arvenue à cet ancien pressoir transformé en habitation, dans un coin de l’oliveraie du Mont des Oliviers, j’ai compris le choix de Simon : cette maison permettrait à Jésus de rester à l’abri de toute indiscrétion et lui offrirait la possibilité de s’enfuir à travers bois en cas d’alerte. J’ai aménagé les lieux pour la réception du soir.
Il faisait déjà sombre quand les disciples sont arrivés, apeurés et sur leurs gardes. Jésus leur a dit :
- Frères ! Comme vos sœurs le savent déjà, j’ai ardemment désiré manger la Pâque avec vous, mais les circonstances m’en empêchent. Cependant, si nous ne pouvons pas manger la Pâque, nous pouvons mieux faire : l’accomplir.
- Tu nous parles de façon énigmatique, Maître, répondit Judas. Comment pourrons-nous accomplir la Pâque, si nous ne mangeons pas l’agneau et le pain azyme ? Je m’étonne aussi que tu aies pu désirer ardemment manger la Pâque, si tu es convaincu du rejet d’Israël !
- Je l’ai désiré pour exprimer sa signification primitive : la commémoration du passage de la Mer Rouge. Mais j’entends aussi l’accomplir au sens nouveau que lui donne mon départ : si je pars, ce n’est ni par plaisir ni par peur, mais pour parvenir au sens qui demeure caché dans cette fête. Notre peuple n’a pas été guidé par Moïse à travers la Mer Rouge et le désert pour devenir une grande nation, mais pour appeler les nations à la reconnaissance de Dieu et les réconcilier dans l’unité de la conscience humaine. Or, puisque Israël a failli à sa mission, la Pâque reste encore à accomplir : les Juifs doivent renoncer à leur vocation de nation privilégiée pour devenir un peuple au service des nations, en vue de la réconciliation des hommes selon l’ordonnance de Dieu au jour de la création.
« Mon départ en marque le début, pour que les hommes se découvrent à nouveau frères. Si nous l’accomplissons ainsi, la Pâque deviendra l’unique événement capable d’effacer les divisions et la guerre qui se sont installées dans le monde depuis la tour de Babel. Le rite devient caduc, car la Pâque n’est pas un fait accompli, mais un événement à venir ; nous ne devons pas la commémorer mais la réaliser. Comme nos pères, nous sommes en fuite, chassés de notre terre, menacés dans notre existence. Nous sommes en marche, en transit...
- L’évocation de la persécution de Pharaon est opportune, Maître, mais de là à accuser les responsables de la nation de vouloir tuer nos aînés !
- Certes, les fils du peuple de Dieu naîtront désormais de la nouvelle alliance d’amour, mais les responsables de la nation chercheront aussi à les faire périr, comme ils tentent de me tuer pour m’empêcher de proclamer cette alliance. Aussi, je veux offrir comme un signe l’enfant qui naîtra de mon union avec Maria, parabole de cette alliance, afin que vous résistiez à la persécution et que vous vous engagiez dans l’amour. La conception et la naissance de cet enfant marqueront le début de la nouvelle Pâque.
- Un enfant ? s’écrièrent-ils d’une seule voix. Maria est enceinte ? Alors qui seront les fils de Dieu : nous, qui croyons à ta parole, ou ton enfant ?
- Pourquoi vous laissez-vous subjuguer par des questions de prestige et par la jalousie ? Mon enfant sera le premier né de tous ceux qui naîtront de la nouvelle Pâque. Soyez sans crainte, frères, lors de la première Pâque, bien des femmes ont traversé la Mer Rouge en portant leur aîné dans leur sein. Maria sera la première de la nouvelle Pâque, car l’enfant qu’elle porte sera sauvé de la persécution.
J’ai observé Judas : il s’était caché le visage dans les mains, pour montrer qu’il ne pouvait en croire ses yeux ; puis il laissa paraître un visage écarlate : « Si je m’attendais à cette nouvelle, Maître ! Tu t’es laissé dominer par la convoitise d’une femme ; je redoutais bien qu’en liant ton message à l’amour d’une femme, elle ne te rabaisse au rang d’un homme ordinaire. »
Il s’était exprimé sans regarder Jésus, comme s’il se parlait à lui-même, mais en réalité il s’adressait à moi, il me disait qu’il avait gagné son pari. J’aurais aimé lui répondre, mais j’ai laissé Jésus le faire.
- Certes, je me suis laissé vaincre par une femme, comme Dieu Lui-même s’est laissé émouvoir par le désir de Sara, de Rébecca et de Rachel, qu’Il a rendues fécondes, mais aussi de Gomer, qu’Il a donnée pour épouse à Osée et qui a mis au monde des enfants bâtards.
- Cependant, quand tu as épousé Maria, n’avais-tu pas renoncé à avoir des enfants ?
- Penses-tu qu’avoir des enfants rende le mariage indigne d’un prophète et du message de Dieu ? Maria et moi avions décidé de ne pas avoir d’enfant, car notre union visait moins la procréation que la représentation en parabole des noces de Dieu avec son peuple. Maintenant, nous signifions que l’enfant qui naîtra de notre mariage sera fils de Dieu.
- Alors, comment te comporteras-tu avec Maria ? demanda Céphas. Vas-tu la répudier pour la reprendre ensuite, ou prendras-tu une étrangère, comme Moïse ?
- Non, Céphas ! Je n’ai pas l’intention de divorcer, mais notre mariage prendra la signification nouvelle de la Pâque, celle de l’alliance que Dieu a promis d’établir avec tous les peuples de la terre. Il passera de l’alliance du Sinaï à celle de la création. Maria, dont le nom est d’origine égyptienne, évoque à la fois la femme des nations et la fille d’Israël. Elle est l’aimée, son nom l’exprime, comme Ruchama était la graciée.
- Je crois comprendre, a dit Jean, que la célébration de la nouvelle Pâque s’accomplira dans le renouvellement de ton mariage, afin que vous figuriez le nouveau couple de l’alliance de la création.
- Exactement, mais vous aurez part, vous aussi, à la célébration. Rappelez-vous le rôle que vous avez joué lors de mon premier mariage : vous étiez les amis de l’époux, l’image du peuple. Vous êtes toujours amis de l’époux, vous serez aussi image des nations.