon attention plus que les autres, celui qui est centré sur la deuxième multiplication des pains. On y trouve trois épisodes : la multiplication elle-même, un voyage de Jésus et de ses disciples qui les mène dans une localité où ils sont retenus par les pharisiens, et la reprise du voyage en direction de Béthsaïda.

   Pour le deuxième épisode, je rapporterai la narration qu’en donne Marc : « Aussitôt il monta dans la barque avec ses disciples et se rendit dans la contrée de Dalmanoutha. Les pharisiens survinrent, se mirent à discuter avec lui et pour le tenter lui demandèrent un signe venant du ciel. Jésus, soupirant profondément en son esprit, dit : pourquoi cette génération demande-t-elle un signe ? Je vous le dis en vérité, il ne sera pas donné de signe à cette génération. Puis il les quitta et remonta dans la barque, pour passer de l’autre bord » (Mc 8:10-13).
   Ce voyage est étrange, puisqu’il n’est justifié que par un fait qui n’était pas prévu par ceux qui l’avaient entrepris : l’écrivain ne dit rien quant à son but, ni des circonstances qui le déterminent. Aussitôt que Jésus met le pied en Galilée, des pharisiens apparaissent, comme s’ils étaient toujours là à l’attendre pour lui demander un signe, et Jésus s’en va, sans regrets, comme si cet endroit ne pouvait lui offrir que cette scène. On a l’impression qu’il y va dans le but de voir ce spectacle pour y jouer lui-même un rôle déjà escompté. Ce voyage ne semble donc avoir d’autre réalité que celle du récit lui-même.
   Quant au prodige, on constatera que, tout en n’étant pas tout à fait le même, il ne se distingue du premier que par le nombre de pains, de poissons et de corbeilles, et aussi par des accents qui cependant ne changent pas la substance du fait. Ce n’est donc qu’un doublet : autre que le premier au niveau du récit, il est le même au niveau du fait. Son insertion dans ce contexte de l’évangile n’a donc qu’une fonction littéraire.
   Venons-en au troisième épisode, qui relate un trajet allant de Dalmanoutha à Bethsaïda. Or, le nom de Dalmanoutha ne désigne rien d’autre que le lieu où se serait passé le prodige de la multiplication, ainsi ce voyage ne ferait-il que se décalquer sur celui que les disciples avaient fait à cette occasion. Ce qui est encore plus surprenant, c’est que les disciples sont agités à cause du même problème que dans le premier passage, le manque de pain, et que Jésus leur reproche la même dureté de cœur qu’alors. Ce récit apparaît donc bien comme un doublet du premier.
   En résumé, je dirai que nous nous trouvons face à un épisode – la demande d’un signe par les pharisiens – pour lequel Marc crée une circonstance apte à l’inscrire dans un contexte déterminé par le prodige de la multiplication et le voyage des disciples de Dalmanoutha à Bethsaïda. Mais les épisodes de ce contexte n’étant que des doublets de deux séquences du récit de la première multiplication des pains, ils ne peuvent avoir d’autre fonction que d’éloigner la demande de signe du premier récit et, d’autre part, d’en permettre la compréhension. Il l’éloigne, en tant que récit autre, mais il l’approche dans la mesure où, au niveau des faits, c’est le même. Dès lors il faut conclure que cette demande du signe faisait effectivement partie de ce contexte des faits d’où il a été ôté à cause de la censure.

   Marc n’avait pas tiré cette information sur la demande du signe des informations populaires, mais du recueil des logia (voir) propre à la tradition apostolique. Or il faut préciser que les logia ne correspondaient pas toujours à des paroles effectivement dites par Jésus : elles y étaient quelquefois conformes, mais d’autres fois elles exprimaient l’interprétation que la tradition apostolique avait donnée des paroles de Jésus, parfois aussi c’étaient la traduction en paroles d’un comportement, d’une action, d’un geste de Jésus, lus à la lumière de la personnalité du Christ. Le logion de Jésus que Marc reproduit ici était de ce dernier genre. Le caractère de logion apparaît surtout par la prééminence de la parole sur le fait, qui n’est qu’en fonction d’elle. Il se montre aussi par l’expression solennelle « en vérité », qui la précède et qui lui donne un caractère d’oracle. Le genre particulier du logion se laisse entrevoir par le hiatus qui existe entre l’universalité de la parole et la situation contextuelle, qui apparaît tout à fait dépassée. La parole n’est pas une réponse aux pharisiens qui ont posé la demande, mais à la génération alors actuelle. Le sujet de cette parole est moins Jésus que le Christ, c’est-à-dire l’Église qui exprime en paroles une interprétation de Jésus.
   Marc savait que ce logion se rapportait à une circonstance précise de la vie de Jésus. Il traduisait en mots l’attitude que Jésus avait eue à l’égard du peuple lorsqu’il s’approcha de lui pour le renvoyer. La demande de ce signe et le refus de Jésus constituent la substance de ce fait que Marc avait retiré de la série des faits qui s’étaient passés sur la côte de Bethsaïda, pour laisser la place au récit miraculeux de la multiplication des pains. Le fait censuré était une honte qui portait atteinte à la personnalité christique de Jésus, il ne pouvait pas situer ce logion dans le contexte du miracle, puisqu’il en aurait trahi l’origine, il devait donc lui créer un contexte. Mais la relation que le logion a, malgré tout, avec ces événements l’empêche de le placer tout à fait hors de l’orbite de son sens, c’est dans ce but qu’il crée un doublet qui lui permet de tenir le logion à la fois loin et proche de cette circonstance cruciale de la vie de Jésus. Il en profite aussi, dans la mesure où il se sert du second doublet pour introduire des informations qu’il avait ôtées du premier voyage.

   Cette information qui nous vient de Marc est confirmée par le quatrième évangile, quand il relate la rencontre de la foule avec Jésus à Capharnaüm, le lendemain de la multiplication des pains. L’importance de ce passage relève de ce que, sous l’énigme de l’allégorie, il se rapporte à des faits qui s’étaient réellement passés, mais qui avaient été retirés de leur contexte propre pour faire place au prodige de la multiplication des pains qui leur a été substitué.
   Dans le deuxième chapitre, j’ai commencé à analyser le contenu de cet entretien, parvenant à découvrir que, dans ce rassemblement du littoral oriental de Bethsaïda, les gens étaient effectivement venus poussés moins par l’appel de la parole que par le besoin, et qu’ils avaient demandé à Jésus du pain. Je rapporte maintenant le morceau de dialogue que j’avais laissé en suspens : « Ils lui dirent : que devons-nous faire pour faire les œuvres de Dieu ? Jésus leur répondit : l’œuvre de Dieu, c’est que vous croyez en celui qu’il a envoyé. Quel miracle fais-tu donc, lui répondirent-ils, afin que nous le voyions et que nous croyions en toi ? Que fais-tu ? Nos pères ont mangé la manne dans le désert, selon ce qui est écrit. Il leur donna le pain du ciel à manger. Jésus leur dit : en vérité, en vérité je vous le dis, Moïse ne vous a pas donné le pain du ciel, mais mon père vous le donne, le vrai pain du ciel » (Jn 6:28-32).
   Dans la lecture de ce passage, n’oublions pas qu’il s’agit d’un discours allégorique où, par le passage des mots de leur sens littéral et factuel à un sens spirituel, la parole se coupe de sa référence aux faits pour se rapporter uniquement à l’événement de foi. Le dialogue s’articule sur quatre énoncés, correspondants aux informations suivantes : l’exhortation à la foi, la demande d’un signe, la mise en relation de ce signe avec la manne, le refus de Jésus de donner ce signe.
   En raison de leur sublimation allégorique, ces informations prennent leur sens par un contenu de foi : la foule est exhortée à croire que Jésus est l’envoyé de Dieu, elle demande un signe pour y croire, on fait allusion à la manne mais pour qu’elle soit opposée au véritable pain qui descend du ciel, Jésus ne donne pas ce signe car il est ce signe en personne, étant le pain qui descend du ciel. Mais si nous parvenons à déjouer l’allitération allégorique en mettant de côté le sens spirituel, les mêmes énoncés deviennent disponibles pour être réinsérés dans leur propre contexte réel et être compris selon leur sens littéral. Dès lors, l’énigme allégorique ne nous a servi que pour découvrir le fait caché et refoulé par la substitution du miracle.
   Dans leur substance, ces informations coïncident avec celles que nous avons relevées dans le récit de Marc. Dans les deux textes il s’agit de la demande d’un signe, et du refus de Jésus de le donner. Leurs différences, loin de s’opposer, concourent à donner au même fait des précisions de grand intérêt pour sa compréhension. Chez Marc, la demande de signe aurait été faite par des pharisiens ; chez Jean le signe venant du ciel aurait été mis en relation avec la manne, le pain qui descend du ciel. Rien n’empêche de les comprendre dans le déroulement d’un fait où la foule, à l’instigation des pharisiens, demande à Jésus un signe en appuyant sa demande sur le fait prophétique exemplaire de la manne dans le désert. Quant aux paroles avec lesquelles Jésus justifie son refus, elles ne constituent pas en elles-mêmes un problème, puisque chez Marc elles relèvent d’une interprétation que l’Église avait faite du refus, et que chez Jean elles apparaissent de toute évidence comme faisant partie du jeu allégorique.



1984




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ti23200 : 31/05/2017