Sommaire
Du fils naturel au fils de Dieu
La Métanoïa
Le défi et la crise
Introduction
Jésus en Galilée
Jésus dans le désert
- Du baptême au désert
- Analyse référentielle
- En-deçà de la folie
. Introduction
. Tableau synoptique
. À Nazareth
. L’homme du rejet
- Dénouement de la crise
La bonne nouvelle
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En-deçà de la folie et de la christologie : À Nazareth
Il s’agit d’une péricope biographique, que Matthieu et Luc, à la suite de Marc, placent à Nazareth, et le quatrième évangile à Capharnaüm lors de la rencontre de Jésus avec les juifs après la multiplication des pains. Son importance relève de ce qu’elle se rapporte à ce que les gens de sa ville natale pensaient de l’origine de Jésus. Mes remarques porteront sur la valeur référentielle du bouleversement des gens, de la reconnaissance de Jésus, du scandale, de la réponse de Jésus et de la fin de la rencontre.
On remarquera, chez Marc et Matthieu, l’emploi du verbe « exblesso », qui signifie être effrayé, troublé, bouleversé. Pourquoi ce verbe et non, par exemple, « thamazein » avec le sens faible d’étonner ? La raison en est que les gens sont moins touchés par la profondeur ou l’élévation de l’enseignement de Jésus que par le doute au sujet de son origine et de sa nature. Sa doctrine leur apparaît sans doute savante et étonnante, et ils se sentent dépassés par elle, mais d’où vient-elle ? De Dieu ou du démon ? Peut-elle venir de Dieu, alors qu’elle est annoncée par ce Jésus dont tout le monde connaît l’origine ? Le verbe exprime donc la nature du doute : les gens ne sont pas étonnés, émerveillés, par la noblesse de la doctrine de Jésus, ils sont effrayés, bouleversés, à cause de l’énigme que pose son origine.
Ce sens est mis en évidence par la censure opérée par le récit de Luc, qui remplace le verbe « exblesso » par « taumazei » (étonner), donnant pour cause à l’étonnement « la grâce qui sortait de sa parole ».
Quant au doute sur son origine, il est exprimé ainsi par Marc : « N’est-il pas le menuisier, le fils de Marie ? ». Je remarquerai que Jésus est considéré comme un homme adulte, non seulement reconnu par sa profession mais comme étant « le » menuisier ; il semblerait donc qu’il n’y ait pas d’autre menuisier dans le village. Mais, chose étonnante, sa génération n’est pas déterminée, comme cela se doit, par rapport à son père mais à sa mère : « le fils de Marie ». Or on ne désignait quelqu’un par la génération de sa mère que s’il était bâtard : tout homme n’avait de personnalité légitime que par référence au père, même si celui-ci était mort. L’interrogation des gens peut donc se traduire ainsi : d’où vient sa doctrine, s’il est un bâtard ? Pourrait-elle venir de Dieu si celui qui la propage vient du péché ?
Ce sens apparaît de façon évidente si on suit le processus de censure chez les autres évangélistes. En effet, Matthieu modifie le texte de Marc en faisant dire aux gens non pas « n’est-il pas le menuisier ? », mais « n’est-il pas le fils du menuisier ? ». Étant reconnu par sa relation au père, Jésus devient ainsi un fils légitime, l’allusion à sa mère devenant accessoire.
La censure devient plus radicale chez Luc, pour qui les gens auraient simplement dit « N’est-il pas le fils de Joseph ». Le menuisier disparaît pour céder sans ambages la place au père, reconnu par son propre nom.
Dans le quatrième évangile, le souci d’effacer tout doute au sujet de son origine illégitime va plus loin, puisque les mêmes gens ne connaissent pas que son père, mais aussi le père et la mère de celui-ci. Jésus s’inscrit donc dans le cadre d’une généalogie légitime.
Mais, dira-t-on, et les frères de Jésus ? Dans la mesure où Jésus est « le » fils de Marie, ou même « le » fils du menuisier, on peut légitimement penser qu’il était enfant unique – bâtard ou légitime – et que ceux qui sont appelés « ses frères » n’étaient que des cousins germains. L’hypothèse selon laquelle Jésus aurait habité auprès de son oncle est ainsi confirmée.
En ce qui concerne le scandale, chez Marc et Matthieu il n’est pas provoqué par ce que Jésus aurait dit mais par sa personne elle-même (en auto), et avec raison, puisque les gens doutaient parce que Jésus agissait en prophète alors qu’il était un bâtard. Pour éviter ce sens, le scandale est omis par Luc. Il réapparaît dans le quatrième évangile, mais en n’ayant pas pour cause la personne de Jésus, mais son affirmation selon laquelle il fallait manger sa chair et boire son sang. L’origine illégitime est ici aussi refoulée.
Dans la réponse de Jésus, il convient de porter notre attention sur le mot « atimos ». Un prophète est « sans honneur », et donc déshonoré dans sa patrie. Dans son texte, Marc affirme aussi « parmi ses parents », proposition omise par Matthieu. Cela confirme d’une part que le fondement du bouleversement des gens était déshonorant pour Jésus, et d’autre part que la famille de Jésus y était impliquée. Luc, quant à lui, change de mot, remplaçant le prophète « sans honneur » par le prophète « non-reçu ». Le mot, par contre, réapparaît dans le quatrième évangile, mais pour être contredit par l’accueil bienveillant que Jésus reçoit en Galilée.
Chez Marc et Matthieu, la fin de la rencontre est morne : constatant le manque de foi en son prophétisme, Jésus n’aurait pas accompli de miracles, mais seulement des guérisons, selon Marc, et selon Matthieu il n’aurait fait que peu de prodiges.
Elle apparaît par contre tragique chez Luc, puisque les juifs en colère le chassèrent de la synagogue, le menant au bord du précipice pour le jeter en bas et le tuer. Mais pourquoi cette colère, alors que les gens avaient été émerveillés par la grâce qui sortait de sa bouche ? C’est que Jésus avait fini son sermon en annonçant la réprobation d’Israël et l’élection des païens (Lc 4:25-27). Sans doute que Luc, ayant trouvé l’information relatant l’aboutissement réel de cette rencontre – que Marc avait omis – a-t-il voulu l’insérer dans son récit. Mais évidemment, il a dû trouver une motivation qui en faisait retomber la responsabilité exclusivement sur les juifs. D’ailleurs l’allusion au rejet d’Israël doit être moins attribuée à Jésus qu’à l’Église, puisqu’elle est indice d’une rupture déjà consommée entre le christianisme et le judaïsme.
Le rejet de Jésus hors de la synagogue s’offre par contre comme une nouvelle venant de la source d’information que Luc a cru bon de ne pas soumettre à sa censure. Ôtée de la justification rédactionnelle de Luc et replacée dans le récit de Marc, elle nous éclaire d’une façon surprenante sur l’influence de son origine bâtarde sur la carrière de Jésus. Ses compatriotes non seulement ne crurent pas à sa mission, mais constatèrent qu’il se présentait en habits de prophète, lui né de l’adultère. Chassé par l’esprit impur dans le désert, il est ici chassé par la synagogue. On a effectivement pu croire qu’il avait été chassé par le diable, puisqu’il avait été chassé de la société dès sa naissance.
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