Sommaire
Du fils naturel au fils de Dieu
La Métanoïa
Le défi et la crise
Introduction
Jésus en Galilée
Jésus dans le désert
- Du baptême au désert
- Analyse référentielle
. Les textes
. Analyse des énoncés
. Le traitement de l’information
- En-deçà de la folie
- Dénouement de la crise
La bonne nouvelle
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Analyse référentielle du fait : analyse des énoncés
Si, par sa brièveté, le texte de Marc nous apparaît comme un résumé de celui de Matthieu, par sa forme et son contenu il se manifeste au contraire comme une note d’information, à l’état de croquis d’observation. Les énoncés, en effet, ne s’articulent pas en phrases mais se suivent par juxtaposition, chacun demeurant clos en lui-même, quoiqu’ils se réfèrent au même sujet. Quant au contenu il surprend par son étrangeté qui le rend presque incompréhensible.
Les exégètes, habitués à expliquer les divergences des synoptiques comme des différences formelles de langage dues au style ou à l’hétérogénéité des sources, se trouvent désemparés.
Mais si on admet que la source des évangiles, au niveau de l’information, est juive et anti-christologique, l’énigme se dissipe. Le texte de Marc ne serait qu’une première interprétation christologique d’une information qui, à l’origine, venait des témoignages oculaires que les juifs avaient exploités comme chef d’accusation contre Jésus.
L’importance du fait relaté est telle qu’elle m’oblige à soumettre le texte à une critique référentielle afin de le déterminer dans son sens premier. Dans cette critique, je chercherai d’abord à isoler l’information originelle de base, puis suivrai le processus rédactionnel en tenant compte surtout de l’action de la censure.
Dans la première proposition, il convient de porter notre attention sur le verbe « exballo », dont le sens général est « faire sortir ».
Dans le Nouveau Testament, on le trouve employé pour désigner l’éloignement, le renvoi, mais aussi l’envoi, quoique rarement, par une extension du sens. Dans son sens propre, il prend le sens de chasser, de rejeter, impliquant un rejet et une expulsion.
On le retrouve dans la littérature biblique dans deux champs sémantiques, dont l’un se rapporte aux différents codes de punition, et l’autre à la pratique de l’exorcisme. C’est Dieu qui chasse – de la terre ou d’une condition sociale – en punition d’une faute. Il chasse Adam et Ève du paradis (Gn 3:24), pharaon du pays (Ex 6:1), les ennemis du peuple (Ex 23:28-30), les Cananéens (Ex 33:2), les nations ( Dt 11:23), le peuple lui-même du pays que Dieu lui a donné (Dt 29:27). Ce même sens a cours dans le Nouveau Testament ( Mt 21:39 ; 21:12 ; Lc 4:29 ; 6:22 ; Jn 6:37, etc.). Dans l’exorcisme, c’est l’homme qui chasse les démons (Mt 12:26-27 ; 17:19, etc.).
Ce verbe avait aussi un emploi, dans lequel celui qui chasse n’était pas l’homme mais l’esprit impur lui-même. Sans doute cet emploi dérivait-il de l’assimilation de la démonologie par la pensée juive car, tandis que dans l’ancien judaïsme le mal était attribué à Dieu au même titre que le bien, dans la période postexilique et surtout au temps de Jésus Dieu était censé être auteur du bien, le mal étant compris comme œuvre du démon.
L’être chassé de la communion des hommes – que nous considérons aujourd’hui comme atteint de dépression nerveuse, mutisme, rupture de communication, isolement aussi bien physique que psychique – était considéré sous l’effet d’une possession démoniaque. Estimant que le diable vivait dans la solitude des « lieux déserts », l’homme qui fuyait la conversation, et surtout celui qui s’écartait dans des lieux solitaires et dans le désert ne pouvait apparaître aux yeux des gens, s’il ne donnait pas des signes prophétiques, que comme « chassé » par l’esprit impur. Le cas était même codifié, puisqu’une ordonnance frappait les victimes de dépression : « Si on a été déporté (loin de son habitat) par un mauvais esprit, on ne peut se mouvoir que de quatre coudées ».
Jésus fut-il chassé dans le désert par l’Esprit de Dieu, ou par l’esprit mauvais et impur ? On remarquera que, dans le texte de Marc, le mot esprit est sans attribut. Il prend le sens d’Esprit Saint seulement en ce que l’énoncé est lié à la péricope de la descente de l’Esprit, ce sens est donc rédactionnel. D’autre part, il est pour le moins étonnant que Marc ait employé le verbe « exballo », s’il n’y a pas été contraint par un document d’information, puisqu’il jette ainsi le soupçon d’une culpabilité et d’une « possession » de Jésus par les démons. Dès lors l’hypothèse qu’il se réfère à une source anti-chrétienne et visant à faire croire que le séjour de Jésus dans le désert était l’effet d’une possession démoniaque demeure possible.
Quant au deuxième énoncé, il convient de remarquer que la détermination du séjour de Jésus dans le désert par la référence aux « quarante jours » et à la tentation est sans aucun doute rédactionnelle. Les quarante jours désignent en effet moins une période historique qu’une thématique de la théologie biblique de l’histoire. Le peuple aurait vécu dans le désert quarante ans, tandis que Moïse demeure sur la montagne et Élie dans le désert « quarante jours ». La tentation, elle, relève d’une thématique deutéronomique et constitue un passage obligé de l’homme de Dieu, dans le but d’éprouver sa fidélité à Dieu. La tentation venait alors de Dieu, quoiqu’exercée par Satan. Le livre de Job en constituait le récit exemplaire.
Dans l’hypothèse où Jésus fut expulsé dans le désert par l’esprit impur, il ne pouvait pas être tenté par Satan, puisqu’il était déjà possédé par lui. Le diable ne tente que l’homme juste, dans le but précisément de l’éloigner de Dieu et de le soumettre à son pouvoir. Toujours dans cette hypothèse, il est logique de penser que le verbe « tenter », étant rédactionnel, en remplace un autre qui ne devait signifier que l’action de Satan sur un homme déjà en son pouvoir. Dans le cadre de ce champ sémantique, deux verbes s’offrent à notre considération : « enoclomenos » ou « oxlomenos », que nous trouvons chez Luc (Lc 6:18 ; Ac 5:6), et « bazanizomenos », dans les synoptiques ( Mc 5:7 ; Mt 8:29 ; Lc 8:28). C’est évidemment le second verbe qui s’impose, car il a le sens de tourmenter, d’agiter, et donc d’être tourmenté, agité, par Satan.
La troisième proposition s’inscrit dans le même champ sémantique. L’expression « être avec les bêtes sauvages » se rapportait à une pratique de vie solitaire, loin de tout habitat, qui rendait l’homme, aux yeux des gens, semblable aux bêtes sauvages.
Aristote lui-même avait affirmé, dans sa Politique, que celui qui se coupe de la vie sociale est un dieu ou moins qu’un homme, autrement dit une bête. Les juifs avaient la même conception. Celui qui vivait en solitaire poussé par l’Esprit de Dieu ne pouvait survivre que par l’aide de Dieu lui-même, au moyen des anges. Tel, par exemple, Élie lorsqu’il se réfugia dans le désert pour fuir la persécution de Jézabel, ou Agar chassée par Abraham. Mais si l’homme y était poussé par l’esprit mauvais, il ne pouvait vivre que dans le cadre d’une déchéance, en s’accoutumant avec les animaux sauvages.
Dans la Bible, l’épisode de Nabuchodonosor en constituait un cas typique : il fut chassé du milieu des hommes et sa demeure fut avec les bêtes des champs (Dn 4:28-30). Ce phénomène était considéré comme le fruit d’une aliénation, dans le cadre d’une punition de Dieu et d’une possession par le diable : l’homme vivait avec les animaux sauvages et devenait semblable à eux lorsque le péché avait effacé en lui l’image de Dieu.
Étrangement, le texte de Marc semble être en relation de dépendance avec celui de Daniel. En mettant en parallèle les deux textes, on trouve : « et avec les bêtes des champs sera sa demeure » (Dn 4:29) et « et (il) était avec les bêtes » (Mc 1:13). Ainsi l’affirmation de l’évangile apparaît-elle comme un découpage de celle de Daniel, modifié par le changement de temps du verbe. En rétablissant l’information dans son intégrité on pourrait lire : « Et avec les bêtes des champs était sa demeure ».
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