e départ de Jésus n’avait pas retardé l’envoi des disciples en Galilée, il l’avait même favorisé et précipité. En effet, bien qu’il eût ordonné à Pierre de se diriger vers Hyppos, Jésus avait l’intention de quitter au plus vite ce pays étranger pour retourner en Galilée à travers les villages de la montagne. Quant aux disciples, qui se croyaient persécutés, la peur les avait dispersés : ne restaient à Capharnaüm que les femmes et Judas. Je pensais que nous éviterions les ennuis, car les hérodiens ne s’occupaient pas de femmes dont la seule tâche était de tenir le ménage. J’ai quand même préféré que nous restions à l’écart, sans pour autant nous cacher, pour ne pas éveiller les soupçons.
La maison de la mère de Jésus me semblait bien située pour cela : au nord de la ville, au pied des montagnes. Ayant retrouvé Jeanne, je suis allée avec elle et Salomé chez la mère, qui vivait seule car ses filles s’étaient mariées et les garçons, Jacques et Joset, avaient rejoint la communauté et étaient aussi partis en mission. Nous l’avons trouvée pleurant sur le sort de Jésus et sur le sien. Quand elle nous a vues, la joie a brillé à travers ses larmes.
- Oh mère, acceptes-tu de nous prendre comme filles ?
- Je suis bouleversée, car vous m’appelez « mère » à un moment d’extrême souffrance. Je t’ai fait partager ma douleur, Maria, dès notre première rencontre. En venant à moi comme « mes filles », vous me demandez d’être mère une nouvelle fois, d’assumer une maternité par laquelle je vous engendrerais autrement que dans la chair... Les enfants que j’ai conçus, je les reconnais à leur image que je porte dans mon cœur et dans mes entrailles, comme le reflet même de ce que je suis. Pour vous, c’est différent : ce que vous pensez, ou ressentez, ou dites n’est pas pétri de ma chair. Mais je vous reconnais, parce que votre image était enfouie dans la partie la plus secrète de mon existence et resurgit maintenant en moi... J’en suis toute retournée.
- Si je ne trahis pas la pensée de Jésus, ai-je dit, c’est une nouvelle naissance en esprit.
- Ces mots me seraient incompréhensibles, si je n’avais déjà connu cette expérience.
- Quiconque suit Jésus doit parvenir à un niveau d’existence plus élevé : aimer n’est parabole qu’en renonçant à la convoitise, à l’égoïsme, à la jalousie, à l’instinct... en mourant à soi-même.
- Je crois cependant, a poursuivi Jeanne, que la femme jouit d’un certain privilège par rapport à l’homme...
- En effet, a dit Salomé, en donnant l’amour de l’homme pour la femme en exemple de celui qu’Il manifeste aux hommes, Dieu les contemple à travers le miroir qu’est la femme.
- C’est vrai, a repris Jeanne, chaque fois que je me vois dans un miroir j’hésite entre le désir de devenir belle pour moi et celui d’accéder à la beauté selon l’idéal de la parabole. Mais que vaudrait d’être belle à l’extérieur, si je ne l’étais aussi intérieurement, séductrice de Dieu pour qu’Il découvre à travers moi les hommes dont Il s’éprend.
- Tu pousses un peu loin l’interprétation de la parabole, ai-je dit, mais en effet, pourquoi ne devrions-nous pas donner ce sens ultime à la séduction, si Dieu se reflète en nous pour séduire les hommes ? Maintenant je comprends mieux Jésus, quand il me disait que j’espérais son amour : un événement nouveau se produit quand s’accomplit l’oracle de Jérémie « la femme recherche l’homme ». Jadis le psalmiste interrogeait « qui est l’homme pour que Tu Te souviennes de lui ? », aujourd’hui on doit adresser au Seigneur la question du Cantique de l’alliance :
« Qui est la femme pour qu’elle ait l’honneur
d’être modèle de qui Dieu est jaloux ? »
- Mes filles, vos pensées me dépassent, mais je vois que rayonne en vous la grâce, je veux dire l’amour de Dieu et des hommes... et d’abord celui de mon fils.
Nous avons formé un cercle et dansé, balançant nos têtes à la cadence de nos pas, sur une vieille berceuse. Soutenue par le rythme, Salomé a chanté :
Dors, mon enfant,
couché dans ton berceau
comme dans un bateau
porté par l’onde.
Le souffle du levant
la création inonde.
Dans les fleurs et les rivières
ruisselle le miel.
Sur les campagnes odorifères
tombe la pluie du ciel.
Les loups sur les plateaux
s’unissent aux troupeaux.
Nouveau-né de l’amour
donné par l’Éternel,
tu marques le retour
à l’homme originel :
on voit briller l’image
de Dieu sur ton visage.
La mère frémissait de tous ses membres en suivant Salomé du regard et en marquant le rythme du pied. Lorsque mon amie eut fini de chanter, elle lui dit : « j’ai bien reconnu les deux premiers couplets, ils sont d’une vieille berceuse que je chantais souvent à Jésus. »
LES TROIS GRÂCES
(sur des thèmes de Dante)
Vous qui avez l’intuition de l’amour,
Femmes, toujours portées par le désir,
Écoutez-nous, qui sommes les trois Grâ-