par son jeu d’amour ?
J’avais composé ces vers il y a bien longtemps : je terminais alors ma quatrième année de lycée dans un collège de Toscane et avais eu la permission de passer quelques semaines en Sardaigne, mon pays natal. Un jour de vacances, invité à la campagne par une famille amie, je me suis trouvé dans un verger de citronniers, d’oliviers et de grenadiers. Allongé sur le sol sous le chaud soleil, pensant à mon enfance, les yeux fermés je revoyais mon ancien jardin, avec ses arbres fruitiers et ses fleurs : roses, freesias, jasmins, vanilliers ; mon imagination vagabondait de parterre en parterre, d’arbre en arbre, comme un passereau, « su stourrou » comme disait mon grand-père. Je jouissais alors d’une liberté presque totale, sous le regard vigilant de ce grand-père, « Iaiou », le Yahvé de mon enfance ! J’étais revenu, comme par enchantement, sur une terre où le soleil resplendit du matin au soir, où les fruits sont tout sucrés et où le sol et les herbes, les fleurs et les feuilles répandent leurs parfums !
Ouvrant les yeux, je vis devant moi une jeune fille qui devait avoir quatorze ans, frêle et brune, les cheveux recouvrant les épaules ; comme la toison des chèvres, une tunique d’« orbace » l’enveloppait jusqu’aux genoux, elle allait pieds nus. Tout était sauvage en elle, hormis ses grands yeux noirs, qui semblaient voltiger d’arbre en arbre et se poser sur les petites grenades aux pétales rouges et sur les citronniers, comme des boules d’ébène.
- Que cherches-tu, « ragazzina » ? Ai-je demandé.
- Personne.
- Alors, pourquoi regardes-tu autour de toi, comme si tu étais inquiète ?
- Pour voir si quelqu’un découvre que je parle avec toi... On m’a défendu de parler avec des étrangers.
- Comment as-tu fait pour t’approcher sans que je m’en aperçoive ?
- Je vois tout sans que les autres me voient, et je peux aller partout, sans faire de bruit !
- Que fais-tu ici ?
- Je suis bergère.
- Bergère ? Où sont tes moutons ?
- Je n’ai pas de moutons, mais des chèvres. Elles paissent là-haut, sur la montagne.
- Seules ?
- Non, elles sont gardées par Lisette.
- Ta sœur, je suppose ?
- Oui, ma sœur, a-t-elle dit tristement. Puis, éclatant de rire, elle a repris : non, c’est une chèvre ! À l’aube, elle sort de sa « tanca », elle me réveille, me lèche les mains et même le visage, et appelle les autres pour les conduire à la montagne. Au coucher du soleil, elle les ramène au bercail et vient m’embrasser... Tu vois, c’est comme une sœur, même plus que ma sœur !
- Comment t’appelles-tu ? J’ai oublié de te le demander !
- J’en étais fâchée, car moi je sais bien que ton nom est Ennio ! Je m’appelle Maria.
- Alors, tu es sous la protection de la Vierge.
- Non, de la Madeleine.
- Te nommes-tu donc Maria-Magdalena ?
- Je ne veux pas, car tout le monde me dit que je suis née dans le péché et que je dois faire pénitence comme elle.
- Où est ta mère ?
- Je n’ai pas de mère, Ennio, ni de père !
Ému, je me suis approché d’elle, mais j’ai eu un instant d’hésitation. Je n’avais encore jamais embrassé une femme, et n’avais aucun souvenir que ma mère m’ait embrassé. Je me rappelais seulement que mon père l’avait fait une fois, quelques mois avant sa mort, et que j’en étais devenu tout rouge, tant cela m’avait paru insolite. S’étant aperçue de mon trouble, Maria m’a dit :
- Il vaut mieux jouer.
- Jouer à quoi ?
- À l’amour ! Ferme les yeux et compte jusqu’à trente, pour que je me cache. Je t’appellerai, et tu me chercheras : c’est toujours l’homme qui doit chercher la femme ! De toute façon, tu ne pourrais pas te cacher, car tu ne connais pas les lieux ; mais moi je vois tout, même quand je compte jusqu’à trente les yeux fermés.
Je cachai mes yeux de mes mains et commençai à compter : « Un, deux... dix... quinze... trente ! » Sa voix me parvint : « Ouh ! Ouh ! » Je me mis à courir et à chercher tout autour sous les buissons, dans les fossés, sur les arbres. Maria n’était pas là ! Je commençais à m’inquiéter, quand j’entendis à nouveau sa voix, mais venant du côté opposé : « Ouh ! Ouh ! » Et me revoilà à courir, à chercher, à regarder derrière la ceinture de figuiers de barbarie, toujours pas de Maria ! Revenu au centre du jardin, je criai : « Tu as gagné, viens, le jeu est terminé ! » Maria avait disparu comme elle était apparue ! Les larmes voilaient mon regard, mais je les refoulais dans mon cœur, je ne voulais pas pleurer, j’étais pris au jeu de l’amour.
Je n’ai rien dit de ma rencontre à mes hôtes, un peu par crainte de les gêner, mais surtout pour ne pas trahir mon trouble. Elle m’avait profondément bouleversé et, j’en étais sûr, pour toute la vie. De retour au collège, j’ai senti que je n’étais plus un adolescent. J’avais récemment lu Freud, j’étais donc suffisamment averti pour comprendre que l’apparition de cette jeune fille était le surgissement de l’image refoulée de ma mère. Pourquoi avais-je tellement ressenti l’absence de son baiser ? Pourquoi les éducateurs du collège avaient-ils cherché à tout prix, par la censure des livres et la suppression de toute image de la femme, à refouler en moi, en tous les élèves, le désir d’aimer ? Cependant, je n’étais pas satisfait de cette explication de ma rencontre avec Maria : l’apparition de la jeune fille n’était pas un rêve !
La vie est-elle en harmonie avec le jeu mystérieux du refoulement ? Si je ne parvenais pas à répondre à cette question, elle m’avait permis de franchir les frontières de l’adolescence sans effacer l’imaginaire en moi. Je comprenais que l’autre moi-même – le non-dit et l’interdit – avait surgi du tombeau de l’inconscient pour se faire voix, sous les traits d’une jeune femme.
J’ai alors composé pour Maria un poème, dont la première strophe a toujours hanté mon esprit comme une raison d’être, prête à faire irruption chaque fois qu’un bel objet – fleur, vers, tableau ou femme – attirait mon regard. De ce poème d’autres vers me reviennent à l’esprit, surtout la fin :
Perché sei venuta, Maria,
se avevi in animo di fuggire ?
Forse non volevi che giocare con me
e sei fuggita per paura che io avessi cer-
[cato di amarti.
Ma forse tu mi amavi
e hai voluto rimanere nascota
per sempre
perché ti desideri senza poterti mai amare.
Ora sono solo e ti cerco
come ti cerchero sempre
o amore lontano.
Se dovessi trovarmi ancora
nel giardino dei limoni,
non apparire più,
Maria.
Temo che l’ebano dei tuoi occhi
mi ferisca fino a suffrirme ;
ho paura che tu non sia più
quella che io vidi
e che muoia in me il desiderio di te.
Pourquoi es-tu venue, Maria,
si tu avais l’intention de fuir ?
Peut-être ne voulais-tu que jouer avec
[
moi,
mais tu as fui de peur que je ne cherche
[
à t’aimer.
Peut-être m’as-tu aimé
et as-tu voulu rester cachée
pour toujours
pour que je te désire sans pouvoir ja-
[
mais t’aimer.
Maintenant je suis seul et je te cherche
et te chercherai toujours,
ô amour lointain.
Si je devais me trouver encore
dans le jardin des citronniers,
n’apparais plus,
Maria.
Je crains que l’ébène de tes yeux
me blesse jusqu’à en souffrir.
J’ai peur que tu sois
autre que celle que je vis,
et qu’en moi meure le désir de toi.
Je n’ai jamais revu Maria, pas même lorsque, quelques années plus tard, je me suis retrouvé dans le jardin des citronniers. Était-elle morte, ou partie ailleurs ? Ces questions ne m’effleuraient même pas. Je l’imaginais cachée sous un buisson, dans un trou de rocher, sur un figuier comme un oiseau, jouant toujours son jeu de l’amour.
Je n’ai jamais revu la petite bergère, mais j’ai souvent retrouvé son image au fond de ma mémoire : annoncée par les premières paroles de ma chanson, elle venait me surprendre chaque fois qu’une affaire d’amour agitait mon cœur. Elle m’est apparue une dernière fois, non pour jouer à l’amour, mais pour incarner le personnage que je cherchais pour mon roman. Je compris qu’elle ne pouvait représenter que la femme dont elle portait le nom : Marie-Madeleine. Elle a su retrouver ses paroles avec des accents venus du cœur ; elle a raconté, chanté, pleuré aussi, tandis que je l’écoutais en m’apprêtant à retranscrire ce que je percevais d’elle. Je n’ai jamais saisi aussi clairement ce que Dante dit sur lui-même pour exprimer l’expérience du poète :
« Je suis homme qui, quand amour m’in-
[
spire,
prend note et, comme il dicte dans mon
[
cœur,
je vais signifiant. »
(Pg. 24,51)
M’étant épris d’elle, je me trouvais comme en un rêve, n’ayant plus conscience que j’étais là à penser et à imaginer. Maria était très belle avec ses yeux noirs, tout enluminés de rêves, avec ses cheveux qui dévalaient sur sa poitrine. Mon esprit était envahi par l’image qu’ont livrée d’elle les peintres, de la Renaissance à nos jours. Pour moi, elle était plus belle encore, passionnée, éclatante, femme épanouie par la joie de vivre !
Elle se révélait vive et malicieuse, parce qu’elle était parvenue à briser le sceau du livre qui tenait captif le secret de son amour...