ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



Chronique  de  Marie-Madeleine



Roman





Chapitre 17 - L’enterrement :

L’onction de Judas



Magnum Dictionarium latinum et gallicum, de P. Danet, MDCXCI





Présentation


Texte intégral :

La rencontre d’amour

Les disciples du Royaume

Le banquet des noces

Itinéraire d’un bâtard

Le défi

La fugue

Sur le pont du bateau

Chemins d’amour

Dalmanutha

Transfiguration et insurrection

La Dédicace

Correspondances

Béthanie

Gethsémani

Le procès

Golgotha

L’enterrement
- La déposition
- La requête du corps de
  Jésus
- La requête du rite
- L’onction de Judas

Le jour de la Pâque

Le tombeau vide

Les semeurs


oyant que les conseillers appelaient des gardes pour nous disperser, nous préférâmes nous retirer. Nous fîmes signe à Jeanne de nous rejoindre mais elle nous dit qu’elle préférait rester avec ses amies.

   Il y avait beaucoup de monde en ville. Comme les boutiques étaient encore ouvertes, j’achetai des par­fums et des arômes : ils me seraient utiles, après la Pâque, si la grâce nous était accordée de pouvoir oindre le corps de Jésus. À bout de forces, nous nous dirigeâmes vers Béthanie à travers bois. Nous ne par­lions pas, sans doute ne pensions nous même plus à rien ; d’ailleurs, à quoi aurions-nous pu penser, quand tout ce qui faisait dans notre vie l’amour, la volonté de lutter, et même la capacité de souffrir s’était épuisé ?

   Je marchais à côté de la mère, et Salomé était près de Jean. Nous arrivions à une croisée de chemins, quand la mère poussa un cri : « Ah, Maria ! Ne re­garde pas, c’est affreux ! La nuit et la malédiction de quelque esprit nous poursuivent ! »
   Je levai les yeux et vis un homme pendu à un ar­bre, c’était Judas ! J’étais déjà si anéantie que je n’en éprouvais aucune horreur. Je m’étonnais même de la différence entre un corps de crucifié et un corps de pendu : le premier, pourtant exsangue et meurtri, gar­de l’apparence d’un homme, tandis que le second évo­que plutôt une écorce abandonnée, la chrysalide laissée par un papillon. C’est à ce moment que je compris le sens de la malédiction de la Torah contre les hommes morts de la sorte : « Maudit soit celui qui pend sous le bois ». La croyance populaire veut que l’âme ne quitte pas le corps au moment même de la mort, mais qu’elle continue à l’habiter, sans lui ins­pirer de vie, pour conserver sa forme et laisser voir sur ses traits, quelque temps encore, le reflet de son ancienne force, de sa vertu et de sa beauté : l’âme ne l’abandonne que quand il commence à se décompo­ser. J’avais d’ailleurs pu constater que, lorsque Jésus avait rendu son dernier soupir, son âme était restée dans sa demeure. Il n’en était pas ainsi pour celui que nous avions sous les yeux : ce n’était plus un corps d’homme, mais une enveloppe vide, un liège détaché de son tronc.
   Où donc était son âme ? Je fus prise de peur, en­vahie par la sensation qu’elle rôdait là, auprès de son corps, comme un fantôme. À la recherche de quoi ? J’imaginai qu’il s’était pendu là, sur mon passage, pour tenter de me donner ce baiser qu’il n’avait pas réussi à imposer à mes lèvres ! Je m’enfuis en cou­rant au hasard parmi les arbres, voyant dans le jeu des ombres le spectre qui me poursuivait. Heureuse­ment, Salomé me rattrapa et me serra dans ses bras :
   - Deviens-tu folle ?
   - Oui, je suis folle ! Judas me poursuit ! Il me tend le miroir dans lequel je revois cette horrible image de moi, cette image hideuse que j’ai toujours voulu fuir, où je me vois laide, jalouse, vengeresse, cupide. Il me fait voir le moi qui sous-tend mon apparence, celui qui gît au fond de ma conscience !


L’OMBRE DE JUDAS
Tu me poursuis, ombre,
sur le chemin de la mort,
comme tu m’as suivie
sur le chemin de la vie.
Que veux-tu de moi ?
Que trames-tu encore
contre celui que tu as trahi ?
je le sais, je n’en doute pas :
tu veux voler le corps
que tu as enlevé à la communion des frè-
[res,  
pour qu’il n’entre pas dans le Schéol des
[pères !  

Oh ! ce miroir
où je revois cette image de moi
qui t’a hantée dans ta convoitise :
Femme vindicative et jalouse,
passionnée et lascive,
au regard de serpent
dans des yeux de colombe !
Tu l’as appelée de la nuit
où je l’avais refoulée,
tu l’as exhumée du tombeau
où je l’avais ensevelie
pour qu’elle ressuscite devant ta mort.

Mais tu ne parviendras pas à l’embrasser,
esprit,
tu ne réussiras pas à rompre sur mes lè-
[vres    
le sceau qui les a scellées
à leur premier baiser d’amour.

   Près de nous, un char à bœufs s’était arrêté, por­tant des hommes – des fossoyeurs, sans doute – et une femme en deuil. Un des hommes grimpa sur l’ar­bre et en descendit Judas au moyen d’une corde. L’autre avait étendu sur le sol un grand linceul. Le visage du mort était défiguré, ses yeux exorbités, ses lèvres grimaçantes et tachées de sang, sa peau bleu­âtre, mais son corps n’était pas encore raide. La fem­me en deuil s’agenouilla devant le cadavre et, en­le­vant son voile, éparpilla sa chevelure.


LAMENTATION DE LA MÈRE DE JUDAS

Pourquoi, ô fils, as-tu levé
ta main meurtrière contre toi ?
D’où ce mépris et cette haine
de la vie que je t’ai donnée ?
Tu n’as pas attendu qu’elle accomplisse
[son cours   
car tu l’as étouffée dans ton sang !
Ton zèle pour la cause d’Israël
t’a-t-il rendu fou, ô fils ?
Tu t’es lancé contre toi-même,
comme si tu poursuivais ton ennemi,
en t’acharnant sur ton propre corps
comme sur une proie.
Or tu erres autour de lui,
encore assoiffé de son sang.
Mais c’est toi, Yahvé, qui l’as poursuivi,
Toi qui tues le transgresseur de la Loi
et rends fou qui s’enflamme pour elle.

Viens, mon enfant, n’aie plus peur !
Approche-toi du sein qui t’a conçu :
n’étant plus pour toi un berceau de vie,
il s’offrira comme un tombeau de paix.
Le zèle ne te poussera plus à défendre
la race de tes pères,
car tu n’as plus leur sang
dans tes veines.

Il ne te lancera plus pour protéger leur
[pays,      
car il n’y a plus de terre promise
pour celui qui s’achemine
vers la glaise d’origine.
Mais ta mère est là pour te laver de ses
[larmes,     
celle-là même qui avait essuyé les tiennes
quand tu es venu au monde.

   Cette lamentation m’avait tant émue que je me mis à regarder le visage de Judas avec plus de pitié. Je m’é­ton­nais de voir ses yeux rentrés dans leurs orbi­tes, et la grimace effacée de ses lèvres, comme si son corps avait repris une certaine vie. Les taches bleu­âtres s’atténuaient, et sa peau semblait devenue d’al­bâtre bruni. Son corps s’apaisait dans la mort ; j’étais sûre que l’âme y était revenue, rappelée par sa mère, non pour le ressusciter mais pour lui garder sa forme et son intégrité jusqu’au troisième jour.
Mère, dis-je en m’approchant d’elle, regarde le vi­sa­ge de ton fils !
- Son âme m’a écoutée, elle a réintégré son corps pour entreprendre le grand voyage du retour. Elle a craint d’errer hors de son corps, dans la nuit des morts. Elle est venue, à mon appel, comme un enfant apeuré. Je peux donc maintenant l’offrir à Dieu, dans le même esprit de piété que je l’avais reçue à sa naissance... Mais qui es-tu, fille, pour t’arrêter ainsi devant une mère qui pleure son enfant ? Que fais-tu ici ? Comment t’appelles-tu ?
Maria.
- Ah... Mon fils me parlait beaucoup d’une certaine Myriam, qu’il devait aimer beaucoup.
- Je m’appelle Maria, et non Myriam. Et toi, quel est ton nom ?
Rachel.
- Comme la mère des fils d’Israël...
- Qui pleure ses enfants et que personne ne peut con­soler.
- Peut-être Rachel m’envoie-t-elle pour te consoler, et me consoler en même temps.
- Es-tu, toi aussi, frappée par le malheur ? As-tu per­du quelqu’un qui t’était cher ?
- Oui, mère.
- Alors, pourquoi ne portes-tu pas le deuil ? Es-tu l’aimée de mon fils ? Pleures-tu le même mort que moi ?
- Non, je pleure mon époux, qu’on a tué ; je ne porte pas le deuil, parce que c’est le jour de mes noces !
- Ô fille, fille, ton malheur est aussi grand que le mien... Non, j’ai peur que le mien soit pire !
- Pourquoi te remets-tu à pleurer, maintenant ?
Mon fils est maudit, car il s’est pendu sous un bois. On ne me permettra pas de l’ensevelir dans le Schéol des pères ; on m’empêchera de célébrer le rite funè­bre.
- Console-toi, car Rachel m’envoie pour que tu ac­complisses le rite. L’âme de ton fils est rentrée dans son corps pour qu’il soit purifié et béni, avant de re­tourner à la terre. Je vous en prie, dis-je aux fos­soyeurs en leur tendant quelque argent, allez cher­cher de l’eau car Dieu veut que l’onction sacrée soit accomplie séance tenante.

   Tandis que les hommes s’éloignaient, j’offrais à la mère une partie des arômes et des parfums que je venais d’acquérir : « Prends, mère, je les ai achetés tout à l’heure pour oindre mon époux. »

   Elle s’approcha vivement de moi et m’embrassa : « Reçois le baiser de ta mère... et tous les baisers que mon fils m’a donnés et qui jaillissent en ce moment de mon cœur. Et si par hasard, un jour, tu rencontres Myriam, dis-lui que... Judas est mort ! »

   Laissant la mère aux soins de Jean, je pris la main de Salomé et me dirigeai en hâte vers la maison. Je voulais à tout prix y arriver avant la tombée de la nuit. « Chante, Salomé, chante doucement : notre es­prit est envahi par le mystère de la mort et nous avons oublié les enfants qui se forment dans notre sein ! Chante maintenant la naissance de la vie. »




Roman achevé en 2002




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t321768 : 26/10/2020