ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


                              Auteurs Méthode Textes
  Plan Nouveautés Index Liens Aide





Ennio Floris



Chronique  de  Marie-Madeleine



Roman





Chapitre 4 - Itinéraire d’un bâtard :

Qui est ma mère ?



Lettere a Mons. Pietro Bembo, 1560 





Présentation


Texte intégral :

La rencontre d’amour

Les disciples du Royaume

Le banquet des noces

Itinéraire d’un bâtard
- Qui est ma mère ?
- Qui suis-je ?
- Le baptême de feu
- Le désert

Le défi

La fugue

Sur le pont du bateau

Chemins d’amour

Dalmanutha

Transfiguration et insurrection

La Dédicace

Correspondances

Béthanie

Gethsémani

Le procès

Golgotha

L’enterrement

Le jour de la Pâque

Le tombeau vide

Les semeurs


ésus recevait dans la maison de Pierre. La veille, il y avait eu beaucoup de monde : des malades qu’on avait soignés en ville, des exorcisés, des pauvres, des curieux – publicains et Juifs appartenant à diverses sectes – et des « craignant-Dieu », comme nous ap­pelions les étrangers convertis à notre foi. Parmi les frères, moi seule avais le privilège de rester toujours près de lui, « comme son compagnon » disaient les au­tres. Je pouvais donc mieux l’écouter, pourvoir à ses besoins, combler ses désirs. Comme Jésus l’avait dit à Martha, j’avais choisi la meilleure part !


Le thème du rassemblement de ce jour était l’an­non­ce du Royaume :
- Le Royaume de Dieu est proche : vous lisez dans le ciel s’il fera beau, s’il pleuvra ou s’il y aura du vent, mais vous ignorez les signes des temps. Pendant des siècles, nous avons attendu la Terre Promise, or cette Terre est devenue la propriété de quelques familles qui se sont enrichies en appauvrissant les autres et en les asservissant. Le troupeau a grandi, mais les ber­gers sont devenus des larrons... que dis-je, des loups ! Qu’il est triste, le peuple que Dieu a choisi pour annoncer sa parole ! On parle de nombreuses langues, dans ce pays, et les gens n’arrivent pas à se comprendre, aussi sont-ils devenus muets. Il y a un désert dans le bruit des villes : nous sommes étran­gers les uns aux autres, nous nous côtoyons sans nous entendre.
- Maître, intervint un des auditeurs, Jean aussi a an­noncé que le Royaume de Dieu est proche. Qu’y a-t-il de nouveau dans ton message ?
Jean est venu réconcilier les frères avec les frères, les enfants avec leurs pères, les belles-filles avec leurs belles-mères, les fils d’Abraham avec les na­tions.
- Et toi, qu’as-tu encore à faire, si nous sommes tous réconciliés ?
- Je suis venu séparer ce que Jean a uni !
- En faisant ça, tu détruis son œuvre ! S’il nous a rap­prochés du Royaume de Dieu, tu nous en éloi­gnes ?
- Non, frère. Je suis venu accomplir l’œuvre qu’il a commencée. Il vous a appelés pour vous rassembler, moi je suis venu pour vous disséminer. Si on mois­son­ne et amasse le blé dans les greniers, ce n’est pas pour l’y laisser pourrir, mais pour qu’il soit distribué et semé de nouveau. Dieu ne vous a pas appelés pour le simple plaisir de vous voir rassemblés, mais pour que vous vous dispersiez et vous mettiez à l’œuvre pour une nouvelle création. De l’homme d’aujourd’hui doivent naître les fils de Dieu ; la se­mence récoltée doit être de nouveau jetée en terre pour germer.
- Quelle semence ?
- Que vous êtes lents à comprendre ! La semence, ce sont nous, les hommes, fils de la terre, de la haine, du profit, de la race et du pouvoir, que Dieu appelle à mourir à eux-mêmes pour renaître comme fils du ciel, par l’amour. L’heure est venue où l’homme ne vivra plus du soutien de ses pères, mais de l’amour qu’il saura établir avec ses frères.
- Qui es-tu, par rapport à Jean ?
- Nous sommes tous deux envoyés par Dieu, selon la prophétie de Malachie : Jean pour préparer le Royau­me par la réconciliation, moi pour proclamer l’Al­liance.


Jésus parlait encore, quand un des disciples – André, je crois – s’approcha :
- Maître, ta mère, tes frères et tes sœurs sont venus te chercher et t’attendent dehors.
- Qui sont ma mère, mes frères et mes sœurs ? Poin­tant l’index sur les assistants, il ajouta : Je n’ai ni mère, ni frères, ni sœurs ; seul celui qui fait la volon­té de Dieu est ma mère, mon frère ou ma sœur ! Vous non plus n’avez ni mère, ni frère, ni sœur, ajouta-t-il après un silence. Depuis que Dieu, selon le message d’Osée, a condamné notre mère comme pro­sti­tuée, nous sommes tous privés de père, de mè­re, de frères et de sœurs, mais faisons sa volonté, et Dieu deviendra notre père et nous serons tous, l’un pour l’autre, mère, frère et sœur.


Quand les disciples rapportèrent à la mère que Jésus refusait de la recevoir, elle se retira dans un coin et, se recouvrant de son manteau, pleura. Ses enfants ne dirent mot, mais leurs yeux étincelaient de colère. Ils me touchaient car, à entendre Jésus parler ainsi, je m’étais sentie concernée ; il me semblait qu’il parlait aussi de sa femme. Si toute relation familiale n’était pour lui que parabole, une femme ne pouvait être son épouse qu’en accomplissement de la volonté de Dieu. M’approchant de sa mère, je l’exhortai : « Al­lons, courage, mère : Jésus a toujours eu une vision des choses différente de la nôtre, mais je suis sûre qu’il vous aime. »

   Submergée par la douleur elle répétait à mi-voix :
Il devient fou, son esprit s’évade à la recherche de sa mère !
- Sa mère ? N’est-ce pas toi ?
- Je suis sa nourrice, ma fille. Et toi, qui es-tu ?
- Je suis Maria, son épouse.
Il est marié ? Première nouvelle ! Peut-être a-t-il re­trouvé en toi sa mère, qui s’appelait Myriam. Je m’ap­pelle aussi Maria, ajouta-t-elle en pleurant d’émotion.
- Mère ! Lui dis-je en l’embrassant. Me prenant dans ses bras, elle m’appela sa fille. Mère, il y a là un mys­tère : nous portons le même nom, sans doute par­ce que nous sommes liées par une parabole... Ra­conte-moi ce qui s’est passé.
- J’avais alors une vingtaine d’années. Mon mari tra­vaillait à la tâche, tantôt comme menuisier, tantôt comme ferronnier. Nous habitions Nazareth, mais au moment de la moisson et de la vendange toute la fa­mille allait louer ses bras à la campagne ; nous y re­tournions à l’automne, pour les labours et les se­mences. Un jour, au coucher du soleil, je suis rentrée dans la grotte qui nous servait de maison et d’étable, et j’ai remarqué que la crèche débordait de foin frais. « Qui a pu faire ça ? » m’exclamai-je. Je m’ap­pro­chai et vis un bébé couché dedans, entouré de lis. Je sortis pour appeler mon mari et vis une jeune fille qui s’en­fuyait à travers champs. Je rentrai dans l’étable, pris le bébé dans mes bras en le berçant, inquiète et jo­yeuse à la fois. Quand mon mari arriva, je lui pré­sentai le nouveau-né : « Dieu nous a confié un en­fant, nous l’appellerons Jésus ! »
- Pourquoi ce nom ?
- Parce que cet enfant a été sauvé par Dieu, comme Moïse le fut des eaux du Nil.
- Et la mère ? Ne s’est-elle jamais manifestée pour re­voir son fils ?
- Je l’ai revue une fois, un an après, à l’endroit même où elle avait exposé l’enfant. Ce souvenir me serre en­core la gorge ! Je me trouvais dans la grotte, en train de préparer le repas des moissonneurs ; Jésus près de moi trottait librement, car il commençait à marcher. Une jeune fille s’est approchée de lui ; elle devait avoir dix-sept ou dix-huit ans et était fort jolie. Fascinée, elle regardait l’enfant qui lui souriait puis s’est tournée vers moi :

« C’est ton enfant ?
« Bien sûr ! » Son visage s’est refermé, ses yeux se sont embués de larmes.
« Voudrais-tu un enfant, toi aussi ? Ne pleure pas, le Seigneur te le donnera, Lui qui a rendu fécondes nos mères stériles et qui sait donner des fils à celles qui n’ont pas conçu. » À ces mots, la tristesse as­sombrit encore plus son visage, elle avait du mal à retenir ses sanglots. Se tournant à nouveau vers l’enfant, elle le regarda intensément. Il lui sourit, s’approcha d’el­le et balbutia le seul mot qu’il connaissait : « Ma... man, maman ». Alors, elle se jeta dans mes bras en criant : « Non, je ne suis pas sa mère, je ne suis plus sa mè­re ! »
Lorsqu’elle se fut un peu calmée, je lui demandai : « Comment t’appelles-tu, ma fille ? » La tête enfouie dans mes bras, elle répondit « Myriam » ! « Je m’ap­pelle Maria, moi aussi. Dieu a voulu que nous por­tions le même nom, car nous sommes toutes deux la mère du même enfant !
« Deux femmes destinées à accomplir le plan de Dieu, qui leur demeure caché... Maria, je ne porte pas la responsabilité de la naissance de cet enfant ; je l’ai reçu par surprise, comme toi tu l’as découvert dans la crèche !
« Oh Myriam, mère de mon enfant !
« Maria, mère de mon fils ! »
- Je l’ai tenue serrée dans mes bras, pendant qu’elle me racontait son histoire.
« Au soir de mon mariage, après la fête, mon mari et moi sommes rentrés à la mai­son. Mon mari m’a dit : " Écoute, y­Mriam, je m’inquiète pour le bétail. Mon de­mi-frère, égaré par les réjouissances et un peu ivre, ne lui aura sans doute pas as­sez donné à boire, et je crains les vo­leurs. Je vais m’en occuper et à l’aube, au plus tard, je serai de retour ". Il m’a em­brassée tendrement, puis est sorti. En pleine nuit je l’ai entendu rentrer.
" Tu es déjà de retour ?
" Oui, oui, tout était en ordre et j’ai fait vite !
« Il s’est étendu sur le lit et nous avons fait l’amour. À l’aube je dormais encore quand mon mari, entrant dans la chambre, me réveilla :
" Oh mon aimée, dit-il en m’embrassant, tu dormais comme une chatte qu’on vient de caresser.
" Mais... d’où viens-tu ? Étais-tu ressorti ? Tu aurais dû me réveiller.
" Comment, ressorti ? Je rentre juste des champs, où j’étais allé soigner le bétail.
" Ah mon Dieu ! Pourquoi m’as-tu humi­liée ? Veux-tu ma perte, celle de l’enfant qui va naître et le malheur d’un hom­me ? " Et je pleurais, pleurais, sans pou­voir parler. Mon mari, interdit, n’osait mê­me pas me consoler. Il attendait que je me sois assez reprise pour m’expliquer.
" Un homme est venu quelque temps après ton départ... Il avait ta voix... Il m’a fait l’amour, j’étais persuadée que c’était toi, il faisait si sombre ! Je n’ai rien soup­çonné !
« Alors mon mari, levant le poing droit, le pouce entre l’index et l’annulaire, a mau­dit son demi-frère : " Maudit sois-tu, fils de Canaan qui m’a déshonoré en me fai­sant père d’un bâtard ! Que tes enfants soient chassés de la terre jusqu’à la di­xième gé­nération ! Que tu ne trouves ja­mais la paix dans le Schéol des pères !
« Cependant, il n’eut pas le courage de dénoncer son frère, subissant avec mon fils et moi la malédiction de Dieu. Il me ren­voya : " Va-t’en avec ton enfant ! Dieu, qui t’a humiliée, te sauvera. Mais sors d’ici, que ma maison ne soit pas sou­il­lée d’un adultère. Quitte ce pays et ré­fugie-toi dans la terre d’Agar. "
« Je me suis cachée chez une parente le temps de ma grossesse, puis j’ai accouché seule et exposé l’enfant dans ta crèche. Avant de l’y abandonner, j’ai cueilli des lis et, tout en les disposant autour de lui, je priais Dieu : " Seigneur, je suis in­no­cen­te, je suis sûre que tu le sauveras. Que le par­fum des lis reste toujours sur lui, en si­gne de mon innocence. "
« Ensuite j’ai attendu que quelqu’un vien­ne à l’étable ; quand je t’ai vue, je me suis sauvée comme un oiseau de nuit, criant ma détresse et mon soulagement. Puis ce fut le désert dans mon âme, car mes lar­mes s’étaient taries.

- Mon mari revenait avec les moissonneurs et My­riam, toujours craintive, m’a dit : " Écoute, Maria, je te donne mon esprit, le souffle d’une mère qui, après la naissance de son enfant, ne pourra plus jamais l’appeler ’ mon fils ’. " Elle m’a longuement embras­sée, comme si elle voulait insuffler son âme dans mon cœur. " Maintenant, je serai heureuse à la pen­sée que tu embrasses mon fils ". Puis elle est partie en courant, sans se retourner ni regarder cet enfant qui lui faisait signe de sa petite main et lui souriait. Je l’ai vue se confondre avec le vert des orangers, puis disparaître dans les oliviers.
- L’as-tu vue une autre fois ?
- Non, Maria, jamais. Sans doute était-elle apaisée à l’idée qu’elle m’avait donné son cœur... Mais si elle apprend que l’épouse de son fils se nomme Maria, elle se montrera de nouveau, j’en suis sûre !
Maria, n’aie aucune crainte : tu es sa mère et il est ton fils, car Dieu te l’a offert et sa mère te l’a donné.
- Pour ce qui me concerne, tu as raison. Mais lui, il a toujours assumé ses responsabilités familiales sans jamais se lier à moi ; chaque fois qu’il me regardait il était ailleurs, à la recherche de sa mère. Il est tou­jours resté l’enfant qui appelait « Maman, maman » celle qui s’enfuyait.
- Mère, j’ai reçu la grâce de capter ce regard, qui s’est reflété sur moi comme dans un miroir... Je m’appelle Maria, comme Myriam, sa mère, et com­me toi, sa mère.


J’ai invité Maria à habiter avec nous, mais aucun des disciples ne l’a jamais appelée mère. Elle a vécu com­me une de nos sœurs appelées à prendre la re­lève d’Israël, la mère du peuple.



LAMENTATION DE MYRIAM, LA MÈRE

Que tu es beau, mon enfant !
Tes boucles couronnent ta tête
comme le fils d’un roi.
Ton regard revient dans tes yeux,
lueur égarée
derrière l’ombre fugitive de ta mère.
Et tu ris !
Crois-tu revoir ta maman ?
Oh non ! Je ne suis pas ta mère,
bien que je la connaisse,
moi qui suis à la recherche de mon fils :
ses cheveux sont noirs comme tes bou-
[cles,    
ses doigts fuselés, comme les miens,
teintés de rose ;
mes seins sont du même ivoire que tes
[joues.     
Viens, touche ces seins,
de ta petite main :
ils sont veloutés
encore,
comme au temps où tu les suçais.

Mon Dieu, je suis folle à lier !
L’amour me trahit
au son de ta voix.
Retire ta main,
éloigne tes lèvres,
car les seins qui t’ont allaité
ne sont pas ceux de ta mère.

Tu pleures, maintenant ?
Je veux essuyer tes yeux
à la chaleur de ma bouche :
j’aime que tes larmes
reviennent à la source
qui bouillonne en mon cœur.
Ah ! Ils brillent de nouveau,
tes yeux,
et se noient dans le vert.
Pourquoi ne sont-ils pas noirs,
comme les miens ?
Sans doute les yeux de ton père,
de celui qui m’a aveuglée
la nuit où je t’ai conçu.
Je ne suis pas ta maman,
mon enfant ;
tu n’es pas mon fils,
toi dont le regard
me fait pourtant mourir.


PLAINTE DE MARIA, LA NOURRICE

Ô mère, j’ai trouvé l’enfant que de tes
[mains      
Tu as abandonné. Il a sucé mes seins :
J’ai récolté du miel en allant à ma couche
Il s’en est délecté du baiser de ma bou-
[che.    

Tu es venue, Myriam, admirer ton enfant,
Tu es tombée en pleurs, émue, en le vo-
[yant :  
Il t’a bien reconnue, en dépit de tes ruses
Ton amour t’a trahie, et t’a laissée confu-
[se. 

Quand tu t’es éloignée, commençant à
[courir,     
Sa bouche est demeurée sans joie et sans
[sourire.  
À force de fixer le noir de tes cheveux,
Son regard étonné s’est coupé de ses
[yeux.       

Pourquoi recherches-tu celle qui t’a quitté
Et délaisses-tu la mère qui t’a allaité ?
Que ton regard revienne au vert de tes
[prunelles !     
Que je puisse t’offrir mon âme maternel-
[le !  

Ô femmes, dites-moi s’il existe douleur
Qui approche de celle qui peine mon
[cœur :        
J’ai reçu comme fils un enfant inconnu
Pour qui mon cœur de mère reste mécon-
[nu.


CHANT DE MARIA, L’ÉPOUSE

Je suis l’épouse de l’enfant sans père
Que tu as exposé hors des humains,
Je suis l’épouse de l’enfant sans mère
Auquel tu as laissé sucer tes seins,
Je suis l’épouse du fils malheureux
Que j’ai séduit et charmé de mes yeux.

Il est venu me voir, auprès d’un puits,
Après avoir marché de longues nuits.
J’ai dit bonjour, lui ai rendu hommage,
En l’embrassant, émue, sur le visage.

En me voyant gentille à son égard,
Il a baissé humblement son regard.
Ses lèvres ont vibré d’un vrai sourire,
Soudain ses yeux se sont remis à luire.

Je me sentais de lui très amoureuse :
Je décidai d’en devenir serveuse.
Tout égarée, je lui tendis les mains,
Très affamée, je partageai mes pains,
Si assoiffée, je rafraîchis sa bouche,
Bien fatiguée, je cherchai une couche.

Mères, ne soyez pas de moi jalouses
Car je suis la plus sage des épouses.




Roman achevé en 2002




Retour à l’accueil Maladie d’amour Retour à la table des chapîtres Qui suis-je ?     Choix de l'impression

t320417 : 04/05/2020