n des conseillers se tourna vers nous : « Femmes, je pense que votre souffrance s’est atténuée et que vous êtes maintenant à même de célébrer la Pâque dans la joie. Même si cette mort vous touche profondément, il convient de ne pas oublier qu’elle est le fruit de l’intervention de la justice de Dieu dans la nation. Que votre cœur soit affaibli par le chagrin ne doit pas empêcher votre esprit d’être fort et d’adresser des louanges à la gloire de Dieu. Que les parents du défunt s’approchent de nous et nous serrent la main, en signe de réconciliation : ceci marquera leur volonté de ne pas rompre les relations fraternelles avec ceux qui l’ont accusé et jugé. Ainsi le veut la coutume de notre pays, où la nation est une famille ! »
Ce disant, il s’était approché de nous. Faisant, moi aussi, quelques pas dans sa direction mais sans lui tendre la main, je lui répondis :
- Rabbi, nous ne sommes pas venus ici pour vous donner notre main, mais pour recevoir des vôtres le corps de Jésus que vous avez crucifié. Nous sommes sa famille : voici sa mère, je suis son épouse. Nous avons droit à son corps, après que vous lui ayez ôté l’âme.
- Femmes, ce que vous demandez là dépasse les limites de notre autorité. Si nous l’avons accusé, nous ne l’avons pas jugé : il a été condamné selon la procédure du droit romain, c’est donc aux autorités romaines de disposer de son corps et de vous le remettre ou non. Mais sachez que, si nous n’étions pas intervenus, il aurait été abandonné aux forces de la nature, comme tous les crucifiés.
- Il ne nous reste donc plus qu’à nous tourner vers le procurateur et à lui adresser notre requête. Je sais que, même dans les crucifixions, il est prêt à accorder le corps si on l’en supplie. Pour les Romains, le corps d’un mort est une chose sacrée, relevant du domaine des dieux.
- Oui, tu peux... Vous pouvez faire cette demande mais, à supposer que le procurateur vous concède cette grâce, vous ne pourrez pas disposer du corps comme vous l’entendrez. Vous êtes des Juifs, vous ne serez autorisés à l’enterrer que dans le cadre des lois et des traditions juives.
- C’est-à-dire ?
- Que, s’agissant d’un maudit par la Loi, il ne pourra être enterré dans le Schéol des pères, mais dans un lieu non sacré, dans une terre non bénie par Dieu.
- Comment peut-il y avoir de la terre non bénie par Dieu, dans le pays dont Il a fait son domaine et qu’Il nous a offert ? Procédez-vous à une dé-consécration de la terre sacrée pour y ensevelir les hommes maudits ?
- C’est inutile : la terre devient maudite par le seul enterrement d’un homme maudit : la terre est maudite là où est l’homme maudit ! Si on ensevelissait un homme maudit dans le Schéol des justes, on profanerait celui-ci.
- Mais qu’est-ce qui fait qu’un homme est maudit à sa mort ? La pendaison qu’il subit, ou le péché qui en a été la cause ? Comme il ne répondait pas, j’insistais : C’est à cause de son péché, bien sûr ? Mais est-ce qu’en Israël on est certain que tous les pécheurs sont morts selon la peine qu’ils méritaient ? Combien d’idolâtres, enterrés avec les fidèles ? Combien de meurtriers, en paix auprès de leurs victimes ? Combien de traîtres dans le Schéol, se serrant contre ceux-là mêmes qu’ils ont trahis ? Les morts suivent des lois qui échappent au pouvoir des vivants et vous, vous voulez les tenir encore en votre pouvoir. Mais de quel droit ? Tout droit reconnaît que le condamné est lavé lorsqu’il a purgé sa peine, alors pourquoi vous acharnez-vous contre lui, qui a payé de sa mort ? D’où vient cette injustice, sinon de la haine qui règne dans votre cœur ?
- Tu parles sous le coup de la douleur, je ne m’offense donc pas de tes paroles, mais tu sais bien que c’est la Loi de Moïse qui nous oblige à nous conduire ainsi.
- Tu as recours à des lois gravées sur la pierre ! Moi, je fais appel à celles que Dieu a écrites dans le cœur des hommes et dans les entrailles de la nature. Lorsque l’homme meurt, son corps retourne à la terre d’où il est sorti, de même que son esprit revient au souffle de Dieu. Pourquoi la Loi veut-elle empêcher la terre de reprendre ce corps ? Pour que l’esprit ne retourne pas à Dieu et qu’il erre, tel un fantôme, parmi les tombeaux ?
- Femme, tu parles comme une Moabite, plutôt que comme une fille d’Israël. Je te conseille d’apprendre à te taire, si tu ne veux pas être accusée à ton tour d’un péché pour lequel tu risquerais une peine semblable à celle subie par ton maître !
- Pour avoir voulu me faire proclamer reine des Juifs, comme Jésus aurait prétendu en être le roi ? C’est ça ?
- Comme te voilà experte en polémique ! Mais prends garde ! Il te serait fort difficile de poursuivre ce jeu si l’on portait plainte contre l’antijudaïsme qui ronge ton cœur !
- Je serais condamnée, moi aussi, comme femme maudite ! Cela me permettrait au moins de reposer dans la même terre que celui que j’aime... Écoute, Rabbi, j’ai fait bâtir, pour ma sœur et moi, un tombeau. Si je suis maudite, mon tombeau aussi le devient et il peut recevoir alors le corps de mon époux. Lui et moi serons dans le même Schéol, là où reposent ceux qui ont été tués par jalousie et par vengeance : Abel, Uri, la fille de Jephté, Zacharie, Jean le Baptiste...
Salomé s’est approchée de moi et, me prenant par la main, m’a éloignée de l’homme : « Laisse, Maria, c’est en vain que tu supplies ce peuple d’accorder un tombeau légitime à celui auquel il a refusé de donner un berceau. Mort, il restera aussi étranger aux Juifs qu’il le fut de son vivant ». Et elle se mit à égrener une plainte :
Vivant, vous l’avez enlevé
à l’amour de ses frères ;
mort, vous l’empêchez
de rejoindre ses pères.
Qui vous a fait, ô Juifs,
maîtres du Schéol ?
Qui vous a donné
droit sur les morts ?
Toi, mort pourchassé par les vivants,
cesse d’errer autour des tombeaux
scellés par le Destin.
Défie la mort comme tu as défié la vie !
Frappe de ta main la pierre des sépulcres
comme tu frappas les rochers du désert.
Les morts n’ont plus d’oreilles,
mais ils entendent ;
ils n’ont plus d’yeux,
mais ils voient ;
ils sont sans cœur,
mais ils s’émeuvent.
Ils ne pourront pas supporter
qu’un mort soit exclu
du séjour des morts.
Vous qui dormez dans une nuit sans auro-
[re,
morts, réveillez-vous
car un pèlerin erre
parmi les tombeaux.
C’est un mort et non un vivant,
car la lumière ne brille plus en ses yeux,
la parole s’est tue sur ses lèvres,
le cœur s’est arrêté
dans sa poitrine qui sursaute encore.
Roulez la pierre qui vous enferme dans le
[
Schéol,
pères,
ouvrez votre tombeau
au suppliant qui vient.
Il demande aux morts
ce que les vivants lui ont refusé :
il attend de ses pères
d’être reçu parmi ses frères.