[pire,
Que son aimée est mère d’un enfant.
-
Salomé, tu chantes de nouveau ! Tu brises le silence qui nous opprime, et effaces la distance qui nous sépare de nos amants ! Mais qui t’a appris que tu es enceinte ?
- Les oiseaux ! Les passereaux, les alouettes... J’ai entendu un froufrou dans les roseaux et j’ai compris qu’ils se réjouissaient que leurs nids soient devenus un berceau.
- Et ton sein un nid, n’est-ce pas ? Comment la liesse des oiseaux a-t-elle pu t’en convaincre ?
- Ce matin les oiseaux ont deviné mon état et s’en sont réjouis, car au creux de leurs nids leurs œufs le préfiguraient.
- Comment est-ce possible ? Tu n’as pas eu beaucoup de relations intimes avec
Jean.
- Une seule nuit a suffi ! Rappelle-toi celle qui a suivi notre retour de
Dalmanutha : J
ean voulait repartir avec son frère, mais je
l’ai convaincu du danger qu’il courait, avec nos ennemis qui rôdaient encore. Alors il est resté à la maison.
-
N’a-t-il rien invoqué pour refuser de dormir avec toi ?
-
Il voulait passer la nuit avec son frère !
" Tu comprends, me
disait-il, j’aurais de la peine à laisser mon frère seul cette nuit.
" Je vois que la solitude de ton frère te tient plus à cœur que la mienne !
Il a rougi et s’est tu. Jean, je crois que malgré mon amour, tu vis toujours le cauchemar de la jeune fille morte.
" Pourquoi parles-tu de cauchemar, comme si c’était un rêve ?
" Il y a des rêves qui surviennent dans le sommeil, et d’autres que nous faisons les yeux ouverts, sous l’impulsion de désirs refoulés dans les profondeurs de notre conscience.
" Oh,
Salomé, que tu es devenue savante ! Mais peut-être mes hésitations viennent-elles de ce que je crains la clairvoyance de la femme ?
" Craindrais-tu la lumière, toi qui es séduit par de sublimes et divines pensées ?
" Oui, celle de cette lampe que
Jésus avait confiée à
Jeanne, rappelle-toi !
" Je me le rappelle si bien que, maintenant, le
Seigneur me confie cette lampe pour éclairer le chemin de notre amour ". Il y eut un moment de silence, le regard de
Jean se dérobait. Craignant de
le perdre une nouvelle fois, je me suis approchée de lui : " Jean, quand tu soufflais dans la bouche de la jeune morte pour la ressusciter, était-ce moi que tu embrassais ?
" Tu étais bien loin de ma pensée. Je n’avais qu’une hantise : ressusciter cette fille.
" C’était sans doute ton intention, mais tu n’agissais que pour te dégager de l’imbroglio de tes sentiments. Tu m’as aimée, et tu m’aimes toujours, jusqu’à m’exalter comme l’incarnation d’une beauté céleste, femme angélique par laquelle
Dieu voudrait te conduire à Lui. Au reflet de cette image, je n’étais pour toi qu’une morte, me comprends-tu ? Mes yeux perdaient leur regard, le sourire se figeait sur mes lèvres muettes et la passion abandonnait ma chair ! Tu as confié toi-même à la devineresse que la femme n’est si belle que dans son sommeil, surtout lorsqu’il rejoint celui de la mort. Pour satisfaire ton désir profond, je m’abandonnais dans tes bras comme une morte !
" C’est vrai : je t’embrassais et ta peau était glacée, ton baiser amer à mon cœur. Je cherchais à te réchauffer de mon haleine, en vain ! Malgré mes efforts, j’avais le sentiment de mourir.
" Tu mourais à l’amour, car tu embrassais une morte.
" J’ai donc décidé de renoncer à l’amour tout en te restant attaché, toi la personne la plus chère, car
Dieu m’appelait à rester vierge et me punissait d’avoir porté atteinte à celle
qu’Il se réservait d’aimer. Cette conviction est devenue certitude quand la voyante m’a dit que, la mort m’ayant étreint, je donnerais la mort à toute femme qui m’embrasserait sur la bouche.
" Saisis-tu, maintenant, qu’en cherchant à ressusciter la jeune morte, tu t’efforçais inconsciemment de m’appeler à la vie par ton amour ? Mais tu n’es pas parvenu à la ressusciter, et tes efforts n’ont pas réussi non plus à me rendre amoureuse, car tu étais incapable d’aimer !
" Et que penser des paroles de la voyante m’enjoignant de rester vierge ?
" La pleureuse voulait dire ainsi que ceux qui sont morts à l’amour ne peuvent approcher une femme sans la détruire.
" Celui qui veut rester vierge se tue donc lui-même, et la femme avec lui ?
" Certainement ! Dire qu’une femme est l’objet de l’amour de
Dieu est un non-sens. Que serait un
Dieu séparant la femme de l’homme au moment où
Il la lui donne, et mutilant son œuvre quand Il vient de la réaliser ? Un guerrier qui combat les hommes pour ravir leurs femmes ? Mettrait-Il en l’homme le désir de la femme, et en elle celui de l’homme, pour les sacrifier à son bon plaisir ? " Me voyant si exaltée, Jean a blêmi. J’aurais dû me retenir mais, poussée par une souffrance longtemps refoulée, j’ai poursuivi : " Tu as connu la douleur de celui qui pressent la mort quand il veut redonner la vie, et tu sais par expérience la torture d’un amour qui fait perdre le bonheur, mais tu ignores la souffrance de l’amoureuse qui s’abandonne aux bras de son amant alors que son amour la détruit.
Jean, je l’ai éprouvée quand tes étreintes, loin de m’épanouir, me ligotaient, et que la couche d’amour se changeait en cercueil !
Salomé s’est soudain tue. Je l’ai prise dans mes bras :
- Je comprends maintenant les paroles de Jésus : « Il y a des eunuques qui naissent ainsi ; il en est qui se mutilent pour le Royaume ». Il veut nous préserver de l’ascétisme par lequel les hommes fuient les femmes, prétextant qu’elles seraient des anges ou des démons. Jésus a dû en connaître beaucoup de cette espèce, surtout au désert, mais il en est sorti pour venir vers moi. Dieu rira bien des anachorètes qui se présenteront au Royaume avec un sexe mutilé !
- Pas de nous, Maria, car nous y entrerons dans notre intégrité et chargées d’une fructueuse moisson... Crois-tu que la parabole des talents fait allusion au sexe ?
- Sans aucun doute, car Jésus a comparé le Royaume de Dieu à un banquet nuptial, qu’il a voulu réaliser dans notre mariage : il n’y a pas convié les décédés de l’amour, mais tous les fous d’amour, comme toi, Salomé !
- Quelle merveille ! Après avoir plagié la femme morte, nous ressuscitons à l’amour !
- Après notre étreinte, Jean me regardait, ébloui : " Salomé, que tu es belle ! Je délirais quand je souhaitais te voir incarner la femme idéale, imaginée dans le désert de ma solitude. Cette image divine, tu la cachais au fond de toi, et l’amour l’a fait surgir de ton regard et de ta chair. La femme n’est jamais aussi belle qu’après l’amour !
" Elle est encore plus belle, ai-je repris, en devenant mère. Son visage, alors, acquiert la plénitude de sa fraîcheur et est prêt à accueillir le sourire de son enfant...
" De lui seul ?
" Son époux, également, découvrira l’image de son fils en la contemplant...
- Je crois que Jean s’est mis en route, pressé par ce désir. Mon cœur l’a pressenti, et à l’appel de mon poème, les oiseaux ont chanté sa prochaine venue.
Salomé ne s’était pas trompée : Jean arriva le soir même. Nous étions dans le jardin quand nous avons entendu frapper au portail. J’ai laissé Salomé l’embrasser la première.
- Salomé, Salomé, tu es transformée, transfigurée même : si belle que s’efface l’image idéale. Que t’est-il arrivé, ma chérie ?
- Oh, Jean ! Je n’ai pas eu besoin de maquillage : d’un même mouvement, Dieu a rapproché mon image de ton visage, pour concevoir l’être unique qui nous ressemble !
- Tu es merveilleuse !
Jean la serrait dans ses bras, son visage reprenait des couleurs, jusqu’à s’illuminer.
- Je ne te savais pas voleuse au point de me ravir à moi-même !
- Tu n’auras guère de peine à te retrouver, tu pourras toujours descendre dans mon jardin !
Jean rappela alors les paroles de l’époux du Cantique des Cantiques :
Tu es un jardin clos, ma sœur, ma fian-
[cée,
une source fermée, une fontaine scellée ;
tes jets forment un jardin, où sont les
[grenadiers
avec les fruits les plus excellents,
les troènes avec le nard ;
une source d’eau vive
des ruisseaux du
Liban !
Les paroles du Cantique, qui ne m’étaient pas directement destinées, me parvenaient chargées d’amertume. Je n’étais pas jalouse, mais souffrais que mon sein ne soit pas encore un jardin fécond. Voyant ma tristesse, Salomé s’approcha : « N’es-tu pas un jardin bien plus précieux ? Imagines-tu que ton époux puisse renoncer à y pénétrer ? »
Assis près de la fontaine, nous prenions des fruits dans une corbeille apportée par Martha, les dégustant avec du pain. Anxieuses d’avoir des nouvelles, Martha, Salomé et moi interrogions Jean du regard. « Sans doute vous demandez-vous comment Jésus parvient à se nourrir, s’habiller et s’abriter pour dormir. Il n’est pas inquiet, car il a appris à se nourrir comme les passereaux et à s’habiller à la manière des lis : sa vie est une parabole. Nous avons d’abord connu une vie errante, allant de ville en ville, de la Décapole à la Phénicie, passant par la Trachonitide. En chemin, nous songions aux pérégrinations de nos pères Abraham, Isaac et Jacob, et Jésus nous montrait l’analogie de leurs voyages avec nos errances. Encore angoissés par ce qui nous était arrivé à Dalmanutha, craignant d’être poursuivis même en terre étrangère, nous avons gardé l’espérance en notre message. Notre confiance ne nous interdisait pas de saisir les opportunités que chaque pays offrait pour notre subsistance. Nous nous sommes partagés en équipes de travail, de menuiserie et de ferronnerie surtout, mais nous étions disposés à tout entreprendre selon les besoins.
« Nous avons ainsi pu découvrir des gens de races et de coutumes différentes, des émigrés et des exilés, qui partageaient avec nous la nostalgie du pays natal tout en restant critiques à son égard. Les Juifs de la Diaspora sont très ouverts, presque tous libérés spirituellement, même s’ils habitent toujours dans un ghetto. Le travail en commun a facilité notre entente : l’action avant toute parole devient instrument de communication et respecte les convictions de chacun, l’amour guide la parole et non l’inverse.
« Jésus a été profondément transformé par cette expérience. Après Dalmanutha il était taciturne et parlait peu : on aurait dit un prophète que l’Esprit de Dieu a quitté. Mais après ces rencontres, il s’est plongé dans une profonde méditation qui l’a transfiguré, lui rendant son regard vif et profond, sa parole assurée. Vous pouvez le comprendre, mes sœurs, vous dont le visage s’éteint ou s’illumine aux mouvements de votre cœur ! Alors qu’il avait cessé de déchiffrer les événements de l’existence à la lumière des Écritures, il s’est remis à interpréter les circonstances du moment pour mieux y appréhender la volonté de Dieu. Non seulement il se montrait un véritable maître d’œuvre dans l’édification de maisons ou la fabrication de tables et de coffres, mais il était redevenu notre maître à penser.
J’avais écouté Jean les yeux clos, pour laisser ses paroles pénétrer au plus profond de moi.
- Maria, toi aussi, tu es transfigurée !
- Oui, Jean, l’amour a illuminé mon visage, terni depuis le retour de Dalmanutha. Tu as éprouvé toi-même cette flamme intérieure : Jésus n’est pas seulement envoyé par Dieu pour la rédemption d’Israël, mais pour jeter un feu sur la terre. Il me tarde de le voir se répandre partout !
- Maria, tes intuitions t’emportent trop loin : Jésus n’a pas renoncé à être prophète en Israël. Selon l’oracle de Malachie, il a compris que Dieu lui confiait, comme ange de l’alliance, l’annonce de sa venue et la purification du temple. Il m’a envoyé maintenant pour inviter les disciples à Césarée de Philippes, entendre son nouveau message.