ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



Chronique  de  Marie-Madeleine



Roman





Présentation



Magnum Dictionarium latinum et gallicum, de P. Danet, MDCXCI





Présentation


Texte intégral :

La rencontre d’amour

Les disciples du Royaume

Le banquet des noces

Itinéraire d’un bâtard

Le défi

La fugue

Sur le pont du bateau

Chemins d’amour

Dalmanutha

Transfiguration et insurrection

La Dédicace

Correspondances

Béthanie

Gethsémani

Le procès

Golgotha

L’enterrement

Le jour de la Pâque

Le tombeau vide

Les semeurs


e titre de ce livre posera sans doute question au lec­teur. S’il est croyant et homme averti, il pensera que j’ai réécrit sous une forme romancée l’Évangile apo­cryphe de Marie, où l’on trouve l’affirmation exal­tan­te pour un romancier que Jésus l’embrassait sur la bou­che ! N’aurais-je pas alors porté atteinte à la per­son­nalité de Jésus, comme à celle des chré­tiens ? Mais si mon lecteur est incroyant, ce titre lui sug­gé­re­ra peut-être qu’il a affaire à un roman, de moindre au­torité que l’Évangile, mais plus original et plus po­é­ti­que.
   Pourtant, ai-je vraiment cherché à écrire un ro­man ? Si cela était, ce serait moins de propos déli­béré que du fait de l’impasse où m’a mené ma longue re­cher­che sur Jésus. À un moment crucial de celle-ci, j’ai en effet buté sur l’impossibilité de croire à sa di­vinité et sur celle de le connaître dans sa propre his­toire, je n’ai pu l’appréhender que grâce à l’art et à la poésie. Impuissant à acquiescer par la foi à la trans­cendance comme à percer son histoire avec certitude, je n’avais d’autre choix que d’en donner une repré­sen­tation historique possible. La poésie, disait Aris­tote, a trait au possible, tandis que l’histoire concerne l’individuel et le certain. Je me dois de dire, le plus simplement et le plus véridiquement, com­ment j’en ai été conduit là.



Le problème historique de Jésus retint mon attention à la fin de mes études universitaires, alors que je n’étais pas encore en mesure de le résoudre. Des ques­tions plus urgentes sur la foi, l’Église, la vie au-delà de la mort... occupaient alors mon esprit, et ce problème restait entier : je n’ai pu l’aborder avec com­pétence qu’à ma maturité. Il y a seulement une quinzaine d’années que j’en ai découvert la clé, et le résultat de mes recherches a été publié sous le titre Sous le Christ, Jésus (Flammarion, 1987).

   L’analyse des textes m’a en effet permis de mettre en évidence que « Jésus-Christ », dans les Évangi­les, n’est pas un être historique, mais représente le jugement de foi de l’Église, porté sur cette personne de l’histoire que fut Jésus de Nazareth. Les évangé­listes l’ont présenté comme le Christ, parce qu’ils ont interprété ses paroles et ses actes à l’aide du modèle christique qui constituait déjà le fondement de leur foi ; ils tenaient ce modèle de l’interprétation allé­go­ri­que des Écritures qu’ils avaient formée à partir des textes et des figures prophétiques. Jésus se trou­ve ain­si – d’où le titre de mon livre – caché sous le Christ, enseveli dans les textes évangéliques qui sont des récits codés. Par un processus de décodage de ce personnage construit de « Jésus-Christ », il devient pos­sible de distinguer le Christ des Écritures et les in­formations sur le Jésus de l’histoire. Dans mon der­nier livre, je m’en suis tenu à circonscrire le pro­blème et à proposer une méthode, sans pousser plus avant l’étude des textes sauf à retenir dix péri­copes évan­gé­liques à titre d’exemple. J’ai ainsi tracé un profil de Jé­sus dont voici les grandes lignes.



Jésus, bâtard de naissance, fut contraint par le con­ditionnement des lois juives à vivre dans un état de minorité civile et religieuse, dont il chercha à s’éman­ciper en s’abritant derrière l’autorité d’hommes dont la légitimité était manifeste, et en se forgeant une per­sonnalité par un métier utile : il espérait ainsi re­trou­ver son identité sociale et religieuse. Pouvait-il, en ef­fet, se déclarer Juif si son père ne l’était pas, et hé­ri­tier des promesses du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, s’il n’était lui-même un fils d’Abraham ? Au nombre des démarches identitaires de Jésus, on re­tien­dra son adhésion d’un moment à la secte de Jean-Baptiste, dont on assurait que le baptême avait le pouvoir de purifier l’homme de sa bâtardise... mais il n’en fut rien pour lui ! Alors, Jésus trouva la réponse à son drame intérieur dans la lecture des prophètes, particulièrement d’Osée, le prophète du Nord qui avait épousé la prostituée Gomer en signe de la nou­velle alliance d’amour de Dieu pour son peuple in­fidèle. Mais le peuple d’Israël ne se convertit pas, Go­mer n’abandonna pas sa prostitution et lui donna des enfants bâtards. Le prophète, modifiant sans plus attendre son message sous l’inspiration divine, invita ses fils à plaider contre leur mère et à en appeler au jugement de Dieu contre elle, afin que l’amour de Dieu, l’époux de l’infidèle, soit reporté sur les en­fants.

   Jésus découvrit ainsi dans sa condition de bâtard la parabole inscrite dans la prophétie d’Osée ; il épousa une jeune fille, nommée Maria de Magdala, qu’il ai­ma d’un amour profond qui témoignait devant les fils d’Israël de l’amour de Dieu à leur égard ; comme Osée, il les appela à se révolter contre leur mère, le judaïsme de son temps. Il se fit proche des pauvres, des humbles et des marginaux pour leur annoncer cet­te bonne nouvelle ; en même temps, investi de l’autorité de Dieu, il se dressa avec vigueur et colère contre les pharisiens, les sadducéens et les déposi­taires du pouvoir pour déclarer le jugement divin sur eux.

   Son message ne pouvant se réduire à une parole, il se prépara avec soin à accomplir l’action capitale qui devait provoquer le jour du jugement de la « mère » et proclamer l’alliance d’amour. À la Dédicace, avec ses disciples et des fidèles, il simula un pèlerinage à Jérusalem dans l’intention d’occuper le Temple. Il parvint à chasser du parvis les vendeurs et les chan­geurs, il pénétra à l’intérieur pour interrompre le sacrifice, mais son entreprise échoua : ni le peuple ni Dieu ne vinrent à sa rencontre ni à son aide.

   Arrêté, il fut interrogé puis jeté en prison, en atten­dant d’être jugé selon la Loi juive, mais il parvint à s’enfuir et à se réfugier en bordure du désert, près du Jourdain. Là, il eut le loisir de méditer sur son échec et sur la haine des autorités juives, se convain­quant que Dieu l’appelait à changer de voie. À la lecture du livre de Jonas, les événements qu’il venait de vivre lui apparurent comme le signe que Dieu allait le « dé­li­vrer du ventre de sa mère » afin qu’il puisse porter la bonne nouvelle dans l’empire, jusqu’à Rome, com­me Jonas avait été délivré du poisson et trans­porté à Ni­nive.

   Jésus décida donc de quitter le pays. Auparavant, bien que se sachant déclaré contumace, il osa revenir à Jérusalem lors de la fête de la Pâque, pour annon­cer son intention à ses disciples et préparer avec eux son départ. Mais trahi par Judas, il fut de nouveau arrêté, et cette fois livré à l’autorité romaine. Accusé d’être un malfaiteur, séducteur du peuple, guérisseur par magie, contempteur de la Loi et transgresseur de l’ordre établi pour s’assurer du pouvoir, il fut con­damné au supplice de la croix. Ainsi fut mis à mort le « roi des Juifs », selon l’expression sarcastique que Pi­la­te fit inscrire sur l’écriteau de la condamnation. Selon l’Évangile de Marc, seules le suivirent jus­qu’au supplice quatre femmes dont l’une s’appelait Salomé, et les trois autres Maria... et parmi elles sa bien-aimée, Maria de Magdala. Ainsi s’achevait la para­bole de l’amour de Dieu.



Des critiques de presse ont, en son temps, jugé piè­tre, ahurissant, scandaleux, blasphématoire envers le Christ et la vierge Marie, attentatoire à la foi des cro­yants, ce profil de Jésus. Certains se sont même éton­nés qu’une profanation aussi stupéfiante n’ait pas reçu le châtiment mérité : la mise à l’index par les édi­teurs !

   Par bonheur, je n’ai rien à redouter des ayatollahs, et les églises chrétiennes ne sont plus les zélotes du temps de l’Inquisition. Elles se contentent de laisser s’éteindre à petit feu les hérétiques d’aujourd’hui, par le mépris et le silence autour de leurs œuvres. Pour­tant je comprends ces réactions hostiles : la culture ac­tu­elle n’échappe pas entièrement à l’influence du re­ligieux et de ses valeurs.

   J’ai voulu écarter de mon esprit un ultime doute : ce profil de Jésus est-il à ce point dépourvu de vé­ra­cité et d’intérêt ? Confronté aux cultures juive et bi­bli­que, j’ai vérifié qu’il n’est pas dérisoire de décou­vrir dans ce temps-là la réalité d’un prophète tel que j’en trace le profil, à savoir un homme supérieur, de l’envergure des grands prophètes, l’égal d’un Jéré­mie, plus imposant que tous les grands du monde parce qu’il n’a fondé ni empire ni civilisation, mais a permis à chacun en ce monde de se forger librement une con­science nouvelle.

   J’ai alors ressenti le besoin, non plus de faire œu­vre d’historien, mais de poète tentant de parvenir au possible, historique ou idéal. C’est pourquoi j’ai vou­lu raconter un Jésus « possible », cohérent avec sa culture et inspiré par l’amour.



Mais où ai-je trouvé mon inspiration ? J’ai longue­ment réfléchi... et attendu ! Un jour, j’ai reçu une communication téléphonique de Rome.

- Allô ! Monsieur Floris ?
- Oui, lui-même !
- Oh ! Ennio, quelle chance et quel plai­sir de te retrouver. Je suis sure que tu reconnais ma voix : elle n’a pas chan­gé... moi non plus, d’ailleurs !
- Mais qui êtes-vous ? Je regrette, Mada­me, mais je ne vous reconnais pas.
- Je suis Mélina. Te rappelles-tu ? Une élè­ve de tes cours de philosophie.
- Il y a quarante ans ! Je suis désolé, mais je n’en ai aucun souvenir. Mais qu’importe, je me souviendrai bien de toi en te voyant. De toute façon, ton nom recèle une grande signification...
- Laquelle ?
- En grec, « melos » signifie « chant ». Ce chant vient à moi de loin, de très loin...

   En raccrochant, j’étais émerveillé. Quelle que soit l’intention de cette femme, me disais-je, c’est extra­ordinaire. Cette voix sort de l’oubli, d’une part de ma conscience que j’avais enfouie et recouverte d’une pierre tombale. Est-ce une femme qui me recherche, ou « la femme » par la voix de cette femme ?

   J’ai cherché à me souvenir des cours que j’avais donnés à Rome, voici quarante ans. J’évoquais la salle, les thèmes de mes leçons, et naturellement bien des visages féminins. Aucune image de Mélina ! Son nom, par contre, éveillait dans ma mémoire les vers d’une chanson que j’avais composée jadis pour une jeune fille et qui me revenaient de temps en temps à la mémoire, comme un air d’opéra.

Fanciulla selvaggia
che i grandi occhi neri volgi
smarrita
sui limoni in fiore,
Maria,
chi sei tu ?
Una Dea forse che mi appare
in sembianza di pastorella
per rivelarmi il mistero della vita
col suo gioco d’amore ?

  Jeune fille sauvage
  qui tournes tes grands yeux noirs,
  égarée,
  vers les citronniers en fleurs,
  Maria,
  qui es-tu ?
  Es-tu une déesse qui m’apparaît
  sous l’aspect d’une pastourelle
  pour révéler le mystère de mon exis-
[tence
  par son jeu d’amour ?

   J’avais composé ces vers il y a bien longtemps : je terminais alors ma quatrième année de lycée dans un collège de Toscane et avais eu la permission de pas­ser quelques semaines en Sardaigne, mon pays natal. Un jour de vacances, invité à la campagne par une famille amie, je me suis trouvé dans un verger de citronniers, d’oliviers et de grenadiers. Allongé sur le sol sous le chaud soleil, pensant à mon enfance, les yeux fermés je revoyais mon ancien jardin, avec ses arbres fruitiers et ses fleurs : roses, freesias, jasmins, vanilliers ; mon imagination vagabondait de parterre en parterre, d’arbre en arbre, comme un passereau, « su stourrou » comme disait mon grand-père. Je jou­issais alors d’une liberté presque totale, sous le regard vigilant de ce grand-père, « Iaiou », le Yahvé de mon enfance ! J’étais revenu, comme par enchan­tement, sur une terre où le soleil resplendit du matin au soir, où les fruits sont tout sucrés et où le sol et les herbes, les fleurs et les feuilles répandent leurs par­fums !

   Ouvrant les yeux, je vis devant moi une jeune fille qui devait avoir quatorze ans, frêle et brune, les che­veux recouvrant les épaules ; comme la toison des chèvres, une tunique d’« orbace » l’enveloppait jus­qu’aux genoux, elle allait pieds nus. Tout était sau­va­ge en elle, hormis ses grands yeux noirs, qui sem­blaient voltiger d’arbre en arbre et se poser sur les petites grenades aux pétales rouges et sur les ci­tron­niers, comme des boules d’ébène.

- Que cherches-tu, « ragazzina » ? Ai-je demandé.
- Personne.
- Alors, pourquoi regardes-tu autour de toi, comme si tu étais inquiète ?
- Pour voir si quelqu’un découvre que je parle avec toi... On m’a défendu de par­ler avec des étrangers.
- Comment as-tu fait pour t’approcher sans que je m’en aperçoive ?
- Je vois tout sans que les autres me voient, et je peux aller partout, sans faire de bruit !
- Que fais-tu ici ?
- Je suis bergère.
- Bergère ? Où sont tes moutons ?
- Je n’ai pas de moutons, mais des chè­vres. Elles paissent là-haut, sur la mon­tagne.
- Seules ?
- Non, elles sont gardées par Lisette.
- Ta sœur, je suppose ?
- Oui, ma sœur, a-t-elle dit tristement. Puis, éclatant de rire, elle a repris : non, c’est une chèvre ! À l’aube, elle sort de sa « tanca », elle me réveille, me lèche les mains et même le visage, et appelle les autres pour les conduire à la mon­tagne. Au coucher du soleil, elle les ra­mène au bercail et vient m’embrasser... Tu vois, c’est comme une sœur, même plus que ma sœur !
- Comment t’appelles-tu ? J’ai oublié de te le demander !
- J’en étais fâchée, car moi je sais bien que ton nom est Ennio ! Je m’appelle Maria.
- Alors, tu es sous la protection de la Vierge.
- Non, de la Madeleine.
- Te nommes-tu donc Maria-Magdale­na ?
- Je ne veux pas, car tout le monde me dit que je suis née dans le péché et que je dois faire pénitence comme elle.
- Où est ta mère ?
- Je n’ai pas de mère, Ennio, ni de père !

   Ému, je me suis approché d’elle, mais j’ai eu un instant d’hésitation. Je n’avais encore jamais embras­sé une femme, et n’avais aucun souvenir que ma mère m’ait embrassé. Je me rappelais seulement que mon père l’avait fait une fois, quelques mois avant sa mort, et que j’en étais devenu tout rouge, tant cela m’avait paru insolite. S’étant aperçue de mon trou­ble, Maria m’a dit :

- Il vaut mieux jouer.
- Jouer à quoi ?
- À l’amour ! Ferme les yeux et compte jusqu’à trente, pour que je me cache. Je t’appellerai, et tu me chercheras : c’est toujours l’homme qui doit chercher la femme ! De toute façon, tu ne pourrais pas te cacher, car tu ne connais pas les lieux ; mais moi je vois tout, même quand je compte jusqu’à trente les yeux fermés.

   Je cachai mes yeux de mes mains et commençai à compter : « Un, deux... dix... quinze... trente ! » Sa voix me parvint : « Ouh ! Ouh ! » Je me mis à courir et à chercher tout autour sous les buissons, dans les fossés, sur les arbres. Maria n’était pas là ! Je com­mençais à m’inquiéter, quand j’entendis à nouveau sa voix, mais venant du côté opposé : « Ouh ! Ouh ! » Et me revoilà à courir, à chercher, à regarder derrière la ceinture de figuiers de barbarie, toujours pas de Maria ! Revenu au centre du jardin, je criai : « Tu as gagné, viens, le jeu est terminé ! » Maria avait dis­paru comme elle était apparue ! Les larmes voilaient mon regard, mais je les refoulais dans mon cœur, je ne voulais pas pleurer, j’étais pris au jeu de l’amour.



Je n’ai rien dit de ma rencontre à mes hôtes, un peu par crainte de les gêner, mais surtout pour ne pas tra­hir mon trouble. Elle m’avait profondément boule­versé et, j’en étais sûr, pour toute la vie. De retour au collège, j’ai senti que je n’étais plus un adolescent. J’avais récemment lu Freud, j’étais donc suffisam­ment averti pour comprendre que l’ap­parition de cette jeune fille était le surgissement de l’image re­foulée de ma mère. Pourquoi avais-je tellement res­senti l’absence de son baiser ? Pourquoi les éduca­teurs du collège avaient-ils cherché à tout prix, par la censure des livres et la suppression de toute image de la femme, à refouler en moi, en tous les élèves, le désir d’aimer ? Cependant, je n’étais pas satisfait de cette explication de ma rencontre avec Maria : l’ap­parition de la jeune fille n’était pas un rêve !

   La vie est-elle en harmonie avec le jeu mystérieux du refoulement ? Si je ne parvenais pas à répondre à cette question, elle m’avait permis de franchir les frontières de l’adolescence sans effacer l’imaginaire en moi. Je comprenais que l’autre moi-même – le non-dit et l’interdit – avait surgi du tombeau de l’in­conscient pour se faire voix, sous les traits d’une jeune femme.

   J’ai alors composé pour Maria un poème, dont la première strophe a toujours hanté mon esprit comme une raison d’être, prête à faire irruption chaque fois qu’un bel objet – fleur, vers, tableau ou femme – attirait mon regard. De ce poème d’autres vers me reviennent à l’esprit, surtout la fin :

Perché sei venuta, Maria,
se avevi in animo di fuggire ?
Forse non volevi che giocare con me
e sei fuggita per paura che io avessi cer-
[cato di amarti.
Ma forse tu mi amavi
e hai voluto rimanere nascota
per sempre
perché ti desideri senza poterti mai amare.
Ora sono solo e ti cerco
come ti cerchero sempre
o amore lontano.

Se dovessi trovarmi ancora
nel giardino dei limoni,
non apparire più, Maria.
Temo che l’ebano dei tuoi occhi
mi ferisca fino a suffrirme ;
ho paura che tu non sia più
quella che io vidi
e che muoia in me il desiderio di te.

  Pourquoi es-tu venue, Maria,
  si tu avais l’intention de fuir ?
  Peut-être ne voulais-tu que jouer avec
[moi,
  mais tu as fui de peur que je ne cherche
[à t’aimer.
  Peut-être m’as-tu aimé
  et as-tu voulu rester cachée
  pour toujours
  pour que je te désire sans pouvoir ja-
[mais t’aimer.
  Maintenant je suis seul et je te cherche
  et te chercherai toujours,
  ô amour lointain.

  Si je devais me trouver encore
  dans le jardin des citronniers,
  n’apparais plus, Maria.
  Je crains que l’ébène de tes yeux
  me blesse jusqu’à en souffrir.
  J’ai peur que tu sois
  autre que celle que je vis,
  et qu’en moi meure le désir de toi.

   Je n’ai jamais revu Maria, pas même lorsque, quel­ques années plus tard, je me suis retrouvé dans le jardin des citronniers. Était-elle morte, ou partie ail­leurs ? Ces questions ne m’effleuraient même pas. Je l’imaginais cachée sous un buisson, dans un trou de ro­cher, sur un figuier comme un oiseau, jouant tou­jours son jeu de l’amour.

   Je n’ai jamais revu la petite bergère, mais j’ai sou­vent retrouvé son image au fond de ma mémoire : annoncée par les premières paroles de ma chanson, elle venait me surprendre chaque fois qu’une affaire d’amour agitait mon cœur. Elle m’est apparue une dernière fois, non pour jouer à l’amour, mais pour incarner le personnage que je cherchais pour mon roman. Je compris qu’elle ne pouvait représenter que la femme dont elle portait le nom : Marie-Madeleine. Elle a su retrouver ses paroles avec des accents ve­nus du cœur ; elle a raconté, chanté, pleuré aussi, tandis que je l’écoutais en m’apprêtant à retranscrire ce que je percevais d’elle. Je n’ai jamais saisi aussi clairement ce que Dante dit sur lui-même pour ex­pri­mer l’expérience du poète :

« Je suis homme qui, quand amour m’in-
[spire,
prend note et, comme il dicte dans mon
[cœur,
je vais signifiant. »
(Pg. 24,51)

   M’étant épris d’elle, je me trouvais comme en un rêve, n’ayant plus conscience que j’étais là à penser et à imaginer. Maria était très belle avec ses yeux noirs, tout enluminés de rêves, avec ses cheveux qui dévalaient sur sa poitrine. Mon esprit était envahi par l’image qu’ont livrée d’elle les peintres, de la Renais­sance à nos jours. Pour moi, elle était plus belle encore, passionnée, éclatante, femme épanouie par la joie de vivre !

   Elle se révélait vive et malicieuse, parce qu’elle était parvenue à briser le sceau du livre qui tenait captif le secret de son amour...




Roman achevé en 2002




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t320000 :08/11/2020