ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



Chronique  de  Marie-Madeleine



Roman





Chapitre 17 - L’enterrement :

La déposition



Magnum Dictionarium latinum et gallicum, de P. Danet, MDCXCI





Présentation


Texte intégral :

La rencontre d’amour

Les disciples du Royaume

Le banquet des noces

Itinéraire d’un bâtard

Le défi

La fugue

Sur le pont du bateau

Chemins d’amour

Dalmanutha

Transfiguration et insurrection

La Dédicace

Correspondances

Béthanie

Gethsémani

Le procès

Golgotha

L’enterrement
- La déposition
- La requête du corps de
  Jésus
- La requête du rite
- L’onction de Judas

Le jour de la Pâque

Le tombeau vide

Les semeurs


e ne pouvais détourner mon regard de l’horrible spec­tacle qu’offrait la croix. Si je fermais les yeux, ne fût-ce qu’un instant, une vision plus épouvantable encore s’imposait à moi : le corps de Jésus ne me semblait plus qu’un quartier de viande jeté en pâture aux oiseaux et aux animaux. Jamais je n’aurais pu ima­gi­ner chose pareille ! Les Juifs, non contents de s’acharner sur lui pour le rejeter du monde des vi­vants, se déchaînaient pour l’empêcher d’entrer dans celui des morts. Ils avaient effacé de son visage toute humanité, pour n’y laisser apparaître que les traces sanglantes d’un animal de boucherie.
- Non ! Non ! Me suis-je écriée, Dieu ne peut per­mettre qu’un tel outrage soit infligé à celui qu’Il a créé à son image !
- Je crois, répondit Jean, que Dieu viendra un jour pour redonner à son visage la beauté qu’il avait aux origines.
- Mais quand ? Quand les insectes auront dévoré sa peau, quand les oiseaux auront déchiqueté sa chair et que le vent, le soleil et la pluie l’auront desséché ou pourri ? Quand les tombeaux deviendront impurs en l’accueillant et quand les morts ne reconnaîtront plus en lui aucun signe pouvant lui permettre d’être admis dans le Schéol ? Non, Jean, non ! C’est à nous de lui redonner sa beauté originelle, nous qui sommes ve­nus ici pour qu’il meure comme un homme aimé et non comme un homme haï et maudit. Je laverai son visage et son corps ensanglantés et meurtris ; je frot­terai de mes mains sa peau, avec les baumes les plus précieux ; je le parfumerai d’aloès et de myrrhe. Je veux que toutes les fleurs de la terre distillent sur son corps leur nectar !
- Comment le pourras-tu ? Tu sais bien que la loi ro­maine prescrit de laisser les corps des crucifiés pour­rir sur place. Pour les Romains, ces condamnés ne sont pas des hommes, mais des barbares, des sous-hommes que les dieux ont créés pour leur servir d’es­claves. C’est d’autant plus vrai pour Jésus que les Juifs leur ont livré ce roi en signe de reddition et de servage.
- Oui, mais regarde, le centurion s’est quand même laissé attendrir. Malgré leur puissance et leur loi, les Romains sont capables d’éprouver de la pitié et de la faire passer au-dessus du Droit. Si nous nous présen­tons à lui comme des suppliants, au nom de cette pi­tié, je suis sûre que le centurion, cette fois encore, nous écoutera.
- Dans ce cas précis, il ne pourra rien faire : tout dé­pend du procurateur.
Simon est allé chez lui pour demander sa grâce. Je ne peux pas oublier les paroles du centurion répétant ces vers de leur chantre... Le procurateur doit les connaître ; lui aussi doit savoir que tout cède devant l’amour. Je retournerai voir le centurion, il sera ému quand il verra sur mon visage le mépris qui bafoue celui de Jésus.

   Je venais de me mettre en route pour rejoindre le centurion, quand je le vis sortir de sa tente, accompa­gné de deux membres du Sanhédrin et suivi par les soldats. Ils se rendirent au pied de la croix. Après un rapide regard alentour, le centurion donna l’ordre de déposer le corps de Jésus. Ils le descendirent donc et l’enserrèrent avec des bandelettes, recouvrant la tête d’un suaire et l’enveloppant finalement dans un sin­don usagé et sale, sans doute celui qui servait pour tous les condamnés. Puis, ayant mis le corps sur un char tiré par un âne, ils se dirigèrent, suivis par le centurion et les deux conseillers, vers un rocher où étaient creusés des tombeaux. Nous les suivîmes de loin.
- Qu’est-ce qui se passe ? Soufflai-je à Jean.
- La Loi juive défend qu’un corps reste au gibet après le coucher du soleil. Le Sanhédrin aura voulu que les Romains respectent la Loi.
- Nos lois seraient-elles plus sages et plus humaines que celles des Romains ?
- Peut-être... Mais il faut dire que les Romains ne condamnent à la crucifixion que des esclaves. Nous, nous condamnons au poteau des hommes libres, des Juifs. La déposition du corps avant le coucher du so­leil n’est pas à son honneur : on ne l’enlève ni par pi­tié ni par respect, mais pour qu’il ne souille pas les vivants. Le condamné est ainsi rejeté deux fois : de son vivant, puis quand il est mort.

   Cette réponse me fendit le cœur : j’éprouvais une telle amertume que le souffle me manqua. Nous con­tinuâmes à marcher en silence, à pas lents, formant sans nous en apercevoir un convoi funèbre. Une fem­me, soudain, se joignit à notre groupe ; c’était Maria, la mère de Jean et Jacques. Elle ne dit pas un mot, se contentant de nous saluer avec des regards chargés de douleur et d’épouvante. Me retournant, je vis que d’autres femmes, de plus en plus nombreu­ses, se joignaient furtivement au cortège, nous sui­vant avec l’air assuré de celles qui seraient là depuis le début.
- D’où viennent ces femmes ?
- N’as-tu jamais remarqué ? D’habitude, on ne voit que des hommes en ville ; les femmes restent ca­chées dans les maisons. Mais que survienne un évé­nement porteur de grande joie ou de deuil, et les voilà qui affluent dans les rues et inondent les places, alors que les hommes disparaissent. Elles se jettent sur la joie ou sur la souffrance comme les oiseaux sur les moissons.
- Elles sont là pour chanter quand l’homme vient au monde, et pour pleurer quand il le quitte...
- Pour reprendre et garder dans leur sein la vie qu’elles ont donnée.

   Ce disant, Jeanne était très émue, prise entre la douleur et la tendresse. Elle se retourna alors vers les nouvelles venues, ses yeux s’éclairèrent et elle me dit, avant de les rejoindre, « Je les reconnais ! C’est Joël­le, c’est Ruth, Raab... » Une fois au milieu d’elles, elle prit des mains d’une de ses amies une torche de résine et l’alluma. Puis, s’adressant à elles, elle se mit à chanter :

Allumez, femmes, le flambeau du cœur,
pour éclairer le chemin sans retour
vers l’éternel séjour
de l’homme en qui resurgit notre honneur.
Autrefois femmes de la nuit,
or devenues filles de la lumière,
toute ombre de notre âme s’enfuit
nous laissant dignes de pleurer le frère.
Coulez, ô larmes, librement de nos yeux,
plaintes, sortez de notre bouche en deuil,
car nous accompagnons l’ami au seuil
d’où il rejoint le Royaume des cieux.

   Excitées par cette plainte, toutes les femmes le­vaient leurs bras vers le ciel et criaient à pleine voix :

Hélas, hélas, nous sommes désolées :
l’époux est mort, qui nous a consolées.

   Bientôt, le groupe fut en ébullition. Les femmes ôtaient leur voile, dénouaient leurs cheveux et, pre­nant dans leur sac des bougies, des torches, des bran­ches ou des baguettes résineuses qu’elles avaient ache­tées pour la fête de la Pâque, les allumaient. Éle­vant toutes ces flammes, elles marchaient en pleu­rant et en se lamentant : « Hélas ! Hélas ! Malheur ! Mal­heur ! » Et Jeanne de se remettre à chanter :

Tu as ôté de nos yeux veloutés
l’œillade rieuse du serpent.
Tu as donné à nos cœurs envoûtés
La jouissance de l’adolescent.

Hélas ! Hélas ! nous sommes désolées :
l’époux est mort, qui nous a consolées.

Pleurez, ô femmes, la mort du prophète,
N’oubliant pas que pour lui l’amour
vise au bonheur et non à la conquête
d’hommes, par gain ou par plaisir d’un
[jour.     

   Et les femmes répondaient :

Oui, nous voulons devenir des pleureuses,
car nous sommes de lui très amoureuses.

   Pendant ce temps, le convoi s’était approché d’un tombeau qui n’était pas tout à fait comme les autres, car plus spacieux et sans ornements. Le sol autour était foulé et la terre battue : sans doute des gens y passaient-ils fréquemment. Sures qu’on allait nous con­vier à accomplir le rite funèbre, nous avons ra­battu nos voiles et nous sommes approchées, juste à temps pour voir les soldats mettre le corps au tom­beau et en sceller soigneusement la pierre.

   « Le rite ! Le rite ! Et le rite ? » Nous criions tous ensemble mais les soldats, suivis par le centurion, s’é­loignaient comme s’ils ne nous entendaient pas. Devant la pierre qui fermait le tombeau, les deux conseillers du Sanhédrin se tenaient debout, comme pour nous attendre.
- Tu avais raison, dis-je à Jean, le procurateur a re­fusé la grâce. Si les Juifs n’avaient pas demandé de descendre le corps par souci de purification, Jésus se­rait resté sur la croix, livré à la corruption. Ils ont préféré le donner aux autorités du Sanhédrin.
- Sans doute les Romains n’avaient-ils plus rien à craindre de leur roi, à ces Juifs. C’est peut-être en signe de mépris qu’ils leur ont cédé.
- Il ne nous reste plus qu’à nous adresser aux deux conseillers qui sont là. Espérons qu’ils ne seront pas assez durs et cruels pour rejeter une femme qui ne demande rien d’autre que d’oindre le corps de son époux. Auront-ils le courage de repousser une mère qui demande de pleurer et d’embrasser son fils ? Ô Rachel, aide tes filles qui pleurent comme toi la mort de leur enfant !



PLAINTE DES PLEUREUSES

Ne fermez pas le tombeau,
soldats,
ôtez la pierre,
car il est défendu d’ensevelir ce mort
avant que nos larmes aient lavé ses bles-
[sures,   
que nos mains aient répandu le parfum
sur sa chair meurtrie.
Qui êtes-vous, ô hommes, pour empêcher
[les femmes 
de pleurer sur la mort de celui
auquel elles ont souri
quand il vint au monde ?
Laissez-nous donc entrer !
Nous le laverons et l’embaumerons,
nous l’envelopperons dans un linceul
pour le déposer sur une couche
d’aloès et de myrrhe.
Alors se lèvera notre complainte,
comme une berceuse,
pour qu’il rêve dans le sommeil de la mort
ce qu’il n’a pas pu accomplir
dans la veille de la vie.




Roman achevé en 2002




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t321765 25/10/2020