ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


Auteurs Méthode Textes
Plan Nouveautés Index Liens Aide





Ennio Floris


Jésus le charpentier





Du fils naturel au fils de Dieu :
délire ou extase ?


Sommaire

Du fils naturel au fils de Dieu
Fils d’une adultère
La famille de Jésus
Délire ou extase ?
- Introduction
- L’esprit impur
- L’esprit saint
- Le délire
La solitude de Jésus
Qui est ma mère ?

La Métanoïa

Le défi et la crise

La bonne nouvelle




. . . . . . . . - o 0 o - . . . . . . . .

L’esprit impur


   Pour ses frères, Jésus était vraiment tombé en délire. S’agissait-il de l’interprétation qu’ils don­naient à l’abandon de la maison par Jésus, ou bien d’un phénomène particulier, de caractère psychique, lié à ce départ ? Il convient d’analyser de plus près les textes.

   Dans les synoptiques, deux péricopes se rapportent à cet événement : le récit concernant le baptême de Jésus par Jean (Mc 1:9-11 ; Mt 3:13-17 ; Lc 3:21-22), et celui de la tentation dans le désert (Mc 1:12-13 ; Mt 4:1-11 ; Lc 4:1-13). Si on tient compte de leur signification théologique, leur succession apparaît logique. En effet Jésus, en tant que fils de Dieu déclaré tel par le baptême, peut être tenté par le diable comme le fut le peuple dans le désert. Mais si on met ces considérations théo­logiques de côté, des contradictions apparaissent dans le texte. Comment Jésus peut-il se retirer dans le désert – « poussé » ou « conduit » par l’esprit – alors qu’il s’y trouvait déjà puisque Jean prêchait et baptisait « dans le désert » (Mc 1:4 ; Mt 3:1 ; Lc 3:2) ?
   Sans doute les évangélistes se trouvent-ils devant deux sources qui, tout en se référant au même événement, l’interprètent d’une façon différente. Ainsi, tandis que Matthieu et Luc se plaisent à relater dans les détails la tentation, chez Marc celle-ci est esquissée rapidement et sans le souci de l’expurger des traits qui sont en contradiction avec la théologie du récit.

   Marc écrit : « Aussitôt, l’Esprit poussa Jésus dans le désert, où il passa quarante jours, tenté par Satan. Il était avec les bêtes sauvages et les anges le servaient » (Mc 1:12-13). Si on soumet le texte à la « critique des formes », il se divise en deux parties selon l’appartenance des énoncés aux genres et aux traditions d’écriture.
   La première s’inscrit dans la tradition théologique deutéronomique, dont le thème fondamental est la tentation de Dieu par le peuple pendant les quarante ans dans le désert. L’emprunt de ce thème impli­querait chez l’écrivain une intention théologique, visant à interpréter un fait ou une donnée d’in­formation. La seconde – « aussitôt l’Esprit poussa Jésus dans le désert où… il était avec les bêtes sauvages » s’apparente aux récits des phénomènes concernant la folie et la possession par les démons.
   Dans la mesure où la première partie joue le rôle d’interprétant théologique, la seconde s’offre comme document d’information que l’écrivain chercherait justement à comprendre.

   Je ferai avant tout quelques remarques au sujet du verbe « poussa » (ekballei). Dans son sens propre, il signifie jeter dehors, chasser. Ce verbe appartient aussi au code de l’exorcisme : c’est l’esprit qui « jette » (ekballei) son possédé, mais aussi l’exorcisant qui « chasse » (ekballei) l’esprit. Qui est donc l’esprit qui « jette », « chasse », Jésus dans le désert ? Si on lit cette péricope dans sa suite logique avec la première, cet esprit ne peut être que celui-là même qui est descendu sur Jésus sous forme de colombe.
   Mais, dans cette subordination des textes, Marc n’a pas osé modifier le verbe qui lui opposait résistance. Il convient alors de penser qu’il s’agissait d’une information qui remontait à la famille de Jésus et qui concernait précisément ce départ dans le désert qui, pourles frères, fut le signe que Jésus était aliéné et possédé par l’esprit impur. Marc a laissé sa source presque intacte, se contentant de la couper par le thème théologique de la tentation. D’après celle-ci, Jésus avait été poussé dans le désert par l’esprit de Satan, et il y avait vécu en compagnie des « bêtes sauvages », geste d’aliéné typique d’une aliénation qu’on connaissait depuis longtemps et dont on avait toujours des exemples.

   Que Marc ait eu sous les yeux une telle source est confirmé par les modifications que Matthieu et Luc apportent dans leurs textes parallèles.
   En tout premier lieu, Matthieu et Luc changent le verbe. Pour Matthieu, l’esprit a transporté (anekte) Jésus dans le désert, comme s’il l’avait soulevé et pris dans ses propres mains. Mais ce verbe ne réussit pas tout à fait à écarter le soupçon qu’il s’agissait de l’esprit mauvais. En effet Matthieu affirme dans le même récit que le diable, le tentateur, « transporte » (paralambanei) Jésus dans la ville sainte et ensuite sur une montagne. Or, quoique les verbes soient différents (anagein et paralambein), l’action reste la même. Cela donne motif de croire qu’il s’agit du même esprit, c’est-à-dire que l’esprit qui a porté Jésus dans le désert n’est autre que le diable qui l’a transporté dans la ville sainte et dans la montagne.
   C’est pour ôter tout doute que Luc épure le texte, le soumettant complètement aux exigences théo­logiques. Jésus n’est ni « poussé » ni « transporté », mais « conduit » (égeto) dans le désert, non « par » l’esprit mais « en » esprit, et alors qu’il était « plein du Saint Esprit » (Lc 4:1). Il n’y a donc plus de tension entre les deux sources. Il est vrai que, chez Luc aussi, Jésus est conduit par le diable tentateur, comme il l’a été par l’Esprit Saint, mais ce verbe n’implique aucun asservissement de la personne de Jésus, le laissant libre de suivre ou de refuser celui qui le conduit.

   Quoique nous ne puissions pas encore connaître le contenu et la nature de ce phénomène, cette exégèse précise deux choses : que les frères de Jésus ont vraiment cru qu’il était aliéné, et que l’origine de cette aliénation était démoniaque.
   Une lecture plus approfondie du passage concernant la tentative de saisie de Jésus nous confirmera dans cette conviction. En effet, Marc inscrit l’information concernant la venue de la mère et des frères de Jésus à Capharnaüm dans le contexte d’une controverse, où des scribes venus de Judée accusent Jésus de chasser les démons par le prince des démons et d’être possédé par un « esprit impur » (Mc 3:22-30). Or si nous lisons le récit selon son instance syntagmatique, on trouvera que les frères crient que Jésus est « hors de lui-même », tandis que les scribes affirment qu’il est possédé par un esprit impur. Mais si nous portons notre attention sur l’instance anadygmatique du récit, c’est-à-dire sur le parallélisme des énoncés, on découvrira que le fait de le croire hors de lui-même est parallèle au fait de croire qu’il est possédé d’un esprit impur. À ce niveau les deux expressions sont équivalentes, même si elles n’ont pas le même accent, puisque l’une met en relief l’aspect maladif et fatal du phénomène et l’autre son caractère de méchanceté et de culpabilité.




c 1976




Retour à l'accueil Délire ou extase ? Haut de page L'esprit saint      écrire au webmestre

tk131000 : 17/06/2020