’intervention de Salomé nous avait tous bouleversés : son geste nous avait donné la plus belle et la plus significative leçon d’amour. « Pourquoi cette histoire nous divise-t-elle au lieu de nous unir ? » Je ne trouvais pas de réponse. Je n’ai même pas eu le courage d’aller vers mon amie pour lui exprimer ma solidarité et ma gratitude. L’amour ne se reconnaît pas seulement dans la douceur, il est une force qui exalte, saisit et transforme. Pierre nous ramena à des soucis plus terre-à-terre :
- Frères, rappelons-nous que nous avons faim !
- Bonne idée, reprirent-ils tous.
Pierre et André descendirent aux embarcations et ramenèrent cinq gros pains et des poissons frits.
Jésus venait de couper l’un des pains, quand nous vîmes des gens venir vers nous, certains en bateau d’autres à pied, bloquant tous les accès. Les pharisiens, qui guettaient la rencontre, s’approchèrent aussi pour demander à Jésus le signe venant du ciel. Et selon Jean, nous étions dans le ciel ! À la vue de cette foule, aucun de nous ne s’est approché de Jésus pour prendre la tranche de pain et il est resté la main tendue, comme dans l’attente de quelqu’un qui aurait faim !
- Bonjour, Maître, lui dit l’un des nouveaux venus. Nous arrivons au bon moment : après ce voyage, nous avons faim.
- Approchez-vous, frères, le Seigneur vous a envoyés à l’instant où j’ai coupé ce pain, prenez et mangez...
- Tu ne prétends pas rassasier tout ce monde avec si peu de pain ?
- Comment pouvez-vous le savoir ? Si vous avez faim, venez, prenez, mangez ! Vous verrez qu’en le partageant, ce pain sera suffisant pour tous. Il y a aussi des poissons ; n’aimez-vous pas les poissons ?
- Si ! Si ! Mais vous n’en aurez pas pour tous !
- Nous avons nos filets. Presque tous nos frères sont des pêcheurs, capables de rapporter une pêche assez abondante pour eux, vous et tous ceux qui affluent en ce moment. Mais peut-être préfèreriez-vous une autre nourriture ?
- Oui ! Nous voulons une autre nourriture : du pain qui vient du ciel !
- Et aussi des poissons du ciel, n’est-ce pas ? Comment pourriez-vous manger des poissons tombés du ciel, quand vous refusez de manger les poissons de la mer ?
- C’est cela ! Du pain du ciel, et des poissons aussi, si tu veux, pas pour calmer notre estomac mais pour renouveler le signe que Moïse a donné en faisant pleuvoir la manne !
- Est-ce seulement pour donner un signe, ou aussi pour apaiser la faim du peuple ?
- Nous ne sommes pas venus discuter, mais te demander un signe : d’après Moïse, tout homme qui se présente comme un prophète et qui n’en donne pas le signe sera mis à mort.
- Maintenant, vous parlez clair ! Vous n’avez pas faim du pain du ciel, mais de ma chair, et vous avez soif de mon sang. Mais où lisez-vous que Moïse a dit que le prophète qui ne donne pas un signe sera mis à mort ?
- Dans la Loi du Deutéronome ; tu dois bien le savoir, toi qui te fais appeler « Maître » !
- La Loi ne dit pas exactement cela. Moïse ordonne de tuer le prophète qui proclame parole de Dieu celle que Dieu ne lui a pas inspirée, une parole qui ne s’accomplit pas. Qu’ai-je dit qui ne soit pas réalisé ?
- Tout, ô homme ! Et pour être plus précis, l’annonce du Royaume de Dieu.
- Je n’ai pas dit que le Royaume de Dieu est accompli, mais qu’il va s’accomplir, selon l’annonce des prophètes et aussi de Jean le Baptiste. Vous voulez me tuer pour cette prophétie-là ? Ah ! Je comprends, vous avez déjà tué les prophètes qui l’ont dit avant moi. Ne voyez-vous pas qu’en cherchant à me tuer, comme vous l’avez fait des prophètes, vous témoignez que je le suis vraiment ?
- Holà ! Non seulement d’accusé tu deviens accusateur, mais tu oses dire que notre comportement révèle ce signe du ciel que tu ne veux, ni ne peux, donner ?
- Oui : en cherchant à me tuer, vous êtes vous-mêmes le signe du ciel que vous attendez !
- Tu blasphèmes et tu te rends ainsi passible de la peine de mort !
Alors, ils se mirent à ramasser des pierres pour le lapider.
-
Hommes de la Loi, lapideriez-vous un prophète avant qu’il ait donné le signe ?
- Eh bien ! Donne-le nous, et vite !
- Je suis un prophète envoyé par Dieu non pas pour accomplir des signes, mais pour faire voir ceux qui sont inscrits dans les événements du monde et dans les actions des hommes.
- Avoue que tu es un faux prophète, puisque tu n’as pas le pouvoir d’accomplir des signes.
- Qui suis-je alors, si je suis un faux prophète ?
- Un magicien !
- À votre place, j’aurais peur, car le magicien agit grâce à la puissance des démons. Croyez-vous facile de lui résister ? Avec un magicien, il ne pleuvra pas du pain, mais des serpents qui vous mordront au talon, qui se faufileront sous votre tunique pour vous piquer les fesses ! Il répandra sur vous le feu qui vous réduira en cendres ; il pourra aussi vous transformer en porcs ! Oui, en pourceaux, vous les fils d’Abraham, issus d’une génération noble, royale et pure !
- Tu mens ! Tu n’as pas ce pouvoir, nous en sommes sûrs.
- Mais alors, je ne suis pas un magicien ? Pourquoi cherchez-vous donc à me tuer ?
- Tu es un prestidigitateur !
- En ce cas j’aurais aussi peur, car celui-ci dispose d’un pouvoir qui vous dépasse. Il peut tirer un lapin de sa manche, et même vous faire avaler un œuf et retirer un serpent de votre bouche. Voudriez-vous le saisir ? Il serait alors capable de se transformer en colombe et de vous échapper dans les airs !
- Deviens donc une colombe, et on verra si tu peux nous échapper : nous prendrons des pierres et des bâtons, des arcs et des flèches ; nous ferons de toi le signe qui descend du ciel sous la forme d’une colombe morte !
Cette pique déchaîna un fou-rire général :
- Oui, transforme-toi en colombe ! Qu’on se réjouisse de t’écraser sous nos pierres, de te prendre pour cible de nos flèches, qu’on t’assomme sous nos bâtons ! Nous en avons assez, de toujours discuter !
- Soit ! Mais puisque tout signe vient de Dieu, je vais le consulter pour savoir ce que je dois accomplir. Tenez-vous prêts, il se passera quelque chose, que je sois prophète, magicien ou prestidigitateur ! Et puisque vous m’avez condamné à mort, permettez-moi de confier mes dernières volontés à mes familiers.
Jésus rejoignit Pierre, l’invitant à me faire reconduire avec Salomé à Capharnaüm, et à s’embarquer lui-même et deux autres disciples pour l’attendre sur une plage de la Décapole, non loin d’Hyppos. Puis, gravissant le rocher, il chercha un abri pour prier.
Céphas et André prirent la grande barque pour se diriger vers Hyppos ; Salomé et moi sommes montées à bord de la petite, conduite par Jean et Jacques. Assises à la poupe, nous étions serrées l’une contre l’autre. Nous voguions depuis quelque temps quand Salomé me dit :
- Si l’on me crevait les yeux, je crois que la souffrance m’inciterait à chanter encore, comme l’oiseau aveugle ! Maintenant on m’a arraché le cœur, et je suis comme morte... Jean peut bien m’embrasser, lui qui s’est amouraché d’une morte !
- Oui, ai-je répondu après un long silence, nous sommes deux naufragées qu’on ramène au rivage.
J’entendais la chute régulière, sourde et rageuse, des rames attaquant les vagues. « Ce bruit m’agace ! Non, il n’a pas donné le signe ! Je sens les pierres arracher sa chair, les coups de bâtons s’abattre sur son dos, comme ces rames frappent la mer. Cessez de ramer, par pitié, et laissons-nous aller, portés par le vent... »
Mais les deux frères se mirent à ramer plus vite, comme si nous étions des blessées à sauver de la mort. Il me semblait que la barque était soulevée par le vent, que les deux frères la conduisaient comme des anges, de leurs ailes battantes. La colombe m’est revenue à l’esprit : « Salomé, ne soyons pas tristes ! Ils n’ont pas pu le lapider, car Dieu lui a donné des ailes de colombe et il s’est échappé. Chante encore, Salomé, mais pas comme l’oiseau aux yeux vides, comme l’oiseau perdu en mer qui aperçoit enfin le rivage. »
Salomé s’est dressée, posant sa main sur ma tête pour garder l’équilibre et, tournée vers Capharnaüm, a chanté :
Tu as pris l’envol
Comme une colombe
Dans la nuit qui tombe,
Quand le rossignol
Chantait ta douleur
Aux amis du cœur.
Ne pleurez plus, ô filles,
Apaisez-vous, garçons,
Donnez à vos familles
Ses salutations.
Il reviendra un jour,
Répondre à votre amour.
Au matin, tout le village ne parlait que de l’événement. Les pharisiens et leurs acolytes avaient d’abord surveillé Jésus qui priait à l’angle d’un rocher. Convaincus qu’il serait incapable de donner un signe, ils firent provision de pierres puis, leurs sacs remplis de cailloux, formèrent un demi-cercle en attendant qu’il redescende. Ils avaient bien remarqué que Jésus s’était soustrait à leurs regards, mais ils pensaient qu’il avait cherché un endroit plus retiré pour pouvoir crier vers Dieu sans qu’ils l’entendent. « Allez, crie ! Crie, prophète de Nazareth ! Il faut bien que ton père se réveille, s’il doit t’écouter ! » se moquaient-ils.
Mais Jésus était toujours invisible. Peu à peu, les pharisiens s’inquiétèrent ; l’idée d’un tour diabolique ou d’un stratagème les tourmentait. Ils saisirent leurs bâtons et leurs pierres, un chasseur banda son arc... Jésus ne revenait toujours pas. Ils se dispersèrent pour le rechercher sur les hauteurs et sur le rivage : sa barque était bien là, mais de lui aucune trace ! Amers et redoutant la nuit qui tombait déjà, ils prirent le chemin du retour.
« Seigneur, ai-je pensé, Tu lui as vraiment donné des ailes de colombe, comme il l’avait dit à Judas ! » Et je me suis précipitée à la maison, pour apprendre la nouvelle à Salomé et à Jeanne. Nous nous sommes embrassées, mon cœur battait si violemment que Salomé m’a dit :
- Ton cœur court, comme porté par des ailes !
- Oui, DDieu lui a donné des ailes de colombe !
- J’en étais sûre : quand je chantais, je croyais entendre le battement de ses ailes...
- En vous attendant sur le quai, j’ai scruté l’horizon et j’y ai vu une nuée, comme une langue de feu. Dieu cachait la fuite de Jésus aux yeux des tueurs, comme jadis Il garda le peuple de ses persécuteurs dans la mer rouge.
- Salomé, Jeanne, ne restons pas ici, nous serions trop seules sans lui... Allons chez Martha. Je les ai prises par la main et nous nous sommes d’abord rendues chez la mère.
- Mère, viens avec nous à Magdala.
- Je ne peux pas quitter la ville et laisser la maison sans personne pour l’attendre. S’il ne doit pas revenir, je préfère mourir seule, comme lui !
Jeanne a voulu rester avec la mère ; Salomé et moi sommes parties. Sur la place, les hommes couraient en tous sens ; les rues étaient vides d’enfants ; je n’entendais plus le chant des filles sur le seuil des maisons. La ville semblait en deuil, comme l’épouse à qui l’époux a été enlevé, comme la mère qui a perdu son enfant.
LAMENTATION
(sur un thème de Jérémie)
Tu es triste, Capharnaüm,
assise au bord du lac,
veuve désolée au seuil de sa maison.
Pourquoi es-tu en deuil ?
Les cris des enfants ne résonnent plus
sous les portiques ;
dans les rues
ne retentit plus la voix des jeunes filles.
Les hommes sillonnent les places,
ombres fuyantes d’oiseaux
au ras du sol.
On m’a enlevé l’époux
qui faisait mon délice :
Jésus de Nazareth
qui exauçait le désir des garçons
dans le cœur des jeunes filles,
égayait les yeux des mères
par le sourire des enfants.
Les vieux dansaient avec les jeunes fem-