ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



Chronique  de  Marie-Madeleine



Roman





Chapitre 13 - Béthanie :

Le second amour



La logique ou l’art de penser, de Nicolle et Arnauld, 1664 





Présentation


Texte intégral :

La rencontre d’amour

Les disciples du Royaume

Le banquet des noces

Itinéraire d’un bâtard

Le défi

La fugue

Sur le pont du bateau

Chemins d’amour

Dalmanutha

Transfiguration et insurrection

La Dédicace

Correspondances

Béthanie
- Le second amour
- Sous le signe de Jonas
- Pâque
- L’onction
- Le baiser
- Adieu

Gethsémani

Le procès

Golgotha

L’enterrement

Le jour de la Pâque

Le tombeau vide

Les semeurs


e me suis rendue à Jérusalem une semaine avant la Pâque, avec Salomé, Jeanne et Myriam. Nous avons profité d’un groupe de pèlerins qui venaient de Mag­dala et de Capharnaüm. Je me faisais du souci pour Salomé, qui était au début de sa grossesse, et pour Myriam en raison de son âge, mais le voyage s’est bien passé.
   Nos relations avec nos compagnons de route ont été très cordiales, même si nos motivations étaient différentes : ils montaient à Jérusalem pour fêter la sortie du peuple de l’Égypte, et nous pour célébrer une fête qui en symboliserait le retour. J’avais infor­mé Jeanne et Salomé des intentions de Jésus, elles sa­vaient donc qu’elles ne quitteraient pas la patrie, mais considéraient notre départ comme un événe­ment de grande importance, qui aurait des consé­quences pour tout le peuple.

   À Béthanie, nous nous sommes séparées de nos compagnons pour retrouver Simon. Nos relations s’étaient tellement modifiées que je me demandais si j’allais revoir mon ancien amant ou mon père ! Il nous avait réservé la même maison, le rez-de-chaus­sée pour Jésus et moi, la chambre haute pour mes sœurs et pour la mère.


Nous attendions Jésus. Comme la nuit avançait, j’ai proposé à mes sœurs de se coucher et de me laisser veiller. En réalité, je me souciais de mon désir plus que de leur fatigue : je préférais être seule à son arri­vée. Me revoir en ce lieu comme lors de la Dédicace m’avait replongée dans la même angoisse qu’au mo­ment de son arrestation : je savourais ma solitude, prenant ainsi une part plus intime à sa souffrance et à son isolement. J’ai allumé la grande lampe de la cham­bre et ouvert la fenêtre, afin qu’il voie que je l’attendais. Je demeurais à la fenêtre, à l’affût du bruit de ses pas.

   Soudain, Jésus est arrivé, accompagné d’un servi­teur qui, après m’avoir saluée, est reparti aussitôt. Jésus s’est exclamé en m’ouvrant les bras : « Oh Ma... » Mais au lieu de tomber dans ses bras, je me suis esquivée en pleurant.
Maria, tu m’as attendu pour me fuir ?
- Ô Rabboni, ai-je répondu en l’embrassant, j’ai vécu si longtemps loin de toi qu’en te revoyant j’étais com­me hors du temps. La surprise, plus que le désir, m’a envahie. Que tu es changé ! Si différent du pro­phète que je côtoyais : ta peau est moins hâlée, tes yeux plus clairs, ton cœur...
- Maria ! Mon cœur n’a pas changé, car il est demeu­ré près de toi !
- C’est vrai, mon amour ! Nous avons alors ri, mais seules nos lèvres y participaient, non le fond de nos âmes ; nos voix résonnaient dans la salle comme si elle avait été vide, et les meubles frappés par l’éclat de la lampe projetaient des ombres en mouvement.
- Viens, lui ai-je dit, inquiète, je vais te montrer la chambre...
- Faisons d’abord quelques pas dans le bois, j’aime tant me promener la nuit.


L’air était frais, une brise légère faisait miroiter les feuilles d’olivier, le ciel était étoilé. « Regarde les étoiles, Jésus... Elles sont grosses, frémissantes... En trouverons-nous de semblables chez les Gentils ? »

   Jésus ne répondait pas. Son regard suivait alentour les sentiers qui se faufilaient parmi les arbres.
- Tu es soucieux, Jésus; tu cherches par où t’enfuir...
- Sois sans crainte ; ne sommes-nous pas venus ici pour nous évader ? N’avons-nous pas amorcé le vo­yage de retour vers l’Égypte ?
- Je ne t’ai pas encore rendu ton cœur, et tu ne pour­ras pas partir sans moi !
- Bien sûr, Maria. Il était redevenu triste et des fris­sons parcouraient mon corps.
- J’ai froid ; vois, la flamme de la lampe crépite, elle aussi, à cause du froid. Retournons à notre chambre.


Nous nous sommes assis sur le lit. Après un moment de silence, Jésus a repris :
- Tu es angoissée que je sois revenu à Jérusalem... J’ai aussi quelques soucis, mais j’ai désiré ardem­ment manger la Pâque avant de partir : demain, je l’espère, avec tous les disciples, ce soir avec toi.
- J’en aurais été heureuse, mais je n’ai rien préparé.
- Oublie l’agneau, Maria, il ne sera pas nécessaire : nous fêterons la Pâque en appelant à la vie l’enfant qui hante ton désir. Moi aussi, je l’attends !
- Tu me combles de joie, mais en quoi sera-t-il as­socié à la Pâque ?
- Au temps où notre peuple vivait en Égypte, le Pha­raon a ordonné aux sages-femmes de mettre à mort les enfants mâles dont accoucheraient les mères jui­ves : il voulait extirper la race juive de la terre. Mais les sages-femmes ont désobéi, les mères juives ont gardé leurs garçons et sauvé notre génération. C’est cet événement qui donne son sens à la Pâque, plus que la traversée de la Mer Rouge. Dieu est intervenu avant que le peuple ait quitté le pays : dès sa sortie du sein maternel.
« Or tous les enfants naissent aujourd’hui comme les fils d’Israël au temps du Pharaon : lorsqu’un enfant naît, il n’est pas considéré comme un homme, car il n’a pas encore d’existence légale. À Rome, par exem­ple, le père doit le reconnaître, sinon il est tué et jeté aux ordures. Chez nous il doit passer au crible de la Loi : il est brûlé avec sa mère s’il est né d’un adul­tère, il vivra avec un statut de bâtard, assimilé à un escla­ve, si ses parents ne sont pas coupables. C’est par la volonté des hommes, et non par la naissance, que l’enfant est accueilli dans le genre humain.
« Tu sais que je suis né comme un rebut de la so­ciété. Si je vis encore, c’est que ma mère s’est ré­voltée contre la Loi et m’a exposé dans une crèche, comme la mère de Moïse le fit dans une corbeille sur les eaux du Nil. L’heure est venue où Dieu revendi­que pour tout enfant le droit à la dignité dès la nais­sance. Dieu, créateur du premier homme, l’est aussi de tous les hommes passés, présents ou futurs. Jadis, Il façonna l’homme sur la terre aride ; aujour­d’hui Il vient en l’homme et la femme, dans l’étreinte de leur amour.

L’Esprit devient âme
de cette chair qui se forme:
Il s’agite dans un corps.
L’Esprit devient sang
de ces veines qui se gonflent:
Il bat dans un cœur.
Un enfant grandit dans ton ventre,
femme,
plein de vigueur et de grâce.
Quand il naîtra
il oubliera le silence et la nuit
de son passage dans la Mer Rouge
pour sourire à l’éclat de tes yeux,
et l’Esprit se fera Parole.
« Cet enfant pourrait-il attendre d’être reconnu pour être un homme ? De quel droit les hommes établi­raient-ils une loi invalidant son appartenance à l’hu­manité ? Réjouissez-vous, hommes, et pliez les ge­noux devant l’enfant en train de naître, il est Dieu avec vous. Cessez de consulter vos généalogies, aban­donnez vos rites de purification, il est pur et sain, l’enfant issu du sein de la femme !
- On dirait que tu t’es éloigné de moi : tu parles com­me si tu t’adressais à des rois, des princes, des lé­gis­la­teurs, des chefs de famille, ta voix est forte comme le tonnerre dans un désert, alors que je suis seule ici, à t’écouter !
- Oui, je me suis laissé emporter par l’Esprit, et j’ai parlé comme à une foule, mais tu méconnais la puis­sance de la femme, qui porte en elle le germe des peuples quand l’amour s’empare de son cœur. Les sages-femmes étaient de faibles créatures, devant la toute-puissance du Pharaon, et cependant elles ont sauvé le peuple juif. Tu es une femme qui n’a pas craint de s’unir à un bâtard, car tu espères que ton enfant sera libéré du pouvoir des hommes.

   Jésus souffrait toujours de la condition de sa nais­sance. Ses combats, sa vocation prophétique, son em­prise sur les foules n’étaient pas parvenus à cica­triser l’ancienne blessure. Il n’avait pas refusé la pa­ternité en raison de sa mission prophétique, com­me il l’avait prétendu, mais sous la hantise de cette tache originelle. La naissance d’un enfant était sa traversée de la Mer Rouge. Je me suis jetée à son cou : « Ces­se de te tourmenter : je porte en moi des peuples et des nations, je concevrai un enfant légiti­me et libre. Mon amour s’institue de droit divin, au-dessus de tout autre droit et tradition fondés sur la volonté de l’homme. »


Nous étions immobiles l’un près de l’autre, sous l’emprise d’une résolution qui nous transportait au-delà de nous-mêmes.
- Que nous arrive-t-il, Jésus ? Nous refuserons-nous à l’amour quand nous parvenons à sa perception la plus pénétrante ? Je suis si impliquée que je me trou­ve au seuil d’un lieu sacré où personne n’ose entrer de crainte de s’y consumer. Un jour tu m’as dit que l’union de l’amour est le véritable « Saint des Saints », où Dieu vient manifester sa gloire. Moïse n’a pas osé s’approcher du buisson ardent !
- Nos préjugés nous paralysent. Les religions ont séparé ce que Dieu avait uni : chair et esprit ; mais Dieu inspire notre étreinte, afin que l’enfant devienne notre chair. L’Esprit ne l’atteint qu’en étant en nous intuition et passion.
- Pourquoi les sages-femmes ont-elles désobéi et sauvé les enfants ?
- Parce qu’ils étaient beaux, dit la Bible.
- Alors, notre enfant sera beau ! Comment l’imagi­nes-tu ?
- Tu es si belle que je ne saurais l’imaginer plus ra­vis­sant que toi ! Et toi, parviens-tu à te le repré­sen­ter ?
- Si c’est un garçon, j’aimerais qu’il ait les yeux aussi clairs que les tiens et ta peau bronzée.
- Si c’est une fille, ses yeux seront noirs et perçants comme les tiens, sa peau d’ivoire, ses lèvres dispo­sées au sourire...
- Nous manquons d’imagination ! Et si ses yeux étaient bleus, sa peau blanche et ses cheveux blonds ?
- Je dirais alors qu’en ton sein il y a beaucoup de peuples et de nations ! Et nous avons ri.
- Puisque nous n’avons pas d’imagination, ai-je re­pris, je l’appellerai Ammi, si c’est un garçon, car tu as vécu comme Lo-Ammi.
- Si c’est une fille, elle sera Ruchama, afin qu’en elle tu ne sois plus Lo-Ruchama.

   Plus aucune question ne me troublait, je me suis abandonnée à lui, heureuse de l’oindre de la senteur de ma peau. J’étais comme une fleur dérivant au fil de l’eau, sans souci, car il m’était agréable de respirer par la bouche de celui que j’aimais.




Roman achevé en 2002




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