u cours de ce dernier mois, la vie de la communauté a été si intense et si prenante que le temps m’a manqué pour poursuivre mon journal. Je le reprends aujourd’hui, sans trop savoir par où commencer.
Jésus avait organisé nos diverses activités. Se réservant l’enseignement et les guérisons les plus difficiles, il nous avait confié la tâche de soigner les malades et d’aider les pauvres. Les femmes devaient en outre tenir la maison. Nous soignions les malades chez eux ou aux portes de la ville, surtout en fin de journée, équipés de bandes, de vinaigre et d’huile, d’herbes et d’onguents. Pour les pauvres, nous faisions des provisions de pain et de poisson, et nous collections de l’argent. Nous étions tous pleins de charité et d’enthousiasme, quoique débordés par le travail. Si nombreux étaient les malades et les malheureux que la ville avait revêtu à mes yeux l’aspect d’un vaste hospice.
Malgré la fatigue et le surmenage, nous aurions pu accomplir toutes ces tâches avec bonheur si nous n’avions pas été harcelés par les pharisiens et les scribes. Ceux-ci, devenus méfiants après le défi que leur avait lancé Jésus, envoyaient des espions nous suivre partout pour contrôler nos faits et gestes. Les plus avertis d’entre eux avaient mission d’intervenir dans nos réunions pour nous pousser à la controverse, afin d’étayer les accusations contre Jésus. Ils interrogeaient les gens sur notre comportement, les incitants à se détourner de nous. Je me suis rendu compte qu’ils s’appuyaient sur l’exhortation d’Osée contre notre mère pour attaquer Jésus. Je comprends maintenant ce qu’était vraiment cette mère ! En la traitant de prostituée, Osée et Ézéchiel avaient été bien doux avec elle ! Il s’agissait en réalité d’hommes rusés, habiles à manier le discours captieux, connaissant aussi bien les artifices juridiques que l’ignorance du peuple, d’autant plus attachés à Dieu qu’ils méprisaient les autres hommes.
Engagé dans la prédication du Royaume, Jésus ne pouvait plus se dégager de la lutte. Il n’avait comme alternative que de renoncer à sa mission ou d’attaquer ses adversaires en allant jusqu’au bout de son message prophétique : le renversement du pouvoir sacerdotal. Assuré que la volonté de Dieu prévaudrait sur les puissances du mal, il était aussi véhément dans ses accusations que plein de compassion et d’amour pour les pauvres et les maudits. Connaissant bien mieux les Écritures que ses adversaires, il était doué d’une telle intuition qu’il s’avérait capable de déjouer en un tournemain leurs intrigues. Au risque de m’égarer dans des subtilités qui me dépassent, je vais tenter de reproduire quelques-unes de ces controverses.
Une question, surtout, dressa une véritable barrière entre Jésus et les pharisiens : la pratique du sabbat. Jésus nous en avait instruits dès la première rencontre, et nous étions si convaincus d’être les ouvriers du sabbat que nous ne nous faisions aucun souci à cet égard.
Un jour de sabbat, alors que les disciples se rendaient près de la synagogue pour soigner des malades, un des rabbis s’adressa à la foule des malheureux : « Pourquoi venez-vous vous faire soigner le jour du sabbat ? N’y a-t-il pas d’autres jours dans la semaine pour éviter de profaner celui du repos du Seigneur ? Allez-vous en et rentrez chez vous ! »
Quelques jours plus tard, Pierre m’a raconté la dispute entre Jésus et les pharisiens. Jésus les avait invectivés avec une telle véhémence qu’il en était resté pantois : « Pouvez-vous interdire d’aider les malades aujourd’hui ? Laver les plaies, les oindre d’huile, les panser : ces actes violent-ils le repos de Dieu ? Le Seigneur aime-t-il tellement faire la sieste qu’il en oublie les hommes et qu’il se désintéresse des malades et des mourants, des affamés et des malheureux ? Est-ce un péché de laver les plaies ? Que faites-vous, vous-mêmes, le jour du sabbat, quand vous allez aux champs pour accomplir vos besoins naturels ? Ne vous torchez-vous pas ? Pourquoi défendez-vous de frictionner la peau des malades avec de l’huile alors que, le même jour, vous vous oignez le front d’une huile semblable pour le culte ? Dieu cesse-t-il de faire couler la sève des oliviers le jour du sabbat ? Race de vipères ! Vous détournez la parole de Dieu aux seules fins de votre soif de pouvoir ! »
Ce que Jacques m’a ensuite raconté est encore plus inouï. Se trouvant à la synagogue, Jésus avait aperçu un homme qui mettait en évidence une main rigide. Cet homme avait l’habitude de simuler cette infirmité pour susciter la pitié : les pharisiens l’avaient fait venir pour que Jésus, en le guérissant, leur fournisse un motif de l’accuser de pratiquer l’illusionnisme un jour de sabbat. Fixant son regard sur le malheureux, Jésus lui dit : « Étends ta main, misérable, et cesse de tenter Dieu qui pourrait te punir et te paralyser vraiment ! »
Terrorisé, l’homme a étendu la main. Alors Jésus s’est adressé aux pharisiens : « Pourquoi avez-vous humilié ce pauvre homme et tenté Dieu ? Pourquoi cherchez-vous aussi à me tuer ? Ne vous suffit-il pas d’avoir fait mourir les prophètes qui m’ont précédé ? »
Un autre jour de sabbat, nous traversions un champ de blé, écartant les épis pour passer. Pas encore murs, les grains étaient pourtant bien bons, croquants et fondants à la fois. J’avoue que j’en étais friande : dès mon enfance, j’aimais croquer du blé. Sans doute ma gourmandise venait-elle de mon penchant à l’amour, car les gens me chantaient :
Qui croque du pépin
Aime baiser sans fin.
Le lendemain, les pharisiens avaient déjà appris que nous nous étions frayé un chemin entre les épis et que nous les avions froissés entre nos mains, le jour du sabbat : c’était péché de travailler du bout des doigts !
- Pourquoi tes disciples font-ils le jour du sabbat ce qui n’est pas permis par la Loi ? ont-ils demandé à Jésus.
- À mon tour de vous poser une question : le sabbat a-t-il été institué pour l’homme, ou l’homme a-t-il été créé pour le sabbat ? Ils gardaient le silence, sans doute le temps de trouver une réponse qui ne les compromette pas. Jésus a alors repris : Que lisez-vous dans la Genèse ? Que Dieu s’est reposé le septième jour, après avoir accompli son œuvre. Mais pendant son repos, a-t-Il éteint la lumière du soleil ou celle de la lune, comme nous éteignons la lampe le soir, avant de nous endormir ? A-t-Il interrompu le cours de la vie des animaux ou celui des hommes, comme nous arrêtons le moulin ou le pressoir ? Non, frères ! Dieu s’est reposé parce que son œuvre était parfaite et qu’elle accomplissait son office. Serait-il resté inerte si le soleil avait cessé de briller, ou si la mer s’était asséchée ? Nous aussi, nous devons nous reposer si notre œuvre est accomplie, mais pas si notre maison brûle ; ou si le bétail, forçant la porte de l’étable, s’éparpille dans les champs ; ou si la rivière quitte son lit ! Pouvons-nous nous reposer si nous ou notre frère manquons de pain, si l’un de nous est malade, ou si une femme est en train d’accoucher ? Non ! Frères, on sanctifie alors le sabbat en œuvrant et non en se reposant. C’est bien pour l’homme que Dieu a institué le sabbat, et non pour le sabbat qu’il a créé l’homme. Si le sabbat est fait pour l’homme, celui-ci en reste le maître !
Les pharisiens ne surent que répondre. Ils restèrent convaincus que Jésus transgressait le sabbat, en légitimait la violation et abusait le peuple.
Durant cette première période, nous étions tellement exaltés par l’idéal du Royaume que nous n’avions pas compris la gravité de cette lutte. Nous riions, nous nous moquions sans arrêt des pharisiens ; nous aurions plutôt dû les craindre ! Quelquefois, le soir, il nous arrivait de jouer des farces qui nous délassaient des soucis de la journée. En voici deux, au hasard :
Salomé se présente avec Jean :
- Jean, Jean ! Vite ! Un enfant est tombé dans le puits !
- De quelle profondeur est-il ?
- Viens ! Dépêche-toi !... Seize pas.
- Oh ! Alors, ma chère, nous ne pouvons rien faire : pour sauver cet enfant, il faudrait dépasser la durée de travail autorisée par la Loi pendant le sabbat !
Alors, tous riaient aux éclats et applaudissaient.
Une autre fois Pierre et Jacques, déguisés en pharisiens, causent entre eux :
- Franchement, mon vieux, je suis bien plus heureux que toi, puisque mes parents habitent loin, tandis que les tiens demeurent chez toi.
- Cela devrait être le contraire !
- Non, car je ne peux me rendre chez eux ni les jours de la semaine, puisque je travaille, ni le jour du sabbat, car il m’est défendu de faire une aussi longue marche ce jour-là. En toute conscience, je suis dispensé de les aider !
On riait de plus belle, sans imaginer qu’une grave accusation pesait sur nous : être des transgresseurs du sabbat et des corrupteurs du peuple.