– Que les témoins du vol montent sur l’estrade pour l’interrogatoire.
(Maria, Pierre et Jean quittent leur siège au bord du prétoire et s’installent sur l’estrade. Nicodème reste debout derrière eux).
PILATE
(À Maria).
– Est-il exact que tu t’es rendue au tombeau avec une amie avant l’aube oindre le corps de Jésus, le lundi après Pâque ?
MARIA
– Oui ! Avec Salomé.
PILATE
– C’était bien trop tôt, me semble-il, car à vous deux seules, vous n’auriez pas pu rouler la pierre ; à moins... que vous n’ayez prié le défunt de vous l’ouvrir ! (Il sourit).
MARIA
– J’étais certaine que Joseph aurait chargé son jardinier de tout préparer avant l’aube pour cette onction.
PILATE
– Pourquoi avoir choisi cette heure ?
MARIA
– Pour qu’à l’aube du troisième jour, l’âme de Jésus puisse aller en paix au Schéol auprès de ses pères, une fois son corps purifié par la sainte onction.
PILATE
– Ah ! Ne croyais-tu pas alors que Jésus devait ressusciter ?
MARIA
– Non ! Je voulais seulement accomplir cet ultime service pour un mort, pour qu’il aille en paix auprès de ses pères.
PILATE
– Qu’avez-vous fait ensuite, quand vous avez trouvé la pierre roulée ?
MARIA
– Nous sommes tombées en pleurs ! Une fois apaisées, nous nous sommes demandées pourquoi le tombeau était vide. Salomé était convaincue du vol, moi je penchais plutôt pour le déplacement du corps par des envoyés de Joseph qui redoutait ce méfait. Toutefois, j’ai conseillé à Salomé de l’avertir, ainsi que les frères. En larmes, j’ai entrepris de rechercher le corps de JJésus.
PILATE
– Où l’as-tu recherché ?
MARIA
– Dans le jardin, dans l’espoir de trouver une autre tombe, ou une fente de rocher, où le corps aurait pu se trouver.
(Le Procurateur demeure pensif, sous le coup à la fois de la tendresse et du soupçon).
NICODÈME
– Vous pouvez constater, Procurateur, que Maria est spontanée et totalement sincère et que son projet d’avertir les frères et Joseph, ainsi que ses larmes, démontrent bien qu’elle n’est pas complice d’un vol.
PILATE
– Sans doute. Il n’empêche qu’elle a pu inconsciemment servir d’instrument à des voleurs.
(S’adressant à Pierre et Jean).
Et vous ? Prévenus par Salomé, vous êtes-vous alors rendus au tombeau ?
PIERRE
– Non ! Nous étions déjà en route pour y aller !
PILATE
– Vous saviez donc que Maria y était pour accomplir l’onction du corps de Jésus ?
PIERRE
– Oui, nous le savions.
PILATE
– Pourquoi, alors, ne pas l’avoir accompagnée ?
JEAN
– Vous connaissez nos coutumes, Monsieur le Procurateur ! L’onction est un rite qui est l’apanage des femmes, pour les vivants comme pour les morts.
PILATE
– Et pourtant, vous avez ressenti le besoin de vous y rendre une fois l’onction accomplie !
PIERRE
– Maria tardant à venir nous informer du bon déroulement de sa mission, nous craignions qu’elle ait pu être victime de quelque mauvais coup.
PILATE
– Venant du défunt ?
JEAN
– Non voyons, monsieur ! Des vivants ! Nous savions que les Juifs avaient mal supporté que Joseph ait offert son tombeau à un maudit pendu au bois. Ils avaient projeté, pensions-nous, de retirer du tombeau le corps de Jésus pour le jeter dans la fosse des maudits.
PILATE
– Vous craigniez donc pour Maria des ennuis sérieux de leur part ?
JEAN
– C’est exact !
PILATE
– Je m’étonne cependant que, malgré cela, vous ayez laissé partir Maria seule, sans aucune vigilance de votre part. Elle était pourtant votre amie... et l’épouse de votre maître !
PIERRE
– C’est vrai ! Mais après la mort de Jésus, nous étions à la fois attristés et dispersés, redoutant d’être persécutés...
PILATE
– Mais vous aviez aussi un esprit de revanche, cherchant à répondre au projet des Juifs par un acte qui les aurait retenus de profaner le corps de Jésus !
PIERRE
– Dans cet esprit, qu’aurions-nous décidé de faire, à votre avis ?
PILATE
– Enlever le corps de Jésus de son tombeau, pour le mettre en lieu sûr !
JEAN
– Non, Monsieur, nous n’étions pas animés de cet esprit. Au contraire, comme vient de le dire Pierre, nous étions affligés et honteux, fuyant sous le coup de la peur.
PILATE
– Cependant, le souci qui minait l’esprit de Maria n’était pas que les Juifs dérobent le corps de Jésus, mais que vous, ses disciples, l’ayez enlevé. Elle a fouillé le jardin du tombeau pour tenter de le retrouver, cela suppose qu’elle soupçonnait votre intention, arrêtée pendant la Pâque, de faire disparaître le corps de Jésus.
JEAN
– Nous ignorions tout du projet que Maria nous prêterait. Peut-être, en a-t-elle eu la conviction après sa découverte du tombeau vide ? Il lui était intolérable que Jésus, une fois mort, ait pu subir un tel affront. Elle a pensé que Joseph avait fait échouer le projet des Juifs en retirant du tombeau le corps de Jésus. À ce moment-là, elle ignorait encore que Jésus lui-même, par sa résurrection, avait déjoué leur intrigue.
PILATE
– Habile réponse que la vôtre, qui cependant est contredite par une plainte que les Juifs ont porté contre vous, vous accusant d’avoir, vous-mêmes, fait disparaître le corps de Jésus du tombeau, afin de proclamer qu’il est ressuscité.
PIERRE
– Et vous croyez cela ?
PILATE
– Je ne crois ni les accusations des uns, ni la défense des autres, mais je les passe au crible de la critique afin de juger selon la vérité.
JEAN
– Il est évident que nos adversaires nous accusent, en retournant l’accusation que nous portons contre eux en déposant plainte.
PILATE
– Il n’en demeure pas moins que vous êtes accusés et que, malheureusement pour vous, vous nous donnez motif de croire à votre culpabilité en la matière !
PIERRE
– Et quelles sont les motivations de vos soupçons ?
PILATE
– Non seulement la crainte que le corps de Jésus ait été dérobé par les Juifs, mais aussi son détournement par vos soins. Supposerai-je que vous étiez plus inquiets à cause de la seconde que de la première ?
PIERRE
– En revenant sur mon état d’esprit d’alors, je reconnais que mes craintes concernaient les ennuis que Maria aurait pu avoir de la part de Juifs, et pas le moins du monde d’hypothétiques machinations de la part des disciples de Jésus !
PILATE
– Tu mens, Pierre ! Ou alors, tu n’arrives pas à pénétrer dans tous les détours de ton propre esprit ! Par contre, j’ai la prétention d’y parvenir ! À partir du témoignage de Salomé, tu n’étais pas certain que le vol ait été commis par les Juifs ou par les disciples ; plus précisément, si vos émissaires avaient réussi à emporter le corps de jésus ou s’ils avaient échoué dans leur tentative.
PIERRE
– C’est faux ! Nous nous interrogions pour savoir si le tombeau était vide parce qu’on avait volé son corps, ou parce que Jésus était ressuscité. Nous sommes entrés dans le sépulcre avec la seule intention de découvrir les indices du vol ou ceux de la résurrection.
PILATE
(S’adressant brusquement à Maria).
– Est-ce que Pierre et Jean, à la sortie du tombeau, ont fait mention des signes de la résurrection ?
MARIA
– Oui, ils ont parlé de signes, mais sans préciser si c’étaient ceux de la résurrection.
PILATE
– Vous voyez bien ! La résurrection était encore refoulée dans votre esprit. Les traces trouvées dans le tombeau vous ont bien convaincu qu’il s’agissait des indices abandonnés par vos complices en emportant le corps... Et vous avez été heureux de pouvoir prétendre ensuite que Jésus était ressuscité. Mais vous n’aviez pas eu encore le courage de le dire, même pas de vous l’avouer à vous-mêmes. Vous êtes sortis du tombeau sereins, sans remords, seulement surpris que Maria ait pu encore pleurer... Et vous vous en êtes allés sans vous soucier de ses états d’âme !
JEAN
– Cette accusation est monstrueuse !
PILATE
– Alors, de quels signes pouvez-vous donc témoigner ?
PIERRE
– Les bandelettes...
PILATE
– ... Celles que vos émissaires ont bien mises en évidence pour faire croire que Jésus s’était délivré lui-même ?
JEAN
– Et le suaire ? Vous ne le prenez pas en considération ?
PILATE
– Certes ! Mais pas comme le signe de la résurrection de Jésus, mais comme celui de sa simulation par vos complices. Quant à Jésus, s’il avait été ressuscité, aurait-il eu besoin d’en donner le signe ?
PIERRE
– Vous nous jugez en faisant état de mensonges, Monsieur le Procurateur.
PILATE
– Pêcheur, ne vas pas au-delà de tes filets ! Tu portes atteinte à un juge, dont la mission est d’établir la vérité. En ce moment, je ne juge pas, mais je cherche à établir si l’accusé ou le témoin agit selon la vérité. Recherche donc la vérité, car la vérité est à ta recherche !
NICODÈME
– Soyez indulgent, Monsieur le Procurateur, car cette accusation est accablante !
PILATE
– C’est à vous, Monsieur, de le délivrer de ce poids écrasant !
(S’adressant à Maria).
Je t’ai laissée, Maria, tourner en rond dans le jardin à la recherche du corps de Jésus, et dans l’espoir de la venue du jardinier. As-tu pu rencontrer l’un ou l’autre ?
MARIA
– Je m’étais épuisée à ce va-et-vient. Quant au corps de Jésus, j’étais certaine en fin de compte qu’il me serait impossible de le retrouver, car il avait dû être caché ailleurs. Il ne me restait plus qu’à attendre la venue du jardinier.
PILATE
– Et il est venu ?
MARIA
– Je l’ai vu devant moi, dès que je me suis relevée de sous le grenadier, sous lequel je m’étais étendue...
PILATE
– L’as-tu reconnu ?
MARIA
– Oui ! Il était devant moi, debout, et il me fixait du regard.
PILATE
– Tu le connaissais déjà ?
MARIA
– Ah ! Non !
PILATE
– Alors, comment l’as-tu reconnu, si tu ne le connaissais pas ?
MARIA
– Parce que dans ce lieu et à ce moment-là, ce ne pouvait être que lui !
PILATE
– Avait-il un aspect humain ou l’apparence d’un esprit ?
MARIA
– C’était un homme réel, certainement !
PILATE
– Quel visage avait-il ? Était-il vieux ou jeune ? Quelle était la couleur de ses yeux ? Châtains ou noirs ?
MARIA
– Monsieur le Procurateur... Une femme bien élevée, une femme comme il faut, ne regarde jamais un homme en face.
PILATE
– Alors, comment peux-tu savoir s’il était un homme si tu ne l’as pas vu ? Et si tu ne le connaissais pas déjà ? Es-tu voyante ou sorcière ?
MARIA
– Non, Monsieur, une femme n’a pas besoin de sorcellerie pour apprécier si un homme se trouve devant elle.
PILATE
– Bien ! Que t’a-t-il dit ?
MARIA
– Il me regardait en silence, Monsieur. C’est moi qui ai engagé la conversation, lui demandant très courtoisement et ravie : « S’il te plait, cher homme, dis-moi où tu as mis le corps de Jésus, afin que je puisse l’oindre ».
PILATE
– Et alors ?
MARIA
– Sa seule réponse a été : « Maria », mais avec cette douceur de ton avec laquelle il m’appelait habituellement.
PILATE
– Qui t’a répondu ? Le jardinier ? Comment pouvait-il connaître ton nom si tu ne le connaissais pas ? (Avec une ironie d’autant plus maligne et blessante qu’elle est voilée). Ah ! Il t’a appelée comme quelqu’un interpellerait une prostituée !
MARIA
(Blessée à vif, mais imperturbable).
– Assurément non ! Mais comme un homme s’adresse à la femme qu’il aime !
PILATE
– Mais alors, qui était donc cet homme ?
MARIA
– Jésus, le ressuscité ! Ne l’avez-vous pas encore compris, Monsieur le Procurateur ?
PILATE
– Allons donc ! Une de ces ombres matinales dans laquelle tu as projeté l’image de ton amant ?
MARIA
– Non, Monsieur ! C’était celui que j’aime qui m’a couverte de son ombre.
PILATE
– Tu reconnais donc que ce n’est pas un esprit qui a abusé de ta naïveté, mais qu’il y avait bien devant toi un homme de chair et de sang ?
MARIA
– Oui, j’avoue l’avoir vu en son âme et en son corps.
PILATE
– Tu en es témoin ! (Se tournant vers Pierre et Jean). De l’aveu même de Maria, l’accusation que les Juifs portent sur vous est bel et bien confirmée. Vous vous êtes saisis du corps de Jésus dans son tombeau, vous avez simulé sa résurrection, et vous avez envoyé à Maria un homme, sans doute un comédien de cirque, qui s’est fait passer pour son époux ressuscité !
(Cris de révolte de Pierre et Jean, Maria éclate en sanglots, tandis que Nicodème leur fait signe de se calmer. Grand silence dans la salle. Pilate retourne dans sa chaire. Sur son visage se lit une tension intérieure, entre commotion et dédain).