ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



Chronique  de  Marie-Madeleine



Roman





Chapitre 9 - Dalmanutha :

Le retour des disciples



Magnum Dictionarium latinum et gallicum, de P. Danet, MDCXCI





Présentation


Texte intégral :

La rencontre d’amour

Les disciples du Royaume

Le banquet des noces

Itinéraire d’un bâtard

Le défi

La fugue

Sur le pont du bateau

Chemins d’amour

Dalmanutha
- Le signe venant du ciel
- Le retour des disciples
- Comme une colombe

Transfiguration et insurrection

La Dédicace

Correspondances

Béthanie

Gethsémani

Le procès

Golgotha

L’enterrement

Le jour de la Pâque

Le tombeau vide

Les semeurs


ésus s’opposait à ce que les femmes se rendent à Dalmanutha, car cela pouvait être dangereux, mais j’ai supplié de l’accompagner. Pourquoi éviter le dan­ger, quand notre amour nous liait pour la mort com­me pour la vie ? J’ai tant insisté qu’il s’est laissé flé­chir, à condition que je sois accompagnée par Sa­lo­mé.
   Nous sommes partis dans trois barques, équipées de filets comme pour la pêche. J’étais silencieuse, émue de refaire le même voyage que Jésus dans sa fuite. Je regardais Dalmanutha dans le lointain, com­me lors de ce départ mais animée par d’autres senti­ments. Alors, c’était dans le soleil couchant une terre lointaine qui me privait de lui ; maintenant l’aube poin­tait et j’approchais à mon tour de ce lieu. J’étais encore obsédée par le signe, mais l’éclosion de la lumière et le scintillement des eaux sous les couleurs dansantes me ravissaient.

   Au fur et à mesure qu’on se rapprochait, j’aper­ce­vais Dalmanutha plus distinctement, rocher sau­vage qui ne peut abriter que des fugitifs ou des nau­fragés. J’eus le cœur serré, comme si ce lieu devait une fois de plus me dérober celui que j’aimais et l’éloigner de moi une dernière fois. Je me suis serrée contre lui : « Rabboni, dis aux rameurs de s’arrêter. C’est si bon de rester ici, bercés par les ondes, à l’aube de ce jour de printemps ». Jésus m’a embras­sée, cependant que Pierre et André accompagnaient toujours d’ahans sac­cadés le glissement des rames sur les vagues du lac.
   Pendant l’accostage, j’ai demandé à Jésus :
- Comment pourras-tu trouver un sentier ?
- Entre les rochers on découvre toujours des pistes tracées par l’eau, le vent ou des animaux ; nous nous laisserons guider par notre instinct... Viens.

   Il m’a prise par la main pour m’aider à grimper, et m’a conduite sur une esplanade. « Ici, tu es dans le désert ! » Le sol était aride, pierreux, de rares herbes pointaient dans les fentes des rochers. Capharnaüm, au loin, se reflétait dans le lac. Une impression étran­ge m’envahissait, j’avais l’impression d’un dédouble­ment de mon être : perchée sur ces rochers, j’étais transportée là-bas, à Capharnaüm, à Magdala. Je re­gardais, là, devant moi, et je revivais mes sou­venirs, mes passions, mes angoisses. Alors, je me suis sur­prise à m’aimer... de loin ! « Lorsque Jésus est loin de moi, m’aime-t-il comme je le fais de moi-même en cet instant ? » Un sentiment de nostalgie s’em­pa­rait de moi, et je m’abandonnais à une lan­gueur dou­ce et douloureuse, entre sommeil et mort. Me rap­prochant de Jésus, je lui ai murmuré :
- M’aimes-tu ainsi, Jésus, quand tu es loin de moi ?
- Ainsi ? Que veux-tu dire ?
- Comme je m’aime de loin, car je me trouve loin, très loin de moi...

   Jésus a pris ma tête dans ses mains : « Oui, je t’ai­me ainsi, comme tu t’aimes ! »


Entre-temps, les autres disciples étaient arrivés l’un après l’autre. Harassés, ils étaient heureux de se re­trouver, rayonnants de l’expérience qu’ils venaient de vivre.
- Ohé, Céphas, as-tu pris de gros poissons ?
- Salut, Jean, as-tu appris à avoir les pieds sur terre ?
- Oh ! Petit Jacques, travailles-tu plus que jadis pour ton frère ?
- Il est plus facile d’équarrir un tronc pour en faire une poutre que de dégrossir les hommes, a-t-il répon­du.
- Salut, Judas, t’es-tu fait du souci pour nous, ce mois-ci ?

   Avec des rires joyeux, ils s’embrassaient, se don­nant des tapes vigoureuses sur les épaules. Quant à moi, je n’arrivais pas à détourner mes regards de la lointaine Capharnaüm. J’ai fait remarquer à Jean :
Nos frères sont gais parce qu’ils ignorent ce qui se passe à Capharnaüm : les voilà de retour, alors leur joie éclate, mais la situation actuelle leur interdit de rentrer chez eux, dont ils sont si loin, si loin...
- Par-là, Dieu veut nous arracher à notre terre natale et nous ouvrir à tous les hommes. Nous nous trou­vons ailleurs, dans un endroit de la terre qui touche au ciel... Regarde, Maria, le lac et les villes qui le bor­dent nous interpellent comme si nous les avions abandonnés pour toujours !
- Quand ce morceau de terre aura repris sa place dans nos vies, je crains que notre joie ne s’éva­nouisse !
- S’il en était ainsi, les pharisiens se garderaient de de­mander à Jésus un signe du ciel. La terre pourrait-elle recevoir un signe plus parfait que l’amour ? Pour l’heure, notre comportement en sera la parabole.


À son invitation, nous nous sommes rassemblés au­tour de Jésus : « Frères, vous avez donné libre cours à votre joie, racontez-moi maintenant vos expé­rien­ces. »

   Je ne rapporterai que l’essentiel de ces récits. Ils étaient reconnaissants de la confiance que Jésus leur avait témoignée, mais s’étaient trouvés comme des enfants sevrés du sein maternel. Ils avaient été bien accueillis dans la plupart des villages. On appréciait particulièrement qu’ils soient pauvres, prêts à par­ta­ger leur travail comme leur nourriture. Ils étaient ti­mides, mais le fait de parler en paraboles leur faci­litait l’annonce du message. Ils parvenaient à expri­mer les mystères de Dieu en s’appuyant sur l’expé­rience de chacun. À leur grand étonnement, ils avaient constaté que tous, Juifs et étrangers, atten­daient la venue de Dieu : Jésus avait bien raison de déclarer les pauvres et les malheureux héritiers du Royaume.
- Vous avez eu beaucoup plus de chance que moi, leur a dit Jésus, car partout, et surtout dans les syna­gogues, on m’a chassé. Le peuple recherche Dieu dans son cœur, mais les pharisiens s’attachent à la let­tre des Écritures. Le cœur unit, la lettre divise. Mais je suppose que, vous aussi, vous êtes passés par quelques expériences difficiles. Comment vous en êtes-vous tirés ?

Maître, a dit Pierre, il m’est arrivé une chose étran­ge – drôle aussi – qu’il faut que je raconte. Je me trouvais je ne sais plus où, certainement chez des non-Juifs qui s’exprimaient en araméen. Comme j’a­vais parlé avec eux des esprits mauvais, ils me pré­sentèrent un homme possédé par l’esprit... du veau !

« Chez vous, ai-je demandé, les esprits mau­vais sont-ils des animaux ?
" Pas exactement, mais des esprits supé­rieurs transforment parfois les hommes en animaux : en bœuf, en veau, en chien, en serpent... Certes ils ne deviennent pas vrai­ment des animaux, mais ils en pren­nent d’une certaine manière la forme et ils vivent comme eux.
« Je comprends, maintenant, pourquoi Na­bu­chodonosor fut condamné à vivre comme un bœuf, se nourrissant de l’herbe des champs.
« J’ai observé le possédé. Bien que d’âge mûr, il avait l’aspect d’un garçon dodu, à la grosse tête et au visage rougeaud re­couvert de quelques poils. Son nez écrasé laissait entrevoir une muqueuse rouge vif ; ses yeux ronds, immenses, étaient vides. Il avait bien l’apparence d’un veau ! Prié de l’exorciser, je n’ai pas eu le courage d’avouer que je n’en avais pas le pou­voir : m’étant rappelé la façon dont tu chas­ses les démons, je me suis concentré pour puiser ma force dans l’énergie de Dieu, et j’ai fixé le possédé : " Esprit mé­chant, je te l’ordonne, quitte cet hom­me ! "
« Mais le possédé se tenait devant moi, toujours aussi veau, les yeux exorbités. Puis il s’est mis à rire, d’abord sournoise­ment, puis plus bruyamment, jusqu’aux éclats. En le voyant rire, tout le monde s’y est mis à son tour... et moi aussi. C’était vraiment drôle !

   Le conte de Céphas a fait aussi pouffer tous les dis­ciples, mais Jésus est resté triste et pensif. Ce récit ne m’a pas paru risible, à moi non plus : j’y ai vu l’avertissement que nous étions encore trop inexpéri­mentés pour mener à bien la tâche du Royaume.


Après Pierre, Jean demanda la parole : « Maître, je vais raconter un fait qui me trouble profondément et sur lequel je ne cesse de m’interroger. J’étais cer­tainement aussi dans un hameau de non-Juifs. On m’y avait bien accueilli et, vu mon âge, on avait permis aux jeunes filles de s’entretenir avec moi.
« Je suis entré dans une maison où gisait une jeune morte. J’ai été bouleversé, surtout après avoir parlé aux autres qui, elles, étaient bien vivantes. La beauté de la morte m’a ébloui. Je n’ignorais pas que les fem­mes endormies sont très belles, mais je n’avais pas encore contemplé une morte. Cette beauté dé­passe l’imagination ! On aurait cru qu’elle était mon­tée au ciel pour réapparaître sur terre dans une image trans­figurée et révéler le miracle de la création. " Si cette image pouvait s’animer, elle serait la première femme nouvelle à revenir du ciel sur terre à travers la mort : la femme qui ne serait plus une parabole de l’épouse du Royaume, mais sa réalité vivante ". Je rêvais en la contemplant : " Après tout, qui me dit qu’elle est mor­te et non simplement endormie, atten­dant un souffle d’amour pour vivre pleinement ? "
« Entre-temps la pleureuse, assise à son chevet, en­tre­prit une lamentation funèbre. Elle était âgée mais encore belle, ses cheveux noirs défaits sur ses épau­les. Sa voix caverneuse était ferme et forte :

Ô mort, tu as ôté cette gentille
Au monde des voyants et des vivants !
Qui peut la remplacer dans sa famille ?
Vers qui iront ses douloureux amants ?

Je pleure, hélas ! Pour elle et je vacille
Devant la cruauté de ta faucille.
" Chanteuse, lui ai-je dit quand elle s’est tue, es-tu sûre qu’elle est morte ? Elle est si belle et fraîche que je n’arrive pas à le croire... je veux dire éternellement dans la mort, et non appelée à revivre sous une autre forme...
" Qui es-tu, jeune homme ? Es-tu un sectateur de Zarathoustra, pour croire à la résurrection des morts ? Nous savons que personne ne peut sortir des enfers, une fois qu’il y est entré... Orphée lui-même, de sa divine voix, n’est pas parvenu à en extraire Eurydice !
" Je ne pensais pas à une résurrection ; seulement que cette jeune fille n’est pas morte, mais qu’elle dort.
" Attends que les derniers échos de ma lamentation soient éteints, et je répandrai un parfum de rose pour transformer cette chambre mortuaire en chambre nup­tiale. Va, jeune homme, réveille la petite qui dort du sommeil de la mort !
« Me souvenant d’Élie et de toi, Maître, quand tu rap­pelas à la vie la fille de Jaïrus, je me suis étendu sur le corps, bouche sur bouche, pour insuffler mon haleine. J’éprouvais des sensations excitantes, un plai­sir intense, à penser que ma respiration ne se per­dait pas inutilement dans l’air mais devenait un esprit dans un corps sans vie. Cette sensation éveillait mon imagination jusqu’au souvenir oublié de la création. J’embrassais la femme au-delà de la femme, la fem­me incarnée mais libérée de la passion, de l’instinct et de l’attrait sensuel ; la femme qui n’attire plus l’hom­me vers la terre, mais vers le ciel, devenue elle-même la personnification du miracle de beauté et de douceur que son corps dévoile, le baiser à une fem­me devenue ange.
« Cette sensation fut de courte durée. L’haleine que je soufflais revenait à ma bouche, mais était-ce la même ? C’était bien la mienne, mais renvoyée par une autre... par la mort qui se tenait au dedans de la jeune fille. Je me suis rappelé qu’après la mort l’âme reste trois jours durant comme un fantôme, errant dans le corps ou autour de lui, avant d’entrer au Sché­ol ; pendant ce temps la mort, comme une chien­ne, est prête à se lancer sur quiconque tenterait de lui ravir sa proie.
« Avec courage et force, je luttais contre la mort. J’insufflais encore mon haleine, qui m’était à nou­veau renvoyée. Je donnais la vie, je recevais la mort. J’ignore si la jeune fille éprouvait quelque chose, mais je sais que le souffle qui me revenait était insup­portable. Il était si glacé, nauséabond et sulfureux que j’étouffais. La mort devait venir du chaos originel, de l’absence de lumière, d’ordre, de mouvement, d’a­mour ; le néant contre l’être ; je voyais Dieu planer en Esprit à la surface du chaos. Je résistais toujours, je soufflais, soufflais...
« Les voisins et les proches venus veiller la morte suivaient la lutte. Deux hommes prirent même un pari :
" C’est le garçon qui va gagner : il a du souffle et il aime cette fille plus que sa vie.
" Non, il sera vaincu. Il l’aime, mais même morte, la femme est plus forte que l’homme... Elle va l’en­traîner aux enfers pour la danse nuptiale qu’il sou­haite tant !
« Le souffle court, je sentais le froid me gagner et le sang se retirer de mes veines. La pleureuse s’était le­vée et j’entendis sa voix, profonde et gutturale :
Arrête donc ton défi de victoire :
Qui pourra te voler ta triste proie ?
Va aux eenfers, ô mort, chercher la gloire,
À ce garçon n’enlève pas sa joie.
« Mon haleine ne ressortait plus : certaine de conser­ver son butin, la mort m’avait abandonné. Je me suis détaché du corps et mes yeux se sont dessillés. Je me sentais aussi fragile et tremblant qu’un poussin au sortir de l’œuf, tout baignait dans une atmosphère d’étrangeté, je sortais d’un rêve. La fille gisait, bien morte, sur sa couche.
" Jeune homme, m’a dit la pleureuse en cherchant mon regard perdu, tu connais maintenant le sommeil de la mort. Tu as fait preuve de courage, tu as cru l’amour plus fort que la mort, mais elle t’a convaincu que rien ne lui résiste, sauf l’amour voué à la mort. Sache que tu ne pourras vivre heureux que si tu restes vierge, car tu as reçu le baiser d’une morte : elle a laissé sur tes lèvres une macule qui tuera la fem­me qui y portera les siennes.

   Ces paroles semèrent la confusion parmi les disci­ples : tous tentaient d’apercevoir la trace du baiser de la mort.
- Tu as un point noir à la commissure des lèvres, dit Jacques.
- Le coin de la bouche est rouge comme du feu, dit Simon.
- Il y a une petite cicatrice, comme une morsure... Oui, la mort l’a mordu ! Renchérit Thomas.

   Chacun y allait de son diagnostic, voyant une éra­flure, une tache, une enflure... Les regards se por­tèrent enfin sur Salomé, qui était restée à l’écart, silencieuse, comme si le récit de Jean ne la concernait pas. Elle s’approcha de lui et l’embrassa longuement, passionnément, sur la bouche : « Tu vois, cela ne me fait pas mourir de toucher ta bouche blessée par le baiser de la mort : l’amour est plus fort que la mort. Pourquoi as-tu préféré une morte à une vivante ? Il n’y a pas de place dans le royaume de l’amour pour des vierges qui recherchent le baiser de la mort ! » Dans un silence lourd Salomé, altière et glaciale, re­gagna sa place.


Dans ce lieu aucune branche n’était agitée par le vent, aucun oiseau ne faisait entendre son chant. Dal­ma­nutha était vraiment ce désert où rien ne pouvait naître, que l’amour ou la haine. Jésus, qui s’était tu jusqu’alors, rompit le silence : « Laissez les morts en­se­ve­lir les morts ! Aimez-vous, si vous souhaitez échapper aux affres de la mort. »

   Personne n’a réagi, je n’ai même pas entendu l’écho de ces paroles : une voix crie dans le désert !




Roman achevé en 2002




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