J’ai été réveillée aux premières lueurs de l’aube par la voix de Salomé qui chantait, penchée sur ma couche :
Voici surgir à l’horizon l’aurore
aux yeux brillants et rouges de courroux :
s’enfuit la nuit parmi les morts.
Maria, lève-toi, son aide implore
si tu veux rejoindre ton époux
et le mener au-delà de nos ports.
- Merci de m’avoir réveillée et de m’avoir consolée par ton chant, ai-je dit en ouvrant les yeux, mais le rêve de cette nuit continue de m’angoisser.
- Tu étais si soucieuse et si triste, hier soir, qu’il aurait été surprenant que tu n’aies pas de cauchemars ! Heureusement, l’aube t’arrache à cette sombre nuit.
- Tu es confiante, mais mon rêve s’est produit peu avant l’aube, et on dit que les rêves de la dernière heure sont prémonitoires... J’ai peur maintenant qu’il se réalise.
- Qu’as-tu rêvé ?
- Je me trouvais avec
Jésus au bord de
la grande mer, attendant le bateau qui devait nous emmener. J’ai entendu une voix crier : « Il n’y a plus de bateaux pour l’étranger ». Alors Jésus, saisi par
l’Esprit, m’a dit « Reste ici,
Maria, tu ne pourrais pas me suivre » et
il s’est jeté à l’eau, nageant vers les nations. Il était déjà loin du rivage, lorsqu’un gros poisson a surgi de la mer et l’a englouti. Terrorisée, je regardais alentour pour voir à qui demander du secours. À l’ombre d’un sycomore, un vieil homme que j’ai pris pour un pêcheur se reposait. Je lui ai crié :
" Père, peux-tu appeler des hommes, pour qu’ils jettent à la mer de gros filets ? Un poisson a englouti mon époux et prophète !
" Il n’y a pas de filets assez grands et solides pour de tels poissons, mais ne pleure pas, car ce fait est un prodige. Quand j’étais jeune, le Seigneur m’a ordonné de me rendre chez les nations ; comme je m’y opposais, Il a fait souffler un grand vent qui m’a projeté dans la mer. Je fus avalé par un poisson, qui me cracha sur le rivage d’une ville des nations. Expérience terrible, car son ventre est comme un Schéol, privé de lumière, d’air, d’espace et de temps, semblable au chaos originel. Ce qui est arrivé à ton époux le prophète n’est pas sans lien avec mon histoire : ce poisson rejettera ton époux là où Dieu veut qu’il aille.
" Qui es-tu, père ?
" J’ignore si tu as jamais entendu mon nom, car je suis vieux, très vieux... Je suis Jonas !
« Puis il a disparu, sous la forme d’une colombe ; alors je me suis réveillée. Non,
Salomé, ce n’était pas un rêve comme d’autres : au jeu des images s’associait une vision, celle de
Jonas.
Le prophète m’est apparu pour me révéler le signe que Dieu donnera à
Jésus pour accomplir sa mission.
- Quel signe ?
- Le poisson ! D’ailleurs,
Jésus nous avait dit
qu’il agirait désormais sous le signe de Jonas.
- Ton rêve me fait comprendre qu’en chantant, j’ai eu aussi une inspiration prophétique : je crois que, si
Jésus a été cette nuit dans le ventre du poisson de la mort,
il en est sorti à l’aube. Mais que faisons-nous, Maria ? Nous bavardons et ne préparons pas ce qui est nécessaire au voyage.
Le soleil est en train de pointer et Jean doit déjà être en route. Vite,
Maria, habille-toi,
Jésus va t’attendre.
Je me suis lavée en hâte et ai préparé mon sac, pendant que Salomé remplissait le panier de fruits secs et de gâteaux : « Il faudrait que tu prennes aussi un peu d’eau, car Jésus aura soif, après toute une nuit dehors ». Finalement j’étais prête, et me suis postée sur le seuil de la porte pour attendre Jean, la mère et Salomé à mes côtés, comme si elles devaient partir.
- C’est étrange, ai-je dit, nous nous sommes pressées pour ne pas être en retard, et personne ne vient me chercher... comme dans mon rêve.
- Ne pense plus à ton rêve : le soleil est déjà haut, il a dû mettre en fuite le poisson... Maria, Maria, viens, regarde, je vois quelqu’un venir... Je crois que c’est Jean... Oui, c’est lui !
- Mais pourquoi chancelle-t-il et agite-t-il les bras ? Il nous a vues... Il court...
Il est arrivé, essoufflé, et s’est arrêté devant nous, les mains levées. Puis, fermant les yeux comme un aveugle, il s’est écrié : « On a pris Jésus, Judas l’a trahi ! » À ces mots, je me suis évanouie.
Quand j’ai repris conscience, la mère tenait ma tête dans ses bras, tandis que Jean et Salomé se penchaient sur moi, les yeux hagards. Je ne pouvais pas bouger ; j’étais trempée de sueur, mais j’avais froid ; mes lèvres étaient desséchées par la soif. J’ai entendu Salomé : « Mère, regarde, elle devient de plus en plus pâle et elle a refermé les yeux ». Puis, me secouant en pleurant : « Elle va mourir, elle va mourir... Si elle n’est pas déjà morte ! »
Je me suis remise à transpirer, avec l’impression que des gouttes de sang suintaient de ma peau. La douleur m’a fait ouvrir les yeux, et j’ai crié :
- J’ai soif !
- Elle vit, elle vit ! S’est exclamé
Salomé en courant chercher de l’eau.
Après m’être désaltérée, j’ai retrouvé mon calme. Assise sur la litière, j’ai fait venir Jean, qui s’était retiré :
- Raconte-nous ce qui s’est passé.
- Tu me demandes de revivre un drame trop présent à mon esprit, ou plutôt à ma chair ! Plus tard, Maria, quand tu seras rétablie et que tu auras la force de m’écouter.
- Non, Jean, maintenant, je t’en supplie, car si tu ne dis rien, je me ferai des idées, ce qui ne sera pas moins angoissant. De toute façon, j’ai tellement souffert pendant mon évanouissement que j’ai l’impression d’avoir subi le martyre de l’événement sans y avoir assisté.
- Soit ! Lorsque nous sommes parvenus au bois c’est Jésus qui nous a redonné courage. À l’aide d’une torche il a reconnu les lieux, repérant les endroits où il pourrait se cacher et les trouées permettant de fuir. Il nous a répartis en deux groupes, le premier tout près du chemin et le second, avec Céphas, Jacques et moi, un peu plus loin sur la hauteur. Il s’est réservé un coin touffu, d’où des sentiers partaient dans diverses directions. Avant de se retirer, il nous a demandé de veiller et de rester attentifs à tout bruit suspect.
« Une fois postés, nous nous sommes vite endormis, car nous étions recrus de fatigue et de détresse ; Pierre ronflait, couché sur son épée, mais en moi la peur et la curiosité ont prévalu sur la fatigue. J’ai quitté ma place sans bruit, pour épier Jésus dans sa cachette. J’ai entendu qu’il disait : " Père, éloigne de moi cette nouvelle coupe. Tu m’as toujours donné du fiel, je ne Te demande pas maintenant du miel, mais de retirer cette coupe. Comment pourrai-je manifester le signe de Jonas si je suis prisonnier des Juifs, sans pouvoir aller, comme lui, vers les nations ? Es-Tu le roi des peuples, ou seulement celui des Juifs ? Comment pourrais-Tu me livrer aux mains de mes ennemis sans renoncer à ton message ? Comment puis-je annoncer ton amour, si Tu m’abandonnes au mépris, à la haine et à la trahison ?
« Il s’est mis à trembler et à sangloter. La sueur ruisselait de sa peau comme gouttes de sang... Puis je me suis retiré et l’ai vu venir vers nous. Nous croyant tous endormis, il a dit à voix basse : " Vous avez montré du courage, mais votre chair est si faible qu’elle ne peut pas supporter le déchirement de l’esprit. "
« Après une heure environ, il est revenu nous appeler : " Réveillez-vous, l’heure est venue. "
« En effet, on entendait un bruit de pas et de branches brisées : des gens approchaient, brandissant des torches. J’ai reconnu Judas qui les précédait et se dirigeait vers Céphas qui, pris de peur, avait dégainé son épée. " Rentre ton épée, Céphas, lui a dit Judas en l’embrassant, aujourd’hui pourrait s’accomplir la parole ’ qui frappe par l’épée, périra par l’épée ’. "
« Nous ne soupçonnions rien, car nous attendions Judas, à qui Jésus avait confié la mission d’amener les pèlerins qui devaient le faire passer à l’étranger. Judas s’est approché de Jésus et l’a aussi embrassé. Je n’ai pas compris ce qu’il lui a dit, mais j’ai entendu Jésus répondre : " Judas, est-ce par un baiser que tu trahis ton Maître ? "
« Alors j’ai compris ! Judas s’est éloigné, la main à la bouche, tandis que des gens ligotaient Pierre, qu’il avait embrassé le premier, et qui protestait : " Je ne suis pas Jésus ! Je ne suis pas Jésus ! "
« Jésus s’est alors approché de ces hommes :
" Pourquoi l’arrêtez-vous ? Qui cherchez-vous ?
" Jésus de Nazareth !
" Alors, déliez cet homme, ce n’est pas lui.
« Puis, ayant pris une torche des mains d’un des sbires, il a éclairé son visage : " C’est moi, Jésus de Nazareth, ne vous trompez pas ! "
« J’ai aussi regardé son visage : à la lueur de la torche, tous étaient fantomatiques, alors qu’il resplendissait de calme et de maîtrise. Son manteau ayant glissé, sa tunique blanche brillait malgré la faible lumière. Comme les soudards demeuraient interdits, Jésus leur a dit : " N’ayez pas peur, je ne m’échapperai pas ; j’aurais pu le faire si je l’avais voulu. Sortons du bois, je vous précèderai pour éclairer le sentier jusqu’à la route : la nuit est si épaisse qu’il est difficile de retrouver son chemin. "
« À l’orée du bois, ils l’ont lié et traîné comme un malfaiteur. Quant à nous, veilleurs endormis, nous avons pris la fuite.
Nous sommes restés silencieux quelques instants, puis Jean a repris :
- En vous racontant ces faits, je ne suis pas dans le même état d’esprit qu’au moment où j’en étais le témoin. Je me surprends à ne plus pleurer, ni même être angoissé : je vois maintenant cet événement comme une libération par l’amour, et non plus une trahison de l’amour.
- En effet, a dit Salomé, Jésus aurait pu s’échapper plus facilement que les autres fois, mais il ne l’a pas voulu ; il aurait même pu éviter de se laisser embrasser par Judas, mais il a délibérément reçu son baiser.
- Il ne s’en est pas contenté, a repris Jean, il l’a lui-même embrassé, comme il l’a fait avec nous avant son départ. Il y a là un tournant fondamental dans son message.
- J’en suis convaincue, ai-je dit. Auparavant, il cherchait à se sauver, parce qu’il devait annoncer la parole d’amour ; il ne veut plus fuir, maintenant, car il doit accomplir l’événement même de l’amour. Il n’est plus le prophète qui prêche la parabole de la semence, il s’offre parce qu’il est lui-même cette graine.
GETHSÉMANI
Mon regard se perd, Aurore,
en cherchant la lueur de tes pas
dans les creux mouvants des branches,
devenus des fantômes.
As-tu ralenti ta course
pour que je tombe dans les pièges
que m’ont tendus mes ennemis ?
Les Juifs cherchent à me saisir,
des sectaires veulent me faire cible
de leurs intrigues.
Protège-moi, ô nuit,
Cache-moi sous le feutre noir de ton man-
[teau.
Seigneur, mon
Dieu,
Toi qui fis s’arrêter
le soleil
sur la montagne de
Gabaon
à la prière de
Josué,
ordonne-lui de se hâter
pour mettre en fuite
les esprits de la nuit.
Viens dans sa clarté,
comme
un héros qui s’achemine
après la victoire
pour rejoindre son épouse.
La fille des nations est parée
pour ses noces,
après que
Ruchama T’ait abandonné
pour suivre la prostitution de sa mère.
Pourquoi,
Seigneur, T’implorer,
alors que
Tu demeures dans la nuit
pour m’annoncer que
Tu m’abandonnes ?
Oh ! je le sais,
je serai livré aux mains
de ceux qui me persécutent :
ils me jugeront,
ils me condamneront,
ils me jetteront dans la fosse
afin que je meure.
Heureux le grain de blé qui en mourant
peut au moins se réjouir
de la vie qui germe en lui,
peut rêver dans la nuit du sillon,
voir les moissons verdir puis blondir.
Mon corps s’enlise dans la boue,
mon âme s’attriste dans le noir
qui envoûte mes yeux.
La sueur coule de ma peau
en gouttes de sang.
S’assèche ma chair,
dans son retour à la glaise
dont elle avait été tirée au commence-
[ment.
Mon esprit aussi s’évanouit
comme le dernier rayon de lumière
au coucher du
soleil.
Seigneur, es-Tu du moins dans cette nuit
comme Tu y étais
avant que la lumière fût ?
Tu apparais enfin, Aurore,
les yeux déjà éblouis de lumière
derrière le voile taché de rouge.
Tu portes dans ta main la coupe de liba-