ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



Chronique  de  Marie-Madeleine



Roman





Chapitre 10 - Transfiguration
et insurrection :

La transfiguration



Magnum Dictionarium latinum et gallicum, de P. Danet, MDCXCI





Présentation


Texte intégral :

La rencontre d’amour

Les disciples du Royaume

Le banquet des noces

Itinéraire d’un bâtard

Le défi

La fugue

Sur le pont du bateau

Chemins d’amour

Dalmanutha

Transfiguration et insurrection
- La transfiguration
- L’insurrection

La Dédicace

Correspondances

Béthanie

Gethsémani

Le procès

Golgotha

L’enterrement

Le jour de la Pâque

Le tombeau vide

Les semeurs


lus d’une semaine s’est écoulée depuis mon retour à la maison avec Salomé ; je reste recluse dans ma cham­bre, n’en sortant que pour respirer l’air du jar­din. Je n’ose pas me rendre en ville, de peur de ren­contrer des porteurs de mauvaises nouvelles ou des gens mal intentionnés à l’égard de Jésus. Je suis très inquiète : Où est-il ? Comment vit-il en pays étranger, sans domicile et privé de ma présence ? Rien ne par­vient à me distraire et je meurs d’ennui. Martha est pleine de compassion : « La maladie d’amour peut me­ner à la mort » dit-elle en me voyant dépérir jour après jour.

   Ce soir je n’ai pas quitté la terrasse, mes regards tournés vers Hyppos. « Il se peut que Jésus, pour me retrouver, vogue en ce moment vers Magdala. La mer est claire, cette nuit, et je pourrai l’apercevoir. D’ailleurs, je suis sûre qu’il me fait signe ». Ne dis­cernant aucune barque, je suis retombée dans mon désarroi, me consolant à l’idée que Jésus n’avait pas voulu courir de risques, alors que les hérodiens pa­trouillent sur le lac. Je suis restée hébétée, le regard perdu vers l’horizon comme si, à l’autre extrémité du lac, il me voyait. La brume du littoral, les reflets de la lune sur l’eau, l’ombre fugitive de quelques oiseaux noc­turnes m’assuraient que mon amour me faisait signe de loin.

   Ce matin, à mon réveil, les oiseaux gazouillaient dans les arbres ; peut-être chantaient-ils pour dissiper ma détresse de la veille. Ah, si j’étais Salomé, je leur répondrais en chantant la peine de mon cœur ; mais Salomé elle-même ne psalmodie plus, comme lors de notre retour à bord du bateau. Jadis attentive aux voix de la nature, au chuchotement des ondes com­me au gazouillis des oiseaux, elle est devenue taci­turne et secrète. Elle semble rechercher en elle une voix qu’elle ne parvient plus à retrouver dans la na­ture. Comme moi, elle doit ressentir la maladie d’a­mour, car Jean est au loin. Toutes deux, nous nous étiolons.

   Je suis descendue au jardin : Salomé était assise de­vant des roseaux frémissants de passereaux. Je me suis approchée sans bruit, et j’ai attendu. Ce ne fut pas long : elle avait entendu le message des oiseaux et se mit à chanter d’une voix douce, comme dans un dialogue avec eux.

Pourquoi ce froissement au clair du jour,
D’ailes fringantes au creux des roseaux ?
Vous livrez-vous aux doux plaisirs d’a-
[mour     
Pour féconder vos œufs, gentils oiseaux ?

Nous nous réjouissons du grand labour
Qui a changé nos nids en des berceaux.
Chantes-tu, fille, pour nous à ton tour,
Remplaçant les joueurs de chalumeau ?

Ton ventre est une douillette couche
Où dort ton fils encore, mais il désire
Déjà que tu l’embrasses sur la bouche.

Ah ! Chante, fille, afin que ton amant
Comprenne, alors que dans son cœur sou-
[pire,
Que son aimée est mère d’un enfant.
Salomé, tu chantes de nouveau ! Tu brises le silen­ce qui nous opprime, et effaces la distance qui nous sépare de nos amants ! Mais qui t’a appris que tu es enceinte ?
- Les oiseaux ! Les passereaux, les alouettes... J’ai en­tendu un froufrou dans les roseaux et j’ai compris qu’ils se réjouissaient que leurs nids soient devenus un berceau.
- Et ton sein un nid, n’est-ce pas ? Comment la liesse des oiseaux a-t-elle pu t’en convaincre ?
- Ce matin les oiseaux ont deviné mon état et s’en sont réjouis, car au creux de leurs nids leurs œufs le préfiguraient.
- Comment est-ce possible ? Tu n’as pas eu beau­coup de relations intimes avec Jean.
- Une seule nuit a suffi ! Rappelle-toi celle qui a suivi notre retour de Dalmanutha : Jean voulait repartir avec son frère, mais je l’ai convaincu du danger qu’il courait, avec nos ennemis qui rôdaient encore. Alors il est resté à la maison.
N’a-t-il rien invoqué pour refuser de dormir avec toi ?
Il voulait passer la nuit avec son frère !
" Tu comprends, me disait-il, j’aurais de la peine à lais­ser mon frère seul cette nuit.
" Je vois que la solitude de ton frère te tient plus à cœur que la mienne ! Il a rougi et s’est tu. Jean, je crois que malgré mon amour, tu vis toujours le cau­chemar de la jeune fille morte.
" Pourquoi parles-tu de cauchemar, comme si c’était un rêve ?
" Il y a des rêves qui surviennent dans le sommeil, et d’autres que nous faisons les yeux ouverts, sous l’im­pulsion de désirs refoulés dans les profondeurs de no­tre conscience.
" Oh, Salomé, que tu es devenue savante ! Mais peut-être mes hésitations viennent-elles de ce que je crains la clairvoyance de la femme ?
" Craindrais-tu la lumière, toi qui es séduit par de su­bli­mes et divines pensées ?
" Oui, celle de cette lampe que Jésus avait confiée à Jeanne, rappelle-toi !
" Je me le rappelle si bien que, maintenant, le Sei­gneur me confie cette lampe pour éclairer le chemin de notre amour ". Il y eut un moment de silence, le regard de Jean se dérobait. Craignant de le perdre une nouvelle fois, je me suis approchée de lui : " Jean, quand tu soufflais dans la bouche de la jeune morte pour la ressusciter, était-ce moi que tu embras­sais ?
" Tu étais bien loin de ma pensée. Je n’avais qu’une hantise : ressusciter cette fille.
" C’était sans doute ton intention, mais tu n’agissais que pour te dégager de l’imbroglio de tes sentiments. Tu m’as aimée, et tu m’aimes toujours, jusqu’à m’ex­alter comme l’incarnation d’une beauté céleste, fem­me angélique par laquelle Dieu voudrait te con­duire à Lui. Au reflet de cette image, je n’étais pour toi qu’une morte, me comprends-tu ? Mes yeux per­daient leur regard, le sourire se figeait sur mes lèvres muettes et la passion abandonnait ma chair ! Tu as confié toi-même à la devineresse que la femme n’est si belle que dans son sommeil, surtout lorsqu’il re­joint celui de la mort. Pour satisfaire ton désir pro­fond, je m’abandonnais dans tes bras comme une morte !
" C’est vrai : je t’embrassais et ta peau était glacée, ton baiser amer à mon cœur. Je cherchais à te ré­chauffer de mon haleine, en vain ! Malgré mes ef­forts, j’avais le sentiment de mourir.
" Tu mourais à l’amour, car tu embrassais une mor­te.
" J’ai donc décidé de renoncer à l’amour tout en te restant attaché, toi la personne la plus chère, car Dieu m’appelait à rester vierge et me punissait d’avoir por­té atteinte à celle qu’Il se réservait d’aimer. Cette con­viction est devenue certitude quand la voyante m’a dit que, la mort m’ayant étreint, je donnerais la mort à toute femme qui m’embrasserait sur la bou­che.
" Saisis-tu, maintenant, qu’en cherchant à ressusciter la jeune morte, tu t’efforçais inconsciemment de m’ap­peler à la vie par ton amour ? Mais tu n’es pas parvenu à la ressusciter, et tes efforts n’ont pas ré­us­si non plus à me rendre amoureuse, car tu étais in­capable d’aimer !
" Et que penser des paroles de la voyante m’en­joi­gnant de rester vierge ?
" La pleureuse voulait dire ainsi que ceux qui sont morts à l’amour ne peuvent approcher une femme sans la détruire.
" Celui qui veut rester vierge se tue donc lui-même, et la femme avec lui ?
" Certainement ! Dire qu’une femme est l’objet de l’amour de Dieu est un non-sens. Que serait un Dieu séparant la femme de l’homme au moment où Il la lui donne, et mutilant son œuvre quand Il vient de la réaliser ? Un guerrier qui combat les hommes pour ravir leurs femmes ? Mettrait-Il en l’homme le désir de la femme, et en elle celui de l’homme, pour les sacrifier à son bon plaisir ? " Me voyant si exaltée, Jean a blêmi. J’aurais dû me retenir mais, poussée par une souffrance longtemps refoulée, j’ai poursui­vi : " Tu as connu la douleur de celui qui pressent la mort quand il veut redonner la vie, et tu sais par ex­pé­rience la torture d’un amour qui fait perdre le bon­heur, mais tu ignores la souffrance de l’amou­reuse qui s’abandonne aux bras de son amant alors que son amour la détruit. Jean, je l’ai éprouvée quand tes étrein­tes, loin de m’épanouir, me ligotaient, et que la couche d’amour se changeait en cercueil !


Salomé s’est soudain tue. Je l’ai prise dans mes bras :
- Je comprends maintenant les paroles de Jésus : « Il y a des eunuques qui naissent ainsi ; il en est qui se mutilent pour le Royaume ». Il veut nous préserver de l’ascétisme par lequel les hommes fuient les fem­mes, prétextant qu’elles seraient des anges ou des dé­mons. Jésus a dû en connaître beaucoup de cette es­pèce, surtout au désert, mais il en est sorti pour venir vers moi. Dieu rira bien des anachorètes qui se pré­senteront au Royaume avec un sexe mutilé !
- Pas de nous, Maria, car nous y entrerons dans notre intégrité et chargées d’une fructueuse mois­son... Crois-tu que la parabole des talents fait allusion au sexe ?
- Sans aucun doute, car Jésus a comparé le Royaume de Dieu à un banquet nuptial, qu’il a voulu réaliser dans notre mariage : il n’y a pas convié les décédés de l’amour, mais tous les fous d’amour, comme toi, Salomé !
- Quelle merveille ! Après avoir plagié la femme mor­te, nous ressuscitons à l’amour !

- Après notre étreinte, Jean me regardait, ébloui : " Sa­lomé, que tu es belle ! Je délirais quand je sou­haitais te voir incarner la femme idéale, imaginée dans le désert de ma solitude. Cette image divine, tu la cachais au fond de toi, et l’amour l’a fait surgir de ton regard et de ta chair. La femme n’est jamais aus­si belle qu’après l’amour !
" Elle est encore plus belle, ai-je repris, en devenant mère. Son visage, alors, acquiert la plénitude de sa fraî­cheur et est prêt à accueillir le sourire de son en­fant...
" De lui seul ?
" Son époux, également, découvrira l’image de son fils en la contemplant...
- Je crois que Jean s’est mis en route, pressé par ce désir. Mon cœur l’a pressenti, et à l’appel de mon po­ème, les oiseaux ont chanté sa prochaine venue.


Salomé ne s’était pas trompée : Jean arriva le soir mê­me. Nous étions dans le jardin quand nous avons entendu frapper au portail. J’ai laissé Salomé l’em­brasser la première.
Salomé, Salomé, tu es transformée, transfigurée mê­me : si belle que s’efface l’image idéale. Que t’est-il arrivé, ma chérie ?
- Oh, Jean ! Je n’ai pas eu besoin de maquillage : d’un même mouvement, Dieu a rapproché mon ima­ge de ton visage, pour concevoir l’être unique qui nous ressemble !
- Tu es merveilleuse !
Jean la serrait dans ses bras, son visage reprenait des couleurs, jusqu’à s’illuminer.
- Je ne te savais pas voleuse au point de me ravir à moi-même !
- Tu n’auras guère de peine à te retrouver, tu pourras toujours descendre dans mon jardin !

   Jean rappela alors les paroles de l’époux du Canti­que des Cantiques :

Tu es un jardin clos, ma sœur, ma fian-

   Les paroles du Cantique, qui ne m’étaient pas di­rec­te­ment destinées, me parvenaient chargées d’a­mer­tume. Je n’étais pas jalouse, mais souffrais que mon sein ne soit pas encore un jardin fécond. Voyant ma tristesse, Salomé s’approcha : « N’es-tu pas un jar­din bien plus précieux ? Imagines-tu que ton époux puisse renoncer à y pénétrer ? »


Assis près de la fontaine, nous prenions des fruits dans une corbeille apportée par Martha, les dégustant avec du pain. Anxieuses d’avoir des nouvelles, Mar­tha, Salomé et moi interrogions Jean du regard. « Sans doute vous demandez-vous comment Jésus parvient à se nourrir, s’habiller et s’abriter pour dor­mir. Il n’est pas inquiet, car il a appris à se nourrir comme les passereaux et à s’habiller à la manière des lis : sa vie est une parabole. Nous avons d’abord con­nu une vie errante, allant de ville en ville, de la Déca­pole à la Phénicie, passant par la Trachonitide. En chemin, nous songions aux pérégrinations de nos pè­res Abraham, Isaac et Jacob, et Jésus nous mon­trait l’analogie de leurs voyages avec nos errances. En­core angoissés par ce qui nous était arrivé à Dal­ma­nutha, craignant d’être poursuivis même en terre étrangère, nous avons gardé l’espérance en notre mes­sage. Notre confiance ne nous interdisait pas de saisir les opportunités que chaque pays offrait pour notre subsistance. Nous nous sommes partagés en équipes de travail, de menuiserie et de ferronnerie sur­tout, mais nous étions disposés à tout entrepren­dre selon les besoins.
« Nous avons ainsi pu découvrir des gens de races et de coutumes différentes, des émigrés et des exilés, qui partageaient avec nous la nostalgie du pays natal tout en restant critiques à son égard. Les Juifs de la Diaspora sont très ouverts, presque tous libérés spiri­tuellement, même s’ils habitent toujours dans un ghet­to. Le travail en commun a facilité notre entente : l’action avant toute parole devient instrument de com­munication et respecte les convictions de chacun, l’amour guide la parole et non l’inverse.
« Jésus a été profondément transformé par cette ex­périence. Après Dalmanutha il était taciturne et par­lait peu : on aurait dit un prophète que l’Esprit de Dieu a quitté. Mais après ces rencontres, il s’est plon­gé dans une profonde méditation qui l’a trans­figuré, lui rendant son regard vif et profond, sa parole assu­rée. Vous pouvez le comprendre, mes sœurs, vous dont le visage s’éteint ou s’illumine aux mou­ve­ments de votre cœur ! Alors qu’il avait cessé de dé­chiffrer les événements de l’existence à la lumière des Écri­tures, il s’est remis à interpréter les cir­cons­tances du moment pour mieux y appréhender la volonté de Dieu. Non seulement il se montrait un vé­ritable maî­tre d’œuvre dans l’édification de maisons ou la fabri­cation de tables et de coffres, mais il était redevenu notre maître à penser.


J’avais écouté Jean les yeux clos, pour laisser ses pa­roles pénétrer au plus profond de moi.
Maria, toi aussi, tu es transfigurée !
- Oui, Jean, l’amour a illuminé mon visage, terni de­puis le retour de Dalmanutha. Tu as éprouvé toi-même cette flamme intérieure : Jésus n’est pas seule­ment envoyé par Dieu pour la rédemption d’Israël, mais pour jeter un feu sur la terre. Il me tarde de le voir se répandre partout !
Maria, tes intuitions t’emportent trop loin : Jésus n’a pas renoncé à être prophète en Israël. Selon l’o­racle de Malachie, il a compris que Dieu lui confiait, com­me ange de l’alliance, l’annonce de sa venue et la purification du temple. Il m’a envoyé maintenant pour inviter les disciples à Césarée de Philippes, en­tendre son nouveau message.




Roman achevé en 2002




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