udas à peine sorti, Simon, Jean et Salomé revinrent du procès. À leur tête, je compris que mon pressentiment était fondé : Simon était sombre, Jean prostré, Salomé pleurait. Elle se jeta à mon cou :
- C’est affreux ! Ils l’ont condamné à la croix !
- C’est inouï ! Je n’aurais pas cru que notre parabole connaîtrait ce dénouement ! Salomé m’a regardée, surprise :
- Tu ne pleures pas ? Je devine pourtant dans tes yeux des larmes brûlantes.
- Voici sans doute l’aboutissement de la parabole : après le baptême d’eau, le baptême de feu ! Les larmes purifient l’âme en surface, le feu fait franchir le seuil de la mort. Nous devons accepter cette mort comme le passage de la vie terrestre à celle du Royaume.
- Comment as-tu deviné qu’il était condamné ?
- Par ma dernière conversation avec Judas : je l’ai laissé m’approcher pour qu’il reçoive le jugement de l’amour, mais j’ai compris que je ne pourrais le prononcer qu’après m’être soumise moi-même à la justice. Il n’est pas seulement l’homme rusé et fourbe, obsédé par l’efficacité, que je m’étais représenté : il recherche avant tout le triomphe du judaïsme. Il a suivi Jésus dans l’espoir d’amener le peuple à réaliser les promesses de Dieu à ses pères. Il s’est détaché de lui, l’a haï et trahi, dès qu’il a compris que son message aboutirait à la ruine d’Israël.
- Peut-on dire alors qu’il l’aimait ?
- Comme un Juif aime les hommes : dans les limites de la Loi, en pliant la relation d’amour aux exigences de la justice. Or Jésus aime les hommes pour eux-mêmes, découvrant en chacun le prochain : l’amour prévaut, la justice lui est subordonnée, il ne peut que contester la Loi et l’invalider.
- As-tu fait cette découverte au cours de ta dernière conversation avec Judas ?
- Je voulais qu’il comprenne qu’il avait trahi celui qui l’aimait par-dessus toute Loi, il m’a répondu qu’un comportement qui soumet la Loi à l’amour est criminel, puisqu’il l’abolit : au regard de la Loi, Jésus mérite la mort.
- Et toi ?
- Moi aussi, je suis responsable de ce qui lui arrive, puisque mon amour l’a détourné de sa mission prophétique.
Simon était resté silencieux jusqu’alors :
- C’est vrai, les crimes pour lesquels il a été condamné ne sont que les preuves de son amour. A-t-il aimé les prostituées ? Il est passé pour un homme de mauvaise vie. A-t-il œuvré le jour du sabbat pour secourir les pauvres, les malades et tous ceux que le malheur a frappés ? On a dit qu’il transgressait le sabbat. A-t-il prêché que Dieu est le père de tous les hommes ? On a crié au blasphème. A-t-il guéri ? On l’a dit poussé par les démons. Ils l’ont haï parce qu’ils n’ont pas supporté que son message d’amour les appelle à mourir à eux-mêmes.
- Peut-être, a repris Salomé, Dieu aurait-il dû mourir aussi ? L’homme ne peut voir en chacun un frère qu’en renonçant aux privilèges de sa caste, et Dieu ne peut devenir le père de tous les hommes qu’en renonçant à la paternité des fils d’Abraham.
- Pour ne pas laisser mourir leur Dieu, ils se sont livrés à un Dieu qui n’est pas le père du genre humain, a dit Jean.
- Comment cela ? Un autre Dieu ?
- Quand je me suis retrouvé devant le prétoire, je n’en ai pas cru mes yeux. Imagine une grande estrade entourée de colonnades de marbre, sans autre mobilier qu’un siège vide de marbre ciselé, entouré de deux candélabres : l’un pour la lumière, l’autre pour le parfum. Mon regard ne s’est jamais porté sur le Saint des Saints, mais mon imagination me le représente ainsi. Précédé de valets, un homme est apparu. Il portait une large cape blanche, ouverte comme des ailes ; sa tunique était de soie brodée d’argent ; une boucle d’or fermait sa ceinture incrustée d’étoiles d’argent ; ses sandales de cuir étaient parsemées de rubis. Il ne portait pas de barbe, son visage était lisse comme celui d’une femme. On aurait cru voir paraître un ange de Dieu !
- Un ange, dis-tu ?
- En fait le messager de l’empereur en qui ses sujets reconnaissent Dieu sur la terre, le sauveur du monde ! Devant cet autel, j’ai vu les sacrificateurs s’incliner, non pas pour lui offrir le sacrifice de pigeons et de moutons, mais celui d’un homme. Ils ont livré Jésus au Dieu de l’empire et ils ont capitulé eux-mêmes avec toute la nation !
À ce récit, Simon laissait percer son émotion. Il passait et repassait la main sur son front, comme pour chasser des pensées angoissantes.
- Quelle mise en scène ! Rome croit avoir mission d’apporter le salut aux hommes par la justice. « Souviens-toi, ô peuple romain, que tu es né pour gouverner les peuples par ton Droit », a dit l’un de leurs grands poètes. Ce procès m’a bouleversé parce qu’il concerne Jésus, mais aussi parce qu’il marque l’accomplissement des temps : la lutte du Droit contre l’Amour pour l’avènement de l’humain.
- Pourquoi les autorités juives ont-elles recouru à l’autorité romaine ? Ai-je demandé.
- Jésus, après l’occupation du temple, a été jugé passible de mort par le Sanhédrin et mis en prison pour la durée de l’instruction ; mais le Sanhédrin n’a pas le pouvoir de condamner à mort, car Rome s’est réservé ce droit dans tout l’empire, et l’instruction n’a pas dégagé de raisons suffisantes, selon le droit romain, pour que la peine capitale soit appliquée. C’est l’évasion de Jésus qui leur en a fourni le motif : il signait ainsi son crime. Dès lors, toutes les autres accusations devenaient mineures devant celle d’atteinte à l’autorité de l’État. Sa tentative de s’emparer du temple avait certes porté atteinte à la Loi, mais surtout à l’autorité de l’empire.
- Ils ont ainsi offert un sacrifice expiatoire au dieu de la justice ! S’est exclamé Jean.
- La justice romaine a-t-elle cédé devant cette intrigue ?
- Elle aurait pu lui résister, si elle ne s’était pas trouvée liée au pouvoir impérial. De même que la Loi juive a recouru à la justice romaine pour légitimer son injustice, Rome a mis en cause sa justice pour confirmer son pouvoir sur la Loi. Jésus a été victime de ce conflit.
- Je comprends : la Loi et la justice devaient échouer devant l’amour, parce qu’il accepte leur jugement jusqu’à la mort. C’est ce que je pressentais après ma conversation avec Judas. Raconte-moi ce procès, qui donne plénitude à notre vie, même s’il meurtrit nos cœurs d’épouse et de disciples.