u cours du repas, une des sœurs nous a annoncé que Lévi et Judas viendraient rendre visite à Jésus. La perspective de revoir Judas me troublait profondément : l’aversion que j’éprouvais pour lui persistait et je redoutais toujours ses intrigues. Je profitais d’un moment où Jésus était seul :
- J’avais oublié de te dire que j’ai eu un long entretien avec Judas. Après un discours sans queue ni tête pour me déclarer qu’il était épris de moi, il m’a confié vos divergences. Cependant il s’estime lié à toi pour la vie et la mort, dans un destin inéluctable. Cet aveu m’a effrayée, bien plus que ses avances, car je l’ai trouvé très sincère.
- C’est vrai, nous sommes irrévocablement liés, même si nous ignorons l’issue de notre union. Nous réagissons comme les personnages d’une parabole que nous comprenons différemment parce que nous n’avons pas le même critère d’interprétation. Judas a une approche humaine, qui cherche à adapter les moyens aux fins : son attitude est celle d’un homme intelligent qui ne considère que l’efficacité. Il en va ainsi de toute œuvre humaine, mais l’œuvre que Dieu m’a confiée n’est pas de ce monde, même si elle se réalise ici-bas. Dieu en fixe les moyens comme les fins et moi, en accomplissant cette œuvre, je dois interpréter les signes pour découvrir les moyens établis par le Seigneur.
- Judas m’avait déjà parlé de votre divergence sur le signe. Il craignait que son attente freine ou limite ton action, alors que la situation exigeait tout ton engagement.
- Il aurait sans doute eu raison, s’il s’était agi d’une entreprise de ce monde où l’homme est l’arbitre, mais pas dans une mission dont Dieu est le maître. Je suis prophète, et non artisan d’un exploit humain, même s’il s’agit de libérer les hommes de conditions d’existence qui les enlisent, ou de pouvoirs qui les exploitent. Comme prophète, je dois scruter les signes, c’est-à-dire lire dans les événements de la vie la volonté de Dieu. Je ne suis pas venu pour faire ma volonté, mais celle de Dieu.
- Je redoute que ce conflit ne vous enferme dans une contradiction qui n’aurait d’autre issue que la mort !
- Tu pourrais le craindre, Maria, si les conflits ne dépendaient pas aussi de la vie de l’homme. Crois-tu qu’en nous aimant nous échapperons à la mort ? Même si l’amour est plus fort que la mort, le jour viendra où il devra se mesurer à elle...
On frappa à la porte.
- Voici Judas et Lévi !
- Oui, Judas ! a répondu Jésus d’un ton si calme et si rassurant que je me suis sentie apaisée.
Je me suis efforcée d’embrasser Judas sans trahir ma gêne, mais il m’a été impossible de lui sourire. Par contre, j’ai été heureuse d’embrasser Lévi qui a aussitôt ressuscité en moi les souvenirs des noces, le banquet, les chants, nos cœurs ouverts sur un monde transfiguré par l’amour. Comme tout peut changer en si peu de temps ! D’ailleurs les mines attristées de Lévi et de Judas, le regard soucieux de Jésus, m’en fournissaient la preuve. Curieuse d’entendre ce qu’ils diraient, j’étais plus attentive qu’à l’ordinaire, tout en m’affairant pour les accueillir.
- Comment vont les choses ici, à Capharnaüm ? a demandé Jésus.
- Maître, a dit Lévi, les pharisiens et les hérodiens se sont coalisés contre toi : n’ayant pas réussi à s’emparer de toi, ils se sont unis pour t’aliéner le peuple. Ils se montrent très attentifs aux besoins des pauvres et des malades, et très généreux ; ils profitent de l’occasion pour les interroger, les troubler et les pousser à t’accuser.
- Les pauvres et les malades se prêtent-ils à ce jeu ?
- Tu sais comme moi, Maître, a répondu Judas, que les pauvres sont à mi-chemin entre hommes et bêtes : ils n’existent que pressés par leurs besoins, ne jaugent pas les hommes et les situations à l’aune de l’honnêteté, mais à celle de l’utilité qu’ils peuvent en attendre. Qui donne beaucoup est un sauveur, même si c’est un tyran comme Tibère, un loup comme Hérode, ou un renard comme notre roitelet de Galilée.
- Il est donc étrange que Dieu appelle ce sous-homme, ce « minus », à devenir son fils ?
- Ce problème m’a tracassé dès le jour où je t’ai rencontré, Maître. J’incline à penser que Dieu a réduit ces hommes à la condition animale pour offrir aux libérateurs qu’Il envoie une force brutale pour écraser les exploiteurs.
- Cela serait possible si Dieu était l’auteur de leur infamie, mais les pauvres et les affligés connaissent cette condition à cause des puissances du mal. Pour moi leur existence est le signe d’une intervention créatrice de Dieu. Ces hommes sont ce qui reste de l’humanité que Dieu avait créée souveraine, à qui Il avait donné le pouvoir de transformer et de maîtriser la terre. Dieu viendra pour modeler ce « reste » et lui insuffler l’Esprit de vie pour une nouvelle création, une résurrection de la mort.
- Si cette condition est un signe, c’est maintenant qu’il faut agir !
- Que faire ? Sommes-nous des sauveurs envoyés par Dieu pour écraser les pouvoirs oppresseurs par la force des masses, ou au contraire l’holocauste que ces mêmes pouvoirs immolent, à leur insu, pour la rédemption des hommes ?
- Je constate, Maître, a réparti Lévi, que les pharisiens et les hérodiens se préparent à ce sacrifice ! Leur coalition tend un filet auquel nous ne pourrons pas échapper. Ils rassasient les pauvres et soignent les malades pour les interroger sur la façon dont tu as opéré guérisons et exorcismes. Ces malheureux répondent sans arrière-pensées, spontanément, en s’arrêtant aux détails, ce que souhaitent les enquêteurs.
" C’est un prophète, disent-ils, mais nous sommes surpris par sa manière d’opérer les guérisons, par l’imposition des mains, par les massages à la salive, parfois par la violence de ses gestes. La pratique de ses exorcismes est plus étrange encore car, sans qu’il invoque Dieu, les démons lui obéissent comme s’il était leur chef ". Les pharisiens sèment le trouble en eux :
" Ce n’est pas ainsi qu’Élie et Élisée ont guéri. Certes, c’est un prophète, mais il agit en dehors de nos traditions... Ce n’est pas un prophète comme les autres, dont l’authenticité est confirmée par les œuvres : les prophètes ont réalisé des prodiges démontrant qu’ils étaient envoyés par Dieu. Moïse a fait pleuvoir du pain, Élie du feu, Élisée a ressuscité des morts ; mais Jésus, qu’a-t-il fait ? Des guérisons banales ou douteuses.
" De plus, les prophètes ont tous été irréprochables dans leur vie privée, observant le jeûne et les purifications, tandis que Jésus mange et boit avec des prostituées et des pécheurs. Il s’est même uni à une femme de mauvaise vie ! Certes, les voies du Seigneur sont mystérieuses et toutes ces choses sont peut-être des énigmes, mais il devrait donner des signes pour qu’on le croie, de vrais signes qui viennent du ciel. Il y va d’ailleurs de son intérêt, selon l’ordonnance donnée par Moïse à tout homme qui se prétend prophète ".
« Les malheureux se laissent circonvenir : " Oui, il doit donner un signe du ciel, sinon comment pourrions-nous savoir s’il est vraiment un prophète, ou seulement un magicien et un charlatan ? "
« Ainsi les pharisiens interrogent et recherchent des témoins, les scribes verbalisent pour préparer les chefs d’accusation, et leurs dossiers sont pleins de témoignages où tu apparais comme un faux prophète, un homme possédé par les démons, un transgresseur de sabbat et des traditions, un blasphémateur !
- Je dois ajouter, a repris Judas, que tout en préparant le procès, ils voudraient te faire condamner par jugement populaire. Ils veulent profiter de ton retour, qu’ils attendent avec impatience, pour pousser vers toi les gens acquis à leurs intrigues et leur faire exiger de toi le signe, selon la procédure traditionnelle de dénonciation des faux prophètes. Si tu le donnes, tu seras en principe sauvé, mais si tu ne le peux pas, ou si tu refuses, le peuple te lapidera. Ainsi les pharisiens n’auront pas à intenter un procès, ce qui serait plus long et plus compliqué, car le roi craint de se charger de la mort d’un autre prophète.
Au moment où Judas prononçait ces paroles, j’apportais des fruits. Je tremblais tellement que le plateau m’a glissé des mains et j’ai dû serrer fortement les paupières pour éviter de pleurer. « Oh, Maria, m’a dit Jésus, je parie que tu as frémi parce que tu te doutes que je ne donnerai pas le signe ». Il s’est levé pour me faire asseoir à sa droite, puis a ramassé les fruits. « On dirait que Dieu a ordonné au temps d’accélérer son cours pour avancer la saison de la récolte. Voilà des fruits qui tombent du ciel ! »
Puis, se rasseyant, il a offert un fruit à chacun de nous : « Ils veulent empêcher l’amour de régner sur la terre, mais l’amour est plus fort que la mort. Quel autre signe que l’amour puis-je donner ? » Il s’est mis à croquer une pomme et nous l’avons imité, même si nous n’en avions aucune envie. Puis il a renoué le dialogue :
- Avant les pharisiens, les baptistes m’avaient demandé un signe, et Dieu leur a donné ce signe !
- À ce moment, tu avais du temps devant toi, a répondu Judas, car ils t’ont envoyé dans le désert. Cette fois, ils ne te laisseront aucun délai.
- As-tu peur pour moi, ou pour toi ?
- Pour toi et pour moi, Maître. Tu sais comme moi que rien ne peut nous séparer, quel que soit le sort de chacun.
- Il nous reste à tenter d’échapper au mauvais sort. Faites qu’à leur retour les disciples se retrouvent hors du territoire d’Hérode... À Dalmanutha, de l’autre côté du lac, dans ce lieu désert que j’ai visité après mon départ de Capharnaüm. Préparez les barques et faites-les avertir.
- Et si nos adversaires viennent à Dalmanutha ?
- Alors, nous adopterons ton procédé : nous dégainerons nos épées, nous ordonnerons aux aveugles de saisir leurs bâtons et nous frapperons jusqu’à ce qu’ils rendent l’âme ; puis nous soulèverons le peuple contre Hérode et les pharisiens... Judas, il est des moments où il faut agir comme des colombes, puis s’envoler... Si nous y parvenons, peut-être y verront-ils le signe du ciel.