ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


                              Auteurs Méthode Textes
  Plan Nouveautés Index Liens Aide





Ennio Floris



Autobiographie








Au collège

En vacances



P. Danet : Magnum dictionarium latinum et gallicum, MDXCI 



EN SARDAIGNE



LE DÉPART



L’ITALIE

Au collège d’Arezzo
-  L’arrivée au collège
-  Le collège
-  L’état des lieux
-  Un mois d’eau d’oignon
-  Parmi les meilleurs
-  La clochette des soeurs
   cloîtrées
-  La poésie d’amour
   de Dante
- En vacances

Le Noviciat

Philosophie et départ


PUIS LA FRANCE



............................................

anciulla selvaggia
che i grandi occhi neri volgi
smarrita
sui limoni in fiore,
Maria,
chi sei tu ?
Una Dea forse che mi appare
in sembianza di pastorella
per rivelarmi il mistero della vita
col suo gioco d’amore ?

    Jeune fille sauvage
    qui tournes tes grands yeux noirs,
    égarée,
    vers les citronniers en fleurs,
    Maria,
    qui es-tu ?
    Es-tu une déesse qui m’apparaît
    sous l’aspect d’une pastourelle
    pour révéler le mystère de mon existence
    par son jeu d’amour ?


    J’ai composé ces vers il y a bien longtemps, alors que je terminais ma quatrième année de lycée dans un collège de Toscane et avais eu la permission de pas­ser quelques semaines en Sardaigne.
    Un jour de vacances, invité à la campagne par une famille amie, je me suis trouvé dans un verger de citronniers, d’oliviers et de grenadiers. Allongé sur le sol sous le chaud soleil, pensant à mon enfance, les yeux fermés je revoyais mon ancien jardin, avec ses arbres fruitiers et ses fleurs : roses, freesias, jas­mins, vanilliers ; mon imagination vagabondait de par­terre en parterre, d’arbre en arbre, comme un pas­sereau, « su stourrou » comme disait mon grand-père. Je jou­issais alors d’une liberté presque totale, sous le regard vigilant de ce grand-père, « Iaiou », le Yahvé de mon enfance ! J’étais revenu, comme par enchan­tement, sur une terre où le soleil resplendit du matin au soir, où les fruits sont tout sucrés et où le sol et les herbes, les fleurs et les feuilles répandent leurs par­fums !

    Ouvrant les yeux, je vis devant moi une jeune fille qui devait avoir quatorze ans, frêle et brune, les che­veux recouvrant les épaules ; comme la toison des chèvres, une tunique d’« orbace » l’enveloppait jus­qu’aux genoux, elle allait pieds nus. Tout était sau­va­ge en elle, hormis ses grands yeux noirs, qui sem­blaient voltiger d’arbre en arbre et se poser sur les petites grenades aux pétales rouges et sur les ci­tron­niers, comme des boules d’ébène.

Que cherches-tu, « ragazzina » ? Ai-je demandé.
Personne.
– Alors, pourquoi regardes-tu autour de toi, comme si tu étais inquiète ?
– Pour voir si quelqu’un découvre que je parle avec toi... On m’a défendu de par­ler avec des étrangers.
– Comment as-tu fait pour t’approcher sans que je m’en aperçoive ?
– Je vois tout sans que les autres me voient, et je peux aller partout, sans faire de bruit !
– Que fais-tu ici ?
– Je suis bergère.
– Bergère ? Où sont tes moutons ?
– Je n’ai pas de moutons, mais des chè­vres. Elles paissent là-haut, sur la mon­tagne.
– Seules ?
– Non, elles sont gardées par Lisette.
– Ta sœur, je suppose ?
– Oui, ma sœur,
a-t-elle dit tristement. Puis, éclatant de rire, elle a repris : Non, c’est une chèvre ! À l’au­be, elle sort de sa « tanca », elle me réveille, me lè­che les mains et même le visage, et appelle les au­tres pour les conduire à la mon­tagne. Au coucher du soleil, elle les ra­mène au bercail et vient m’em­bras­ser... Tu vois, c’est comme une sœur, même plus que ma sœur !
– Comment t’appelles-tu ? J’ai oublié de te le de­man­der !
– J’en étais fâchée, car moi je sais bien que ton nom est Ennio ! Je m’appelle Maria.
– Alors, tu es sous la protection de la Vierge.
– Non, de la Madeleine.
– Te nommes-tu donc Maria-Magdale­na ?
– Je ne veux pas, car tout le monde me dit que je suis née dans le péché et que je dois faire pénitence comme elle.
– Où est ta mère ?
– Je n’ai pas de mère, Ennio, ni de père !


    Ému, je me suis approché d’elle, mais j’ai eu un instant d’hésitation. Je n’avais encore jamais em­bras­sé une femme, et n’avais aucun souvenir que ma mère m’ait embrassé. Je me rappelais seulement que mon père l’avait fait une fois, quelques mois avant sa mort, et que j’en étais devenu tout rouge, tant cela m’avait paru insolite. S’étant aperçue de mon trou­ble, Maria m’a dit :

Il vaut mieux jouer.
– Jouer à quoi ?
– À l’amour ! Ferme les yeux et compte jusqu’à tren­te, pour que je me cache. Je t’appellerai, et tu me chercheras : c’est toujours l’homme qui doit cher­cher la femme ! De toute façon, tu ne pourrais pas te cacher, car tu ne connais pas les lieux ; mais moi je vois tout, même quand je compte jusqu’à trente les yeux fermés.


    Je cachai mes yeux de mes mains et commençai à compter : « Un, deux... dix... quinze... trente ! » Sa voix me parvint : « Ouh ! Ouh ! » Je me mis à courir et à chercher tout autour sous les buissons, dans les fossés, sur les arbres. Maria n’était pas là ! Je com­mençais à m’inquiéter, quand j’entendis à nouveau sa voix, mais venant du côté opposé : « Ouh ! Ouh ! » Et me revoilà à courir, à chercher, à regarder derrière la ceinture de figuiers de barbarie, toujours pas de Maria ! Revenu au centre du jardin, je criai : « Tu as gagné, viens, le jeu est terminé ! » Maria avait dis­paru comme elle était apparue ! Les larmes voilaient mon regard, mais je les refoulais dans mon cœur, je ne voulais pas pleurer, j’étais pris au jeu de l’amour.


    Je n’ai rien dit de ma rencontre à mes hôtes, un peu par crainte de les gêner, mais surtout pour ne pas tra­hir mon trouble. Elle m’avait profondément boule­versé et, j’en étais sûr, pour toute la vie. De retour au collège, j’ai senti que je n’étais plus un adolescent. J’avais récemment lu Freud, j’étais donc suffisam­ment averti pour comprendre que l’appa­ri­tion de cette jeune fille était le surgissement de l’ima­ge re­foulée de ma mère. Pourquoi avais-je tellement res­senti l’absence de son baiser ? Pourquoi les éduca­teurs du collège avaient-ils cherché à tout prix, par la censure des livres et la suppression de toute image de la femme, à refouler en moi, en tous les élèves, le désir d’aimer ? Cependant, je n’étais pas satisfait de cette explication de ma rencontre avec Maria : l’ap­parition de la jeune fille n’était pas un rêve !

   La vie est-elle en harmonie avec le jeu mystérieux du refoulement ? Si je ne parvenais pas à répondre à cette question, elle m’avait permis de franchir les frontières de l’adolescence sans effacer l’imaginaire en moi. Je comprenais que l’autre moi-même – le non-dit et l’interdit – avait surgi du tombeau de l’in­conscient pour se faire voix, sous les traits d’une jeune femme.

   J’ai alors composé pour Maria un poème, dont la première strophe a toujours hanté mon esprit comme une raison d’être, prête à faire irruption chaque fois qu’un bel objet – fleur, vers, tableau ou femme – attirait mon regard. De ce poème d’autres vers me reviennent à l’esprit, surtout la fin :

Perché sei venuta, Maria,
se avevi in animo di fuggire ?
Forse non volevi che giocare con me
e sei fuggita per paura che io avessi cercato di amar-
[ti.
Ma forse tu mi amavi
e hai voluto rimanere nascota
per sempre
perché ti desideri senza poterti mai amare.
Ora sono solo e ti cerco
come ti cerchero sempre
o amore lontano.

Se dovessi trovarmi ancora
nel giardino dei limoni,
non apparire più, Maria.
Temo che l’ebano dei tuoi occhi
mi ferisca fino a suffrirme ;
ho paura che tu non sia più
quella che io vidi
e che muoia in me il desiderio di te.

    Pourquoi es-tu venue, Maria,
    si tu avais l’intention de fuir ?
    Peut-être ne voulais-tu que jouer avec moi,
    mais tu as fui de peur que je ne cherche à t’aimer.
    Peut-être m’as-tu aimé
    et as-tu voulu rester cachée
    pour toujours
    pour que je te désire sans pouvoir jamais t’aimer.
    Maintenant je suis seul et je te cherche
    et te chercherai toujours,
    ô amour lointain.

    Si je devais me trouver encore
    dans le jardin des citronniers,
    n’apparais plus, Maria.
    Je crains que l’ébène de tes yeux
    me blesse jusqu’à en souffrir.
    J’ai peur que tu sois
    autre que celle que je vis,
    et qu’en moi meure le désir de toi.


    Je n’ai jamais revu Maria, pas même lorsque, quel­ques années plus tard, je me suis retrouvé dans le jardin des citronniers. Était-elle morte, ou partie ail­leurs ? Ces questions ne m’effleuraient même pas. Je l’imaginais cachée sous un buisson, dans un trou de ro­cher, sur un figuier comme un oiseau, jouant tou­jours son jeu de l’amour.

    Je n’ai jamais revu la petite bergère, mais j’ai sou­vent retrouvé son image au fond de ma mémoire : an­noncée par les premières paroles de ma chanson, elle venait me surprendre chaque fois qu’une affaire d’amour agitait mon cœur. Elle m’est apparue une dernière fois de nombreuses années après, non pour jouer à l’amour, mais pour incarner le personnage que je cherchais pour mon roman. Je compris qu’elle ne pouvait représenter que la femme dont elle portait le nom : Marie-Madeleine. Elle a su retrouver ses paroles avec des accents ve­nus du cœur ; elle a raconté, chanté, pleuré aussi, tandis que je l’écoutais en m’apprêtant à retranscrire ce que je percevais d’elle. Je n’ai jamais saisi aussi clairement ce que Dante dit sur lui-même pour ex­pri­mer l’expérience du poète :

    « Je suis homme qui, quand amour m’inspire,
    prend note et, comme il dicte dans mon cœur,
    je vais signifiant.
 »


Rédigé de 2009 à 2012




Retour à l’accueil Nouveau regard sur la Vita Nuova Retour à la table des chapîtres Le noviciat

t503700 : 16/12/2020