u matin, nous nous sommes rendus dans la salle. Au bruit que nous avons fait, nos sœurs et la mère sont descendues. Très élégantes, joliment coiffées, le regard pétillant, Salomé et Jeanne ont couru à la rencontre de Jésus, les bras tendus :
- Jésus, Jésus, tu es venu !
- Quel plaisir de vous revoir, mes sœurs, a dit Jésus en les embrassant. Que vous sentez bon ! Avec quelles fleurs et quelles herbes préparez-vous votre parfum ?
- Tu sais bien que cela reste un secret de femmes : c’est le produit de leur filtre d’amour, qui véhicule leur charme et leur pouvoir de séduction !
- Vous avez donc envie de me séduire ?
- Pourquoi pas ?
- Ce n’est plus la peine, vous avez déjà réussi ! Si tu savais, Salomé, combien tu m’as manquée. Heureusement, ton chant m’a poursuivi.
- Alors que tu étais si loin ? Pourtant j’ai cessé de chanter depuis ton départ.
- Peut-être avais-tu oublié ta voix dans un coin de mon cœur ! Et toi, Jeanne, tu avais laissé ta lampe dans un autre, car elle a éclairé mon sombre séjour.
- Mais moi, je n’ai pas quitté la nuit, a répondu Jeanne.
- Votre conversation devient bien morose, mes sœurs : vous pensez sans doute à mon départ.
- Ton départ ? S’est inquiétée la mère.
- Excuse-moi, mère, de ne pas t’avoir révélé le secret que j’avais confié à Salomé et à Jeanne, mais j’ai préféré que tu l’apprennes de Jésus lui-même.
- Cela ne doit pas te surprendre, puisque tu m’as toujours exhorté à partir, a repris Jésus ; et il l’a embrassée.
- Je l’avais compris dès le jour de ta naissance. Ta mère ne t’a pas mis au monde en t’engendrant, mais quand elle t’a exposé et s’est enfuie, comme pour répondre à un appel.
- Oui, mère, je ne viens ici qu’avec l’intention de repartir pour répondre à l’ultime appel de Dieu. Maria et moi fêterons la Pâque comme nos pères, en nous mettant en chemin. Eux sont partis d’Égypte vers la terre promise ; nous, nous ferons le chemin inverse, de la terre promise en Égypte. Dieu m’appelle à célébrer avec vous une Pâque nouvelle.
Nous étions soulagées à l’idée que ce départ marquait la célébration d’une Pâque nouvelle, et fières d’être les premières à en connaître le secret. En attendant les disciples, nous avons préparé la maison pour bien les accueillir.
Ils sont arrivés l’un après l’autre, comme des fugitifs craignant d’être repérés. Ils étaient très heureux de revoir Jésus, mais leur attitude trahissait qu’ils se sentaient coupables. Jésus s’est approché d’eux sans manifester aucun reproche, leur témoignant toujours la même affection, enjoué, faisant même de l’humour. « Alors, Céphas, toujours en forme ? André, Jacques, avez-vous repris votre travail avec joie ? » Et il les embrassait. Dès qu’ils furent tous auprès de lui, il prit la parole :
- On a frappé le berger et le troupeau s’est dispersé, mais il a pu se rassembler de nouveau : j’ai absolument tenu à ce que nous nous rencontrions, même au péril de ma vie. Ce que j’ai souvent dit à des paralytiques, je vous le répète maintenant : « lève-toi et marche ! » Mais je ne dois pas vous cacher que cette épreuve m’a désemparé et que j’ai douté : devais-je poursuivre ma mission, ou y mettre un terme ? Me livrer à ceux qui m’avaient condamné, ou leur résister ? J’ai donc cherché à déchiffrer les signes de Dieu dans l’esprit de ma prophétie, et je sais maintenant ce que le Seigneur attend de moi ! Mais avant de vous exposer sa réponse, je souhaiterais que Judas nous dise ce qu’il a fait en mon absence.
- Maître, répondit Judas avec assurance, je ne suis pas resté inactif ; j’ai au contraire multiplié les contacts pour t’offrir des possibilités concrètes de reprendre ta mission. Mais il faut d’abord que je précise aux frères la situation, qu’ils connaissent mal car ils sont loin de la vie complexe de la cité.
« Le pouvoir est aux mains des sadducéens, hommes très avertis et très riches, mais moins soucieux des espérances du peuple que de la stabilité de l’État. Bien qu’Anne soit le grand prêtre nommé par les Romains, Caïphe continue à tenir effectivement les rênes du pouvoir. Auprès d’eux se trouve la secte des pharisiens, gens très instruits dans les Écritures, qui se considèrent comme les guides du peuple dans l’observation de la Loi et des traditions. Rigoureux, intransigeants, ils ont dans la vie religieuse et éthique un pouvoir égal à celui des sadducéens dans l’ordre de l’État. Ce sont les ennemis les plus redoutables de notre mission, mais certains d’entre eux voient notre mouvement avec intérêt, car ils espèrent qu’il nuira au pouvoir excessif des sadducéens ; ceux-là peuvent nous aider, ou du moins ne pas contrarier notre action. Nous avons par contre l’appui des zélotes, qui considèrent ta mission prophétique comme un moyen efficace d’amener le peuple à défier le pouvoir des sadducéens.
« J’ai donc cherché à nous assurer la neutralité des pharisiens et l’aide que les zélotes pourraient nous apporter. Je suis persuadé que les conditions pour que nous occupions le temple avec succès sont réunies. Quant à toi, Jésus, tu pourras espérer obtenir du peuple la reconnaissance de ton prophétisme. Beaucoup te croient mort, certains à l’étranger, d’autres enfin pensent que Dieu te cache comme mort, pour te redonner vie en temps opportun. Si tu te présentes au temple, beaucoup seront avec toi et les zélotes nous aideront. Nous serons là pour exciter le peuple par nos cris et nos exhortations : notre échec nous a enseigné à être plus avisés.
Après un temps de réflexion, Jésus répondit, un sourire aux lèvres : « Si j’étais un chef de parti, ce plan m’offrirait peut-être une chance de prendre ma revanche. Mais je ne le suis pas, je suis un prophète entièrement soumis à la volonté de Dieu. Réfléchissons objectivement à ton plan : il réussit, ou il n’aboutit pas. S’il réussit, qui en bénéficiera ? Pas moi, bien sûr, mais le parti qui m’aura appuyé et dont l’ambition sera d’incarner la volonté populaire. Et s’il n’aboutit pas, crois-tu que les partis en jeu sortiront de l’anonymat pour assumer la responsabilité d’une sédition ? Certainement pas ! Ils déclareront qu’ils sont étrangers à l’affaire et rejetteront toute la responsabilité sur les autres acteurs. »
Blême, Judas voulut répondre, mais Jésus poursuivit : « Tu sous-estimes nos adversaires. Crois-tu que les sadducéens, qui disposent des informations recueillies par les scribes, ignorent ce que vous êtes en train de tramer ? Mon pauvre ami, ils sont plus rusés que toi ! Peut-être même te laissent-ils agir pour mieux tendre leur piège ! Mais enfin, là n’est pas le problème. Je suis venu ici avec un plan différent qui convient, lui, à un prophète. Le message d’Osée ne s’est pas accompli, non pas parce qu’il était vain, mais parce que le peuple a refusé de l’accepter. Dieu a rejeté Israël ! Je n’en suis pas moins un prophète, qui n’a pas été envoyé pour libérer Israël, mais les nations. Je suis venu donner le signe que les pharisiens attendaient de moi : celui de Jonas. Jonas a été envoyé par Dieu pour convertir Ninive, je suis appelé à convertir les nations. Je suis venu vous annoncer que je pars pour aller dans les nations ! »
Nous, les femmes, nous ne fûmes évidemment pas surprises par ces paroles, mais elles les laissèrent tous pantois, surtout Judas :
- Maître, cette décision contrecarre tout ce que j’ai entrepris, mais surtout elle nous met tous en danger. Quant à toi, comment te défendras-tu contre ceux qui t’accusent d’être ennemi de la Loi et du judaïsme, puisque tu ne prêches plus la restauration d’Israël, mais sa destruction ? Non seulement ton message ne me concerne plus, mais je dois, en conscience, m’y opposer. Je suis Israélite et je crois fermement à l’élection du peuple juif pour le salut du monde. À te suivre, je me détacherais de la foi du peuple et de nos pères. Prétends-tu être un prophète supérieur à Moïse ?
- Je comprends ton déchirement : mon message est bouleversant, mais il n’est pas aussi nouveau que tu le crois. Il suffit de lire attentivement les prophètes, et d’abord Osée, pour se convaincre que le rejet d’Israël est déjà prononcé.
- Maître, la foi n’est pas seule en cause, que dirai-je à tous ceux avec qui j’ai élaboré ce plan ? Que m’arrivera-t-il à moi-même ?
- Je ne suis pas engagé par vos plans ! Les partis qui t’ont aidé cherchent à en tirer avantage sans courir de risques. Je ne suis pas obligé à leur égard, car s’ils s’engagent à mes côtés, ils ne chercheront que leur intérêt, et non à soutenir mon action. Ils ne peuvent pas m’accuser de me retirer, puisque je n’ai rien promis ! Vous m’obligeriez à assumer les conséquences de la défaite dans une bataille où je ne me suis pas engagé !
À ce moment, un envoyé de Simon nous a annoncé que le Sanhédrin venait de lancer un mandat d’arrêt contre Jésus, avec une forte prime pour qui dévoilerait sa cachette. Il nous indiqua aussi les dispositions que Simon avait prises pour nous abriter en un lieu plus sûr : un pressoir dans une oliveraie appelée Gethsémani.
Alors, Jésus s’adressa à Judas : « Nos ennemis n’ont pas attendu ma décision pour agir, ils ont feint d’ignorer vos machinations pour mieux nous prendre. Aviez-vous pris toutes les précautions ? Ta confiance a été abusée, car tu n’as pas prévu qu’en cas d’échec tu deviendrais leur victime. Peut-être étais-tu de bonne foi, mais tu as commis l’erreur de croire que les partis ne chercheraient pas à m’exploiter, et aussi à t’exploiter toi-même. Il te sera difficile, frère, de te sauver sans être tenté de me perdre. Judas, Judas, l’heure est venue de choisir. Jusqu’ici, tu as voulu servir deux maîtres : Dieu et le monde. Tu as joué avec beaucoup d’habileté, mais tu ne pouvais pas toujours échapper à la contradiction. Voici l’heure de la vérité, le moment du jugement de Dieu sur nous ; nous allons enfin savoir pourquoi Dieu nous a placés sur le même chemin ! Tu restes seul arbitre de ce choix, quant à moi, je poursuis ma route en considérant que tu es toujours à mes côtés.
Jésus nous a demandé de nous disperser en ville, avant de nous retrouver à Gethsémani à l’approche du soir. Il ordonna aussi à André et Judas d’avertir le groupe des pèlerins grecs qui l’avaient accompagné de venir le chercher le lendemain à l’aube : le lieu et l’heure de la rencontre leur seraient précisés ce soir. Jésus se mit ensuite en route pour Gethsémani et nous le suivîmes.