uand je suis retournée chez Jésus, il était assis à l’ombre d’un olivier, encore secoué par ce qu’il avait publiquement déclaré de sa condition. Je lui confiai que j’avais parlé à sa mère.
- Tu as bien fait, Maria. Ce ne fut pas facile pour elle de devenir la mère d’un enfant qu’elle n’avait pas porté, mais elle ne se fait pas à l’idée d’y renoncer. Ta tendresse l’a sûrement réconfortée.
- Pourquoi as-tu été si dur avec elle ? N’aurais-tu pas pu dire les mêmes choses sans la blesser ?
- Le meunier ne fait pas de la farine sans écraser le grain sous le poids de la meule, et le semeur n’obtient pas des épis si la semence ne meurt pas dans le sillon. De même, l’homme et la femme ne peuvent devenir fils de Dieu que s’ils meurent à eux-mêmes.
- J’aurais été à ta place, je serais allée vers elle ! Pourquoi ne l’as-tu pas reçue ?
- Mes frères ne sont pas venus pour me voir, mais pour me capturer, en m’enchaînant au besoin si j’opposais de la résistance : ils sont convaincus que je suis fou. De plus, ils s’étaient entendus avec les pharisiens de la synagogue, qui ne se tenaient pas loin !
- C’est monstrueux ! Comment une mère peut-elle agir ainsi ?
- Sans doute ne savait-elle pas ce qu’ils ont manigancé : quand on veut se débarrasser d’un homme gênant et qu’on ne peut alléguer de raison valable, on l’accuse de folie ! C’est le premier piège que les pharisiens me tendent, et ce ne sera pas le dernier !
- Et tes frères ? Comment en sont-ils arrivés là ? Ta mère m’a dit qu’elle t’a aimé, et toute la famille aussi.
- Oui, ma mère et son mari ont été heureux de ce don de Dieu, mais dans une famille pauvre tout don doit rapporter. Ils m’ont donc reçu comme une force de travail supplémentaire pour satisfaire aux besoins de la famille. La preuve en est qu’ils ne m’ont pas adopté, sinon j’aurais été un fils comme les autres, ayant droit d’hériter et de me marier légitimement, mais je suis resté un bâtard, à peine toléré. Ils m’ont aimé comme étranger et domestique, d’autant plus subordonné que je leur avais été donné par Dieu.
- Mais pourquoi te taxer de folie ?
- À leurs yeux, j’ai rompu un contrat en quittant la maison, je ne leur ai pas rendu ce qu’ils attendaient de moi. Mes frères ont voulu me saisir pour m’y contraindre, et me déclarer fou parce que je veux vivre en homme libre. Jacob a travaillé sept ans pour obtenir la main de Rachel, j’ai travaillé depuis mon enfance et ce droit m’est refusé !
- Je ne savais pas la situation du bâtard si affreuse... Pourtant, moi non plus, je ne suis pas légitime !
- Bien sûr ton père ne t’a pas reconnue, parce qu’il avait honte d’avoir violé ta mère et que l’inceste hantait déjà son cœur. Mais l’homme et la femme, de condition théoriquement identique, ne connaissent pas le même destin. Une femme sans père devient libre si elle épouse un homme dont la naissance est légitime. Mais si un bâtard se marie, il le reste toujours et sa femme, même libre, et ses enfants le deviennent à leur tour. Sans doute la bâtardise ne change-t-elle pas grand-chose à la condition de la femme, puisque la Loi lui assigne un statut proche de celui de l’esclave. L’homme libre domine la femme, le bâtard lui est inférieur : il ne peut s’élever dans la hiérarchie religieuse ou politique, n’a pas droit à la parole dans les assemblées, qu’elles soient familiales, délibératives ou d’État. La loi du bâtard veut « qu’il soit rejeté de la communauté d’Abraham ». Il ne peut y rester que comme étranger et impur. Comprends-tu combien cette condition est angoissante ? Le bâtard est sans cesse en butte à la question de son identité : qui suis-je ? Qui sont ma mère et mon père ? Peu importent les noms de ces personnes, il s’agit de la légitimité de sa naissance, de son lien à son peuple, à sa culture, à sa religion, aux mythes mêmes de son imaginaire.
- Maria m’a dit que, depuis ton enfance, la quête de ta mère te hante, et aussi qu’à force de la poursuivre, ton regard divague comme celui des fous !
- La comparaison avec les fous exceptée, ma nourrice n’a pas tort. Mon esprit était si préoccupé par la recherche de mes racines que je n’éprouvais plus aucun intérêt pour ce qui m’entourait. Une seule question m’obsédait : pourquoi étais-je né ? Pourquoi Dieu m’avait-il sauvé ? Ma présence au monde me semblait trop surprenante pour ne pas y voir la main de Dieu. Pourquoi, sans la moindre faute, un bâtard avait-il pris forme dans le ventre d’une femme ? Pourquoi ma mère ni moi n’avions été jugés, ce qui aurait pu, en un sens, nous libérer ? Pourquoi ai-je été trouvé par des hommes et non dévoré par des fauves ? Bien des exemples ont surgi à mon esprit : Moïse, Samson, et surtout Jephté.
- Qui était Jephté ?
- Un héros, du temps des Juges. Il était bâtard par sa mère, et non légitimé. Ses frères l’ont chassé pour qu’il ne puisse pas hériter ; il s’est alors associé à des brigands, formant une bande si forte et bien armée qu’elle fut, par la suite, appelée à défendre la terre contre des envahisseurs. Même bâtard, Jephté est devenu chef du peuple et s’est racheté par son héroïsme. Parfois, j’ai été tenté de suivre son exemple, mais en moi le désir de Dieu a prévalu sur la soif de vengeance et le sens de l’honneur. La question de ma relation à Dieu a été prépondérante : bâtard, je n’étais pas fils d’Abraham ; pouvais-je alors me considérer comme fils de Dieu ? Qui était Dieu, pour moi ? En ce temps-là, Jean avait lancé son appel à la repentance et au baptême dans le Jourdain. On se posait beaucoup de questions : à quoi servait ce baptême ? Qu’ajoutait-il aux ablutions et aux purifications prescrites par la Loi ? Conférait-il aux craignant-Dieu le droit de se considérer comme fils d’Abraham ? Était-il efficace pour purifier les bâtards ? Je suis donc allé voir Jean, voilà ma folie ! Une fois baptisé, j’ai cru que cette purification me permettrait de réintégrer la famille des fils d’Abraham avec les mêmes droits que les craignant-Dieu. Je m’étais trompé ! Après quelques mois, il fallut bien me rendre à l’évidence : le baptême n’effaçait pas la tache de ma naissance illégitime, la question de mon appartenance au peuple et à Dieu restait entière. Mais, sûr d’être fils de Dieu, je ne renonçais pas à trouver un autre baptême capable de me purifier.
Pendant que Jésus me parlait, André, le frère de Pierre, vint vers nous. Jésus me dit :
- Voici André, qui pourra t’en dire davantage sur mon séjour chez Jean : il est un de mes premiers disciples.
- Maître, a dit André, tu es attendu pour imposer les mains aux malades.
- J’y vais. Si tu as des talents de conteur, raconte mon histoire à Maria, qui veut la connaître pour mieux posséder mon cœur !