e matin, au réveil, Jésus était en pleine forme. Au lieu d’être pensif et réservé, comme d’habitude, il souriait, presque gai, plein d’allant. En me voyant, il m’a dit :
- Je ne sais pas si la journée sera bonne, mais je suis plein de joie. Je brûle du désir de rencontrer tous les déshérités et les humiliés de la terre : les hommes sans nom, hormis celui de pauvre et de malheureux. J’ai fait hier une expérience bouleversante : Quand les pharisiens m’ont méprisé, avili et rejeté de la synagogue, j’ai eu le sentiment que je rassemblais en moi tous les malheureux, et que je représentais ce reste d’humain que Dieu appelle à hériter le Royaume ; il m’a poussé à être aussi tendre envers les malheureux que cinglant à l’égard des pharisiens. Pauvres, aveugles, muets, méprisés et maudits, sans mère et sans père, m’ont semblé revenir à l’état originel de glaise, où l’homme s’apprête à recevoir une nouvelle fois l’Esprit de Dieu. Je me suis réveillé porté par cette énergie, pris du désir d’aller à la rencontre de mes frères, qui sont vraiment chair de ma chair et os de mes os dans la souffrance.
- Alors, hier soir, tu n’as pas eu envie de faire l’amour parce qu’un nouvel Adam prenait corps en toi ?
- Peut-être. Les partenaires d’un couple n’ont pas besoin de faire l’amour quand ils sont en gestation d’eux-mêmes.
Après avoir mangé du pain trempé de lait et de miel, Jésus est sorti ; je l’ai suivi avec quelques disciples. Il s’est rendu à la porte de la ville, auprès des pauvres, des malades et des aveugles qui étaient déjà en place, comme chaque jour, la main tendue et les yeux mi-clos pour se protéger du soleil. Il s’est approché d’eux :
« Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués, et je vous donnerai du repos.
« Venez à moi, vous tous qui êtes surchargés, et je vous délivrerai.
« Venez à moi, vous tous qui êtes affligés, et je vous consolerai.
« Venez à moi, vous tous qui avez faim, et je vous rassasierai.
« Venez à moi, vous tous qui avez le cœur endurci, car je suis doux de cœur.
« Venez à moi, vous tous qui avez été humiliés, car je suis humble et compatissant.
« Venez à moi, vous tous qui êtes abandonnés, car je serai votre ami.
« Venez à moi, vous tous qui n’avez plus ni sœurs ni frères, car je serai votre frère.
« Venez à moi, vous tous qui n’avez ni mère ni père, car je vous montrerai le chemin qui mène à Dieu le Père.
Puis il a cherché à leur serrer la main, mais ils se dérobaient car ils avaient peur.
- Que craignez-vous, frères ?
- J’ai peur que tu me fasses mal, car mon bras est paralysé, a dit un homme malingre.
- C’est que ma main est sale ! a enchaîné un misérable.
- J’ai peur d’avoir la lèpre, a chuchoté un troisième, et je ne voudrais pas te contaminer.
- Mais non, n’ayez pas peur, je suis pour vous un frère, la chair de votre chair.
- Tu ne peux pas être l’un de nous, homme. Ta chair n’est pas purulente comme la nôtre !
- Toi, tu as mangé ce matin, alors que notre estomac est vide, a poursuivi un pauvre.
- Tu es un homme de Dieu, alors que nous sommes sans Dieu, s’est écrié un aveugle.
- Non, frères ! Le temps des promesses est accompli. Dieu quitte le désert pour habiter de nouveau son pays ; Il nous guérira, nous rassasiera, nous conso lera. Je suis son envoyé !
- Qu’il vienne, alors, ton Dieu, et qu’il nous guérisse !
L’un après l’autre, ils s’approchèrent de Jésus :
- Si tu es l’envoyé de Dieu, donne-nous du pain.
- Rends-moi la vue !
- Ôte la vermine de ma jambe !
- Donne-moi un autre bâton, si tu ne peux pas me guérir.
- Donne-moi la force de donner un coup de pied au cul des riches, et de faire tomber ceux qui marchent !
- Paie-nous une pute, si tu es l’homme de Dieu ! A braillé un petit bonhomme, et tous de surenchérir :
- Oui, une pute ! Une pute ! À défaut de bonheur, elle nous donnera du plaisir !
- Que nous puissions baiser comme tout le monde !
- Si nous sommes chassés du jardin du bonheur, qu’on nous laisse au moins une femme, comme à Adam.
Alors, Jésus leva un bras menaçant :
- Calmez-vous, frères, n’attirez pas sur vous la colère de Dieu, ne m’obligez pas à vous châtier, alors que je suis venu vous soulager ! Frères, vous avez oublié qui est l’homme : Dieu nous a créés en nous insufflant son haleine, chacun doit retrouver ce souffle pour y puiser l’énergie de marcher, voir, entendre, parler, se tenir droit...
- Nous avons perdu le souffle de Dieu, ô prophète ! dit un malheureux. Veux-tu sentir notre haleine ? Et il lui souffla au visage. Alors, ça sent bon ? C’est le parfum de ceux en qui tout n’est que pourriture !
- Voilà notre souffle, ô prophète : il vient du cul et non de la bouche ! A dit un autre, en lâchant un pet monumental. Tous pouffèrent de rire.
En frémissant, Jésus ferma les yeux, puis les ouvrit de nouveau ; ils brillaient comme l’éclair. D’une main ferme, il saisit un aveugle, l’attira à lui, lui cracha sur les yeux qu’il massa de ses doigts.
- Ouvre les yeux !
- Oh ! On dirait que je vois !... Oui, je vois !
Puis il saisit un sourd, lui cracha dans les oreilles, qu’il frotta de ses mains, et dit d’une voix forte :
- Epphata !
- J’entends, maintenant !
Puis Jésus se tourna vers nous, nous ordonnant d’apporter de l’huile et des bandages pour soigner les malades, ainsi que du pain et du lait.
Pendant ce temps des gens approchaient, portant une litière où gisait un enfant qui ne donnait plus signe de vie. « Maître, dit un porteur, cet enfant est le fils unique d’une veuve ; il vient de mourir. »
Jésus se coucha alors sur l’enfant et, lui ouvrant la bouche, souffla dedans fortement trois fois de suite, en soulevant sa tête. L’enfant ne bougeait toujours pas. Jésus reprit l’opération, jusqu’à ce que l’enfant ouvre les yeux et se redresse sur sa litière. Sa chair, qui était diaphane comme celle d’un mort, se colora. La foule criait d’enthousiasme : « Il est ressuscité ! Il est ressuscité ! »
Alors Jésus, laissant courir sur eux un regard chargé d’indignation, leur lança : « Ce n’est pas dans le cul de l’homme que Dieu a soufflé, mais dans sa bouche ! »
Il leva les bras. Tous s’agenouillèrent, l’adjurant : « Jésus de Nazareth, aie pitié de nous ! » Puis ils se relevèrent et, s’approchant de lui, se mirent à l’implorer :
- Jésus, souffle aussi dans ma bouche, car je faiblis comme une lampe qui s’éteint.
- Crache dans mes oreilles, elles sont bouchées !
- Étire ma main, car elle est raidie.
- Laisse-moi toucher ton vêtement, j’ai des hémorroïdes.
- Touche Jésus avec mon bâton, pour que je puisse m’en frotter les yeux et que je voie, demandait un aveugle à un boiteux.
- Reste, Jésus ! Reste avec nous, car tu possèdes l’Esprit de Dieu.
La clameur s’élevait vers lui, mais il refusa :
- Non, non ! Chacun de vous possède l’Esprit de Dieu. Si vous avez la foi, vous pourrez guérir.
Ce disant, il s’en fut et retourna à la maison. Quelques-uns le suivaient, il se retourna vers eux : « Laissez-moi, en paix ! Vous avez le pouvoir de vous guérir vous-mêmes : devenez des hommes tels que Dieu vous a créés. »
Des pharisiens se trouvaient là, comme d’habitude. Ils hochaient la tête en disant : « Il chasse les démons au nom de Belzéboub et il guérit par sa puissance. C’est un magicien qui séduit le peuple. »