a matinée était déjà avancée quand Jésus nous a réunis :
- Nous allons faire un tour en ville. Pierre, allume une lampe !
- Pour quoi faire ?
- Pour chercher l’homme.
- Mais nous sommes en plein soleil !
- Oui, mais la ville ne ressemble pas à la mer, qui est dans la lumière le jour et dans les ténèbres la nuit. En plein jour, la ville connaît l’ombre et la lumière, ainsi que le silence et le bruit. À l’ombre, dans les recoins les plus obscurs et les plus secrets, nous trouverons l’homme que nous recherchons : celui que la société met en marge de la vie et réduit au silence se cache dans les lieux les plus reculés et les plus obscurs pour échapper aux regards. Il faut donc allumer la lampe pour tirer cet homme de son trou, comme vous, les pêcheurs, vous placez une lampe à l’avant de votre barque pour attirer les poissons la nuit.
Pierre alluma donc la lampe et marcha devant. Alentour, les gens riaient, époustouflés de nous voir avancer en plein jour avec une lampe allumée. Des garçons s’approchaient de Pierre, pour s’échapper aussitôt en lui criant : « Est-ce que tu nous vois ? » D’autres hochaient la tête, s’exclamant : « Ils sont fous ! »
Nous passions près d’un portique très sombre, quand j’ai remarqué, dans un coin, un homme debout, les yeux fermés et la main tendue. Son bras était si raide que j’ai cru qu’il dormait.
- Rabboni, vois cet homme, on dirait une statue ! Sais-tu à qui il me fait penser ? À la femme de Loth.
- Démuni de tout, de toit, de pain et d’amis à qui parler, cet homme s’est replié sur lui-même, a étendu le bras et ouvert la main, qui à la longue s’est ankylosée. La solitude amère de son cœur l’a comme pétrifié ; le voyant ainsi transformé, tous ont détourné leur regard.
Je me suis approchée, ai tiré de ma besace un morceau de pain et l’ai mis dans sa main raidie. Je l’ai soutenue pour qu’il ne lâche pas le pain : sa peau était rêche, ses doigts insensibles. À mon contact sa main a frémi, ses doigts ont serré avec force le morceau de pain, puis son bras s’est levé vers sa bouche, il a ouvert les yeux, m’a regardée et a dit : « Que Dieu te bénisse, ma fille, qu’il te donne le double de ce que tu m’offres et qu’il te rende heureuse et féconde en amour. »
Jésus s’est approché :
- Comment t’appelles-tu ?
- Ébion.
- Pourquoi fermais-tu les yeux en tendant la main ?
- Je ferme les yeux pour que celui qui m’aide le fasse poussé par l’esprit de Dieu, et non par la pitié que j’inspire. Les yeux clos, j’ai conscience d’appartenir à Dieu et j’imagine la terre qu’Il a promise à Abraham, où coule le lait et ruisselle le miel. Je nourris l’espoir qu’un frère me conduira vers elle, où je pourrai manger à ma faim.
- Ébion, suis-moi : je t’y mènerai. Les temps sont accomplis, le Royaume de Dieu est proche. Déjà le sarment se courbe sous le poids des grappes, l’épi se penche sur sa tige pour offrir ses grains. Ton bras, qui s’était raidi pour recevoir, s’assouplira pour donner en abondance.
Nous avons accueilli Ébion comme un frère.
À un coin de rue, des aveugles se querellaient bruyamment. L’un d’eux se détacha du groupe pour venir à notre rencontre ; il s’arrêta devant Pierre, qui tenait toujours la lampe allumée.
- Que Dieu vous bénisse, vous qui marchez dans la lumière ! Aidez-nous, nous qui marchons dans les ténèbres !
- Comment as-tu fait pour parvenir jusqu’à moi, si tu es aveugle ?
- La lumière de ta lampe m’a attiré.
- Tu vois donc ?
- Il en est des aveugles comme des clairvoyants, qui peuvent ne rien voir malgré leurs yeux. Il existe aussi des aveugles qui, privés de la vue, aperçoivent la lumière.
Intrigué par cette réponse, Jésus est venu vers lui :
- Quel est ton nom ?
- Je m’appelle Tyflophore.
- Ce nom n’est pas juif !
- Je suis d’origine grecque, mais je vis parmi les Juifs...
- Les Juifs aveugles, pour les mener vers la lumière, comme ton nom l’indique ?
- Grec ou Juif, qu’importe, quand on est aveugle ? Les ténèbres nous rendent tous frères.
- Tu n’es pas vraiment aveugle, puisque tu as vu la lumière de la lampe en plein soleil !
- Oui, la lumière de votre lampe, mais pas celle du soleil.
- La lumière des aveugles...
- Autrefois je voyais, mais un jour j’ai perdu la vue. J’ai alors décidé de vivre le jour parmi les aveugles, au coin des rues, et la nuit parmi les voyants, à la maison. Cependant, un soir, de retour chez moi, j’ai recouvré la vue, j’ignore comment ! Je n’en ai parlé à personne, curieux de savoir ce que je pourrais découvrir parmi ceux qui me croyaient toujours aveugle. Frère, je t’avoue que j’ai vu des choses qui m’ont ébahi ! Tout avait été bouleversé dans la maison : je dormais sur une paillasse dans un coin sans fenêtre, ma femme me trompait, elle prenait dans ma poche de la monnaie pour faire l’aumône aux pauvres, peut-être pour remercier Dieu de m’avoir rendu aveugle ! J’ai été saisi d’une telle colère que j’ai eu envie de l’étrangler et de mettre le feu à la maison. J’ai haï la lumière ! Alors, mes yeux se sont de nouveau éteints, et j’ai continué à vivre parmi les aveugles. Entre nous, nous parlons de choses que nous avons cessé de contempler. Nous rêvons d’un ciel nouveau et d’une terre nouvelle, de gens ressuscités qui voient la lumière de Dieu sourdre de l’intérieur d’eux-mêmes. Quand vous vous êtes approchés, cette lumière a jailli de mon cœur et j’ai vu votre lampe.
Jésus l’a pris par les épaules et, ayant mis de la salive sur ses yeux, en a frictionné ses paupières.
- Vois-tu, à présent ?
- Je vous vois comme des arbres, des saules pleureurs.
Jésus l’a alors secoué vigoureusement. Frémissant de tout son corps, l’aveugle s’est ébroué et des larmes ont jailli.
- Vois-tu ? a répété Jésus.
- Oui, je vois ! La lumière du soleil ne m’aveugle plus, elle est même très douce.
- Tyflophore, te voilà maintenant sur le chemin de la terre nouvelle et des nouveaux cieux ; tu peux vivre désormais parmi les voyants, et devenir le conducteur des aveugles, comme ton nom l’indique. Suis-moi, Dieu a fait de toi la parabole de sa lumière.
Jésus dit ensuite à Pierre d’emprunter une ruelle étroite et très sombre, qui serpentait dans la ville pour déboucher sur la place de la synagogue. Pierre lui répondit en plaisantant : « Maître, il fait si sombre qu’il est presque nécessaire d’avoir une lampe allumée ! » En effet, la rue était resserrée, et les murs très élevés des maisons se rejoignaient presque, au niveau des toits. Quelques femmes se tenaient debout sur le pas de leur porte, dans l’attente d’un visiteur ; d’autres, sur la chaussée, bavardaient avec des hommes. Lorsque tous ces gens nous aperçurent, ils changèrent d’attitude : la plupart des femmes s’éclipsèrent, tandis que les hommes prirent un air désinvolte, comme s’ils s’étaient trouvés là par hasard. La rue, qui s’était soudain vidée, était devenue aussi sinistre qu’un cimetière.
Seule une femme restait là, les bras nus cerclés de bracelets d’or, vêtue d’un voile noir jusqu’aux hanches, la tunique ouverte sur le côté laissant apparaître la courbe de ses jambes. Elle nous fixait, intriguée par notre lampe. Malgré sa tenue, il me semblait la connaître. J’ai scruté ses traits, à travers son voile à demi transparent : ses yeux étaient cernés d’azur foncé, ses lèvres fardées. Sans aucun doute, c’était Jeanne, mon amie d’enfance. J’ai couru vers elle, l’interpellant sans penser que je trahissais son incognito : « Jeanne ! Jeanne ! ». Et je me suis jetée à son cou. La joie de me revoir a été si grande qu’elle n’a manifesté aucune irritation d’avoir été démasquée dans son métier de prostituée. Au contraire, elle s’est dévoilée pour m’embrasser affectueusement :
- Maria, quelle surprise ! Elle a ajouté, toute triste : C’est bien moi que tu vois là !
- Je ne vois qu’une femme dévoilée, sans honte, qui ne craint pas d’être reconnue.
- Si je n’avais pas été intriguée par votre lampe, nous ne nous serions sans doute jamais retrouvées : je me serais éclipsée comme les autres. Mais pourquoi cette lampe ?
- Pour chercher l’homme.
- Vous cherchez l’homme avec une lampe, moi je l’attends dans l’obscurité... Comment allez-vous le trouver avec cette lumière, alors que la peur les a tous fait fuir ?
- Cette lampe est celle de la vérité, qui contraint hommes et femmes à se regarder à visage découvert. À sa vue, la plupart préfèrent les ténèbres à la lumière.
- C’est vrai : chez les hommes comme chez les bêtes, il y a ceux qui vivent le jour et ceux qui vivent la nuit, comme des taupes.
- Maintenant, tu n’es plus une fille de la nuit ; tu t’es éveillée à la lumière.
- Tu sais, Maria, j’ai assez de ressources pour ne pas avoir à me prostituer ; mais la vengeance m’y a conduite. Chassée par mon mari, qui s’était amouraché d’une autre femme, puis délaissée par mon amant, j’ai été submergée par la haine des hommes. Je jubilais de les voir à mes pieds, comme des chiens. Ce mépris me faisait jouir, jusqu’au sarcasme et à la satisfaction de la chair.
- Je te comprends : tu as connu la satisfaction de ceux qui renoncent à aimer, et qui deviennent instruments de haine. Mais où cela mène-t-il ? Tu prends une revanche sur ton honneur perdu en te déshonorant ; tu détruis les autres en t’anéantissant toi-même. Quelle joie as-tu à réduire un homme à l’état de chien ? Et tu deviens toi-même une femme rejetée, à qui on n’adresse la parole que comme au marché pour acheter un objet. Cette existence est pire que celle des bêtes !
Jeanne se mit à pleurer. À cet instant, Jésus s’approcha de nous :
- Maria, tout le monde te cherche !
- J’étais en train de m’esquiver, comme les femmes de la rue, quand j’ai rencontré mon amie Jeanne, que j’ai le plaisir de te présenter.
- Bonjour, Jeanne. Seras-tu des nôtres, toi aussi ?
Jeanne baissa les yeux, n’osant répondre. Très émue, je lui dis :
- Jeanne, te rappelles-tu quand nous chassions les papillons dans le jardin ? Tu étais très belle, dans ta robe blanche, avec ton collier de corail et tes boucles d’ivoire. Tu n’as pas changé. Quelles courses ! Toi, après les papillons de couleur, moi après les blancs. Je me rappelle que nous prenions grand soin de ne pas froisser leurs ailes, pour qu’ils puissent toujours voler.
- Maria, a dit Jésus, aujourd’hui encore vous pouvez chasser les papillons, sans doute avec la même joie. Puis, s’adressant à Céphas : Pierre, donne la lampe à Jeanne, qui connaît mieux le chemin. Et à Jeanne : Puisque tu ne voulais pas venir à la lumière, la lumière vient à toi. Ne la rejette pas.
Jeanne brandit la lampe et, dévoilée, nous précéda sans crainte, d’un pas décidé.
Près de la synagogue se trouvait une petite cabane de bois, percée d’un trou rond. De temps à autre, des gens s’approchaient pour y déposer quelque chose, aussitôt happée par deux serres. On aurait cru qu’on exposait là un faucon, pour distraire les gens et les venger des pigeons et des poules qu’il avait ravis dans les cours. J’ai soufflé à l’oreille de Jésus : « Rabboni, ce péager doit être un gros faucon : on voit même son bec saisir l’appât ».
Jésus a éclaté de rire : « Ma chérie, c’est quand même un homme, et il n’est pas méchant : c’est Lévi, le percepteur. » Il s’est approché de la baraque, sans rien déposer.
- Bonjour, Lévi.
- Bonjour, ami ! Comment connais-tu mon nom ? Je ne t’ai encore jamais vu.
- Qui ne connaît Lévi, le péager ? J’ai quelque chose à te dire.
- Parle ! Tu peux compter ton argent sur le guichet, ne crains rien, je suis un honnête Israélite.
- Lévi, je ne suis pas venu pour de l’argent, mais pour parler d’un autre bien.
- Bizarre ! C’est bien la première fois que quelqu’un vient vers ici pour me parler d’autre chose que de ses impôts.
Il sortit par une petite porte et, serrant la main de Jésus, lui demanda :
- Comment t’appelles-tu ? Qui est ton père ?
- Je suis Jésus de Nazareth ; j’ai pour père Celui qui est le Père de tous.
- Ah ! Je comprends... On parle de toi comme d’un homme de Dieu.
- Pourquoi ? N’es-tu pas de Dieu, toi aussi ?
- Oui, certes ! Mais vois-tu, mon métier me contraint à rester enfermé dans cette baraque et à n’avoir d’autre préoccupation que compter des pièces, régler des factures et signer des reçus. En toute amitié, homme de Dieu, je suis parfois fatigué de cette vie.
- En effet, ton cœur aspire à autre chose qu’à l’argent.
- Que dois-je faire pour vivre en homme de Dieu ?
- Te comporter envers les hommes comme Dieu a agi dans sa création. Dieu, qui est bien plus riche que toi, n’amasse pas de trésors. Il a créé des étendues d’eau, les unes supérieures, les autres inférieures, la mer et les sources, mais il n’a pas cloisonné les immensités aquatiques. Il a ordonné aux eaux du ciel de se répandre dans les eaux terrestres pour s’évaporer de nouveau vers le ciel. Il a créé le soleil et la lune, mais il ne s’est pas réservé leur lumière. Ainsi la nuit, les semences germent et les animaux s’accouplent ; hommes et femmes font l’amour sous les rayons de la lune, tandis que les arbres fleurissent et que les femmes accouchent au lever du soleil. Lévi, l’eau que Dieu a mise dans le sein de la terre, il ne la conserve pas comme un trésor ; il la fait surgir des sources, se déverser dans les fleuves, et les plantes croissent, les animaux et les hommes se désaltèrent et vivent.
- Je n’y avais jamais pensé, Rabbi. Je suis fidèle à la Loi et aux obligations de ma foi ; j’offre des animaux pour le sacrifice, des parfums pour l’action de grâce et de l’argent pour le culte. Bien sûr, je fais l’aumône aux pauvres, par pitié et non par justice.
- Dieu n’exige pas le sacrifice des animaux, mais celui du cœur. Il ne reçoit pas pour retenir, mais pour donner. Toi aussi, fais de même ! Un péager honnête devrait prévoir deux guichets : l’un pour recevoir l’autre pour donner. Dieu appelle aussi le péager à partager l’alliance d’amour. Vois, Lévi, les gens qui m’entourent : ceux dont le bras, toujours tendu pour quémander, en est presque paralysé ; ceux encore dont les yeux se ferment, parce qu’ils ne supportent plus la lumière du jour. Dieu les a tous délivrés, et les a appelés à Son Royaume. Demain, tous seront réunis pour fêter le jour de l’Alliance, accomplie dans la cérémonie de mes noces. Va préparer un repas pour demain, et que tes trésors jaillissent pour les hommes, comme les sources ; que le soleil brille de sa lumière.
Aux portes de la ville des ouvriers, assis au pied des murs, attendaient l’embauche de la deuxième heure. Des maîtres d’ouvrage choisissaient les plus robustes. Deux journaliers, laissés pour compte, s’étaient allongés par terre, résignés à l’inaction où les plongeait la société. Jésus s’approcha d’eux :
- Alors, pas de travail pour vous aujourd’hui, frères ?
- Et non, mon vieux ! Demain est jour de sabbat, il n’y en aura pas non plus, répondit l’un d’eux. Si nous étions prêtres, alors oui, nous en aurions au temple, et nous pourrions manger à notre faim... Mais nous n’en sommes pas !
- J’ai le cafard, de penser que demain je quémanderai, de cette main qui peut creuser des fossés, bêcher la terre, faucher le blé ou enterrer les morts !
- Peut-être est-ce la volonté de Dieu qu’il y ait toujours des pauvres sur la terre, afin que les riches puissent exercer leur miséricorde !
- Frères, a dit Jésus, vous ne devez pas désespérer : un maître peut encore venir vous embaucher à la dernière heure.
- Cela arrive parfois, mais pas la veille du sabbat. Alors, chaque ouvrage doit être terminé.
- En êtes-vous sûrs ?
- Tu dois bien le savoir, car tu n’es pas étranger sur la terre d’Israël !
- Je le sais, frères. On doit sanctifier le jour où Dieu s’est reposé de son œuvre. Mais rappelez-vous pourquoi : parce que Son œuvre était si parfaite qu’elle pouvait offrir tous ses fruits. De même, les hommes peuvent se reposer quand ils ont accompli un travail fécond. Mais pas aujourd’hui ! Les champs ne produisent pas encore assez de blé pour rassasier tout le monde. La terre d’Israël ne recèle pas encore assez de puits pour tous les besoins en eau potable. Des femmes accouchent, qui n’ont pas assez de lait pour leurs enfants. Trop de moutons sont abattus dans le temple de Dieu, quand le peuple manque de viande. Non, mes frères, impossible de sanctifier le jour du sabbat, si l’on n’a pas travaillé les jours ouvrables ! Dieu a dit au prophète : « Je hais le sabbat » !
Un des chômeurs s’est levé et, se tâtant les mains et les bras, s’est exclamé :
- Dieu nous a ordonné le repos du sabbat, parce qu’il nous a donné des mains et des bras pour travailler les jours ouvrables ! Qui en veut, que demain je puisse me reposer ?
- Moi, je t’embauche, a dit Jésus, demain j’aurai besoin de toi.
- Demain, il n’y aura rien à faire !
- Demain il faudra accomplir tout ce qui n’a pas été réalisé les jours ouvrables, frère ! Purifier les sources polluées, tirer du fond du puits la brebis qui y est tombée, réparer un toit effondré ou le verrou d’une porte. Demain, il faudra moudre du blé pour donner de la farine à ceux qui manquent de pain, trouver du bois pour allumer le feu, puiser de l’eau pour qui aura soif. Demain, il faudra se rendre auprès des malades, des femmes en couches, auprès des morts. Oui, je t’embauche comme travailleur du sabbat, viens et suis-moi !