’ai dû m’attarder à ma toilette, car Salomé est venue me chercher : « Maria, presse-toi ! Joseph t’attend ! » Encore sous l’emprise de mon rêve, je voulais me faire belle pour lui apparaître telle que je m’étais contemplée sur le rivage du fleuve de l’oubli. Sans doute ai-je un peu forcé mon maquillage, car le miroir ne me renvoyait jamais parfaitement l’image entrevue.
- Maria, m’a dit Joseph après m’avoir embrassée et pris du recul pour me considérer plus attentivement, il semble que tu te sois appliquée à rehausser ta beauté pour mieux me séduire. C’était inutile, car tu es aussi ravissante que je l’avais imaginé.
- M’as-tu vue en rêve ? Ai-je répondu en rougissant, craignant qu’il ait découvert ma nudité.
- Oui, mais avec tact et discrétion ! Le tombeau vide m’a contraint de m’enquérir du corps de Jésus auprès des autorités romaines, mais m’a aussi chagriné pour toi et Salomé. « Pauvres filles, qui recherchent le corps de Jésus comme Isis celui d’Osiris » me disais-je.
- Certes, j’étais si affolée que je me croyais devenue Isis, et j’errais comme elle sur cette terre des morts, suspectant les Juifs d’avoir mis en pièces le corps de Jésus pour en disperser les membres.
- Mais contrairement à Isis, tu ne les as pas retrouvés pour les rassembler et permettre ainsi à Jésus de ressusciter !
- Pourtant elle l’a rencontré, intervint Salomé, mais tout autrement, comme une présence spirituelle dans son être intime.
- Votre expérience me surprend et m’émerveille : l’amour source de toute vie ! Grâce à Dieu, vous êtes la parabole vivante de cette révélation qui dévoile le mystère de toutes les religions.
- Je suis confuse d’avoir été appelée, avec Jésus, à participer à la révélation de l’amour pour tous les hommes de la terre. Lors de notre première rencontre tu m’en avais entretenue, et tes propos m’avaient tellement intriguée que je les avais aussitôt confiés à Jésus. Peux-tu nous donner plus de détails sur ce mystère d’amour qui hante toutes les religions ?
- Je serai bref, pour ne pas vous égarer dans ce labyrinthe ! Parlons seulement des religions d’Israël et de la Grèce. Nos livres saints, comme les mythes et les poètes sacrés de la Grèce, affirment que Dieu aime les hommes. Et pourtant, à y regarder de près, cet amour est une énigme. En effet Dieu (Yahvé chez nous, Zeus chez les Grecs) est l’être tout puissant, arbitre et maître de la vie. Avec une égale liberté et une aisance totale, Il a le pouvoir d’ôter la vie et de la donner.
« Les hommes, quant à eux, ne conservent la faveur de cet amour que livrés à Lui sans condition et disposés à Lui sacrifier la vie qu’ils en ont reçue ; ils sont privés de tout droit à faire valoir devant Dieu, leur condition est donc comparable à celle des esclaves. C’est ainsi que toutes les religions ont été fondées sur les sacrifices. Même si les nôtres ne réclament plus de sacrifices humains, l’offrande du croyant est toujours le symbole de son existence sacrifiée. Ce Dieu donne la vie, l’âme, la vue, la parole, le sourire ou la joie, mais il se repaît aussi de la mort de l’homme qui perd la vie, devient aveugle, sourd, muet ou désespéré. Qu’est donc l’amour, pour ce Dieu-là ?
- Sais-tu à quoi tu me fais penser, Joseph ? Intervint Salomé, la mante religieuse dévore son amant après l’amour !
- Salomé, Dieu t’a placée parmi nous pour nous réjouir de ton chant, mais aussi pour nous détendre par ton humour !
- Tu passes les bornes, Salomé, protesta Joseph. Bref ! Ton humour tempère les larmes que les hommes ont versées pour l’amour de Dieu ! La souffrance humaine est si poignante que nos religions enseignent que Dieu s’est converti à l’homme.
- Converti à l’homme ?
- Pourquoi vous étonner d’un événement dont vous avez été les actrices ? N’est-ce pas le message d’Osée que Jésus a accompli de son vivant, attestant ainsi que Dieu n’est plus « le Maître », mais « l’amant » des hommes ? Cela signifie que son humanité appartient bien à notre monde, mais qu’elle n’est pas, non plus, dépouillée de divin ; que Dieu n’existe que dans Sa relation d’amour avec les hommes, qu’Il est cette relation d’amour.
- Ton discours confirme ce que Jésus a voulu m’apprendre dans ma vision : Dieu est esprit, Il est présent dans le souffle qui a fait de nous des âmes vivantes.
-
Sans doute serez-vous intéressées de savoir que la religion grecque contient une révélation analogue. Les mythes anciens et les poètes ont rapporté de nombreux récits où Zeus s’est manifesté aux hommes comme un amant, à travers des intrigues rocambolesques. Par exemple, je vais vous raconter l’histoire d’Io.
- Io, dis-tu ? Ce nom est bref, mais il résonne délicatement, il est comme un cri de joie qui évoque le mot « Dieu » !
- Je n’y avais pas pensé, mais tu as raison ! Sans doute a-t-il une origine commune avec Yahvé ou Zeus. Je trouve aussi une similitude entre Io, qui signifie « l’envoyée » ou « celle qui a été guérie », et Maria, « l’aimée de Dieu ».
- Son nom évoquerait alors celui de Ruchama, « celle à qui Dieu a fait grâce » ? Mais peu importe ! Raconte-nous cette histoire.
- Io était une vierge consacrée au service de son dieu, mais ce service s’accomplissait d’une façon que nous avons de la peine à comprendre : c’était une prostituée sacrée ! Un jour, au cours de l’acte rituel d’union, elle ressentit de l’amour pour l’homme et s’en éprit : l’esprit du dieu qu’elle servait s’était emparé d’elle. Comme elle était enceinte, elle fut chassée du temple et, pour la protéger de la colère meurtrière du peuple, le dieu la transforma en génisse.
- Ce mythe est étrange, s’est exclamée Salomé. Il est émouvant que l’amour ait délivré Io de la prostitution, mais qu’il est saugrenu et horrible, ce dieu qui lui a inspiré l’amour et l’a transformée en génisse pour lui sauver la vie... Te verrais-tu devenir une vache par amour ? me demanda-t-elle dans un grand éclat de rire !
- Filles, filles, c’est bon de rire ainsi ! C’est de votre âge, mais souvent les mythes recèlent, sous des apparences dérisoires ou grotesques, un sens mystérieux. La divinité qui avait inspiré l’amour au cœur d’Io était Zeus, le Dieu de la Grèce dans la vigueur de sa jeunesse. a name="tbgi">Il méprisait et haïssait les hommes, au point a name="tbgj">qu’il avait décidé de les anéantir pour créer une humanité nouvelle.
- Le Christ, dont beaucoup attendent la venue et qui annoncera la fin du monde et l’anéantissement du genre humain, sera-t-il aussi envoyé par un Dieu ?
- Oui, Maria, ce Christ-là est bien celui que tes condisciples déclarent avoir reconnu en Jésus ressuscité !
- Comment sais-tu cela ?
- La nouvelle s’est vite répandue dans le peuple, que les Juifs regrettent d’avoir enlevé le corps de Jésus. Mais pour l’heure, ne parlons plus de résurrection, car Zeus n’a pas réussi à envoyer en Grèce un ange destructeur. Savez-vous pourquoi ? Prométhée, le défenseur des hommes, déjoua son plan en dérobant le feu du ciel, source de la vie que les dieux avaient usurpé. Pour ce bienfait, Zeus le cloua au sommet d’un rocher, mais il parvint si bien à dominer sa souffrance que l’amour prévalut dans le cœur de Zeus, qui avait aimé Io. Dans sa course vagabonde, poussée par les piqûres incessantes d’un taon, Io parvint au pied du rocher où Prométhée enchaîné lui révéla le secret de l’amour. Dès lors, Zeus se mit à aimer les hommes par amour d’Io.
- Joseph, tu m’as fait passer toute envie de rire, dit Salomé. Pourtant, comme dans la prophétie d’Osée, bien des détails du mythe de Io me restent obscurs. La mort de Jésus a donné sens à la prophétie et au mythe. Au pied de la croix, j’ai compris qu’il se battait contre une puissance qui voulait sa mort parce que son amour pour les hommes était pour lui la loi suprême. Je soupçonnais même cette volonté d’être celle du Yahvé de la tradition judaïque, la divinité toute puissante et ombrageuse qui ne reconnaît pour siens que les fils de la génération d’Abraham ; un dieu qui, comme tous les autres, n’a pour horizon que les limites d’un peuple. Maintenant, le combat de Jésus m’apparaît plus tragique encore, car il prétendait anéantir tous les dieux, ces êtres omnipotents qui se nourrissent du sacrifice des hommes. Par sa souffrance et sa mort, Jésus a accompli la prophétie d’Osée ainsi que le mythe de Prométhée : il a désigné le moment de la mort des dieux et des religions.
- Parce que Dieu, qui est amour, l’inspirait ! Dieu a combattu les dieux pour que l’amour advienne dans le cœur des hommes, répliqua Joseph.
- Les femmes aussi ont été des partenaires de ce combat de Dieu, ajouta Salomé. Maria, tu as rempli bien des rôles dans cette parabole de l’amour de Dieu : tout ensemble Isis, Ruchama et Io ! Mais je préfère t’appeler Maria, l’aimée, et elle m’a embrassée.
- Je ne changerai pas ton nom non plus, Salomé, la femme heureuse, comblée de grâces. Quant à moi, je me sens des affinités avec Io. Joseph, j’aimerais bien que tu me dises où Io s’est rendue, après sa rencontre avec Prométhée.
- En Grèce, puis en Asie à travers le Bosphore, enfin en Égypte, où elle mit au monde un enfant qui inaugurait l’ère nouvelle de l’amour.
- Joseph, me conduiras-tu aussi, un jour, en Égypte ?