ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



Chronique  de  Marie-Madeleine



Roman





Chapitre 19 - Le tombeau vide :

La myrrhephore pénitente



Magnum Dictionarium latinum et gallicum, de P. Danet, MDCXCI





Présentation


Texte intégral :

La rencontre d’amour

Les disciples du Royaume

Le banquet des noces

Itinéraire d’un bâtard

Le défi

La fugue

Sur le pont du bateau

Chemins d’amour

Dalmanutha

Transfiguration et insurrection

La Dédicace

Correspondances

Béthanie

Gethsémani

Le procès

Golgotha

L’enterrement

Le jour de la Pâque

Le tombeau vide
- On l’a dérobé !
- Ne me touche pas
- Ressuscité en esprit
- Le jugement de Maria
- La myrrhephore pénitente

Les semeurs

.....................................

alomé, nous avons été renvoyées à notre solitude !
- Après qu’on nous ait volé l’amour... C’est ignoble ! Aux heures de souffrance, d’agonie et de mort de Jé­sus, ils se sont éclipsés, par peur et par lâcheté ; au­jour­d’hui ils le croient ressuscité, puissant, désigné par Dieu pour juger les hommes et détruire le monde, alors ils refont surface en espérant partager le butin avec lui ! Ils nous ont volé l’amour de Jésus qui continuait à illuminer nos cœurs, ils se sont compor­tés comme des allumeurs de candélabres qui, par crainte de se brûler, éteindraient leur torche. Notre cœur n’est plus qu’une mèche qui se consume sans flamme.
- Crois-tu qu’ils ont pu nous priver de l’amour ? Ils ont caché la flamme, mais le feu dont Jésus voulait embraser la terre est toujours vivace en nous. Tu as raison : ils sont devenus bavards et téméraires, sa­vants en Écritures mais arrogants. Et l’amour ? De l’amour ils ne répandront que la parole !
- Oui, Maria, le feu de l’amour est toujours en toi : tu es brûlante ! Aurais-tu la fièvre ? Elle a passé sa main fraîche sur mon front.
- Non, peut-être suis-je malade d’amour ! Je souffre moins de l’humiliation qu’ils m’ont infligée que de l’outrage fait à Jésus. Je leur ai bien dit : Judas a été plus franc et plus conséquent ; il a trahi Jésus par re­fus de se soumettre à l’amour, eux se soumettent en apparence à Jésus mais trahissent son amour. Ils l’ont fait sortir du tombeau pour l’ensevelir aussitôt, comme une relique dans le corps d’une idole. J’en suis attristée et écœurée. Le tombeau n’a livré d’au­tre signe que sa vacuité, afin que Jésus puisse vivre en nous à travers nos gestes d’amour quotidiens.
- Essayons de ne pas trop nous tourmenter. Même dans le brouillard, notre cœur est toujours aussi ar­dent, mais il y a trop d’effervescence dans ta tête ! Repose-toi, donne libre cours à d’autres pensées. Tu étais seule au tombeau, et cependant tu as été trans­portée dans un jardin sous les traits de l’épouse du Cantique des Cantiques. Dors, tu en as grand be­soin ! Quant à moi, j’irai retrouver Simon et JJo­seph qui doivent, comme nous, chercher Jésus dans leur cœur puisqu’ils ne l’ont pas trouvé dans le tombeau.


Salomé m’a aidée à m’étendre sur des coussins, a déposé un baiser sur mon front et m’a quittée. « Elle est merveilleuse, elle parvient sur le champ à prendre ses distances avec ce qui la chagrine, attirée par le bonheur comme une abeille par le parfum d’une fleur ». Je l’accompagnais en imagination sur le che­min qui l’amenait chez Simon et Joseph mais n’ar­rivais pas à chasser l’image que Jacques avait donnée de moi : je n’étais que Gomer !

   Jacques s’était toujours montré réservé, mais ja­mais je n’aurais imaginé que son aversion attein­drait un tel paroxysme. Je l’avais rencontré la premiè­re fois à Capharnaüm, où il s’était rendu avec ses frères et Maria pour ramener chez eux Jésus qu’ils cro­yaient fou. Petit, trapu, le regard sévère, il se mon­trait quelque peu misanthrope et méfiant à l’égard de tout acte ou de toute parole qui l’auraient écarté du respect de la Loi. À ma grande surprise, il s’était mis à nous fréquenter et même, plus tard, à faire partie de la suite de Jésus. Il m’avait toujours manifesté du respect, mais je n’avais jamais eu avec lui de con­ver­sation intime, que d’ailleurs il semblait redouter... Pour être franche, je dois reconnaître que je ne l’a­vais jamais vraiment souhaité. Aussi n’avais-je ja­mais su ce qu’il pensait de mon mariage avec son frère. À présent tout était clair : pour lui mon mariage avec Jésus n’était que la répétition de celui d’Osée et de Gomer. Je n’étais ni Ruchama, ni même Lo-Ru­chama, mais Gomer, la prostituée à qui Jésus s’était lié pour confirmer l’infidélité d’Israël !

   Les autres disciples, écartelés entre leur dévoue­ment envers Jésus et leur attachement à la Loi, re­muaient sans doute les mêmes pensées. Ils avaient dû faire violence à leurs sentiments pour reconnaître ma fonction dans la prédication du message de Jésus, mon rôle de « myrrhephore », de femme porteuse de la myrrhe, d’allégorie de sa mort.


Je me suis assoupie. En rêve, serrant toujours le vase d’albâtre dans mes bras, j’accompagnais Cé­phas et les autres qui annonçaient la parole. J’en­tendais Céphas dire : « Le jour du Seigneur viendra comme un voleur. Alors les cieux passeront avec fra­cas, les éléments embrasés du monde se dissoudront, la terre et les œuvres qu’elle renferme seront consu­mées. Le Christ, que vous avez espéré ou craint, viendra à l’instant juger les vivants et les morts ». Une grande foule l’écoutait ; des hommes et des femmes se mirent à le suivre, les femmes à sa gau­che, voilées et en larmes, les hommes à sa droite, se frappant la poitrine et déchirant leurs vêtements.

   Céphas continuait : « Femmes, que chacune de vous se soumette à son mari ! Ne revêtez pas la pa­rure de cheveux tressés, d’ornements d’or et d’habits précieux, mais celle, cachée et intime, de votre cœur ». Et, se tournant vers les hommes : « Frères, montrez de la sagesse dans vos rapports avec vos femmes comme avec un sexe plus faible : honorez-les, car elles doivent hériter avec vous la grâce de la vie. Soyez soumis, à cause du Seigneur, à toute au­to­rité établie parmi les hommes, au roi comme au sou­verain, au gouverneur comme à ceux qu’il envoie. Craignez Dieu, honorez le roi ! »

   J’étais parmi ces hommes et ces femmes, toute nue, recouverte seulement par mes cheveux, qui des­cen­daient jusqu’aux pieds. J’avançais, avec mon bau­me, les yeux vers le ciel. Une voix déclarait : « Frères et sœurs, voyez la Madeleine pénitente dont Jésus a chassé les sept démons qui tentent et souillent la femme depuis les origines : la séduction et la pro­stitution, l’envie et la jalousie, la cupidité et la vanité, le plaisir de la chair. Ce baume est celui qu’elle a ré­pandu sur le corps de notre Seigneur, en signe de repentance et pour préfigurer sa mort. »

   Ces paroles m’ont fortement ébranlée, car la voix avait évité de prononcer mon nom, Maria, « l’ai­mée » ; elle indiquait seulement mon origine : la prostituée de Magdala, l’image de la femme soumise à la pénitence en vue de son salut. Mes mains trem­blaient ; des gouttes de myrrhe coulaient sur mes doigts. En voulant retenir le couvercle du vase, j’ai secoué mes cheveux et mes seins sont apparus dans la lumière. Prenant le vase de la main gauche, j’es­sayais de maîtriser mes cheveux de la droite, mais ils découvraient d’autres parties de mon corps, mes cuis­ses et mes hanches.

   Dans ma confusion, je ne savais quelle attitude adopter. Je sentais des regards voraces m’assaillir, les femmes se détournaient avec mépris : « C’est hon­teux ! Ce ne sera toujours qu’une pute ! » Les hom­mes m’épiaient, lubriques, dans l’espoir de surpren­dre ma nudité. Jacques vint vers moi et me lança, outré : « Femme, tu ne peux pas porter ce baume de repentir sans reconnaître publiquement tes péchés. Ah, c’est vrai ! Le Seigneur, pour t’éprouver et nous éprouver nous-mêmes, a laissé en toi le démon du plaisir de la chair. Retire-toi au désert pour échapper au feu de la Géhenne !
« Que le soleil dessèche ta peau, et qu’elle devienne rêche et terne comme celle d’un mouton !
« Que les larmes saccagent tes yeux, pour y éteindre tout regard séducteur !
« Que tes lèvres se craquellent sous la chaleur et la soif !
« Que tes seins se fripent et se ratatinent comme des outres vides !
« Que tes jambes soient décharnées, comme des ar­bustes broutés par les chèvres !
« Que la blessure du péché ôte en toi toute trace de beauté !
« Que ta chair soit anéantie, pour que renaisse ton esprit !"

   Serrant sur ma poitrine le vase de parfum, je me suis enfuie. Tous se tournaient vers moi, hurlant et me lançant des pierres. Parvenue à l’orée du désert j’apercevais, loin derrière, ce long cortège soulevant, comme un troupeau, un épais nuage de poussière. Des voix, mêlées de lamentations, s’en élevaient : « Aie pitié de nous, Seigneur, car nous sommes des pécheurs. Épargne-nous le feu du jugement. »


Tandis que je m’éloignais, ces jérémiades s’estom­paient dans le lointain. Où étais-je à présent ? Pas encore au cœur du désert : des touffes d’arbustes s’égayaient sur le sol, des sentiers incertains laissaient encore quelques traces. La terre aride s’étendait au-delà des rochers, sous des plaques de sable et quel­ques dunes. Je n’éprouvais aucune frayeur, je me sentais même soulagée car j’étais délivrée des regards de mépris et de haine, de ces yeux de chair qui trans­perçaient mon corps pour surprendre mon intimité.
« Me voilà seule, je peux faire pénitence maintenant. Mais comment ? Jeûnerai-je ? Mais pour jeûner, il faudrait pouvoir disposer de nourriture, en ce lieu c’est dérisoire ! Revêtirai-je alors le sac ? Où le trou­ver ? Je suis nue ! La chaleur du jour et le froid de la nuit, la pluie et le vent, le sable et les cailloux se char­geront de m’écorcher et de me fouetter jusqu’au sang ! Alors, ne dois-je rien faire et attendre les mor­tifications que Dieu me fera subir par les forces de la nature, comme aux animaux et aux plantes ? Me voi­ci redevenue cet être dépouillé, livré aux humeurs des éléments ! Quant au châtiment de mes fautes, il est, comme la vie, le privilège de Dieu, qui dans un mê­me geste d’amour réprime et fait vivre. »

   Une pensée me rendit folle de joie : j’étais sans péchés ! Dieu les avait enfouis au plus intime de Lui-même, restant fidèle à l’amour dont Il avait investi sa créature. Radieuse, je me suis mise à danser sans rougir de moi-même. D’où venait cette sensation nou­velle ? Parce que personne ne pouvait me sur­prendre ? Alors pourquoi, faisant pour la première fois l’amour avec Jésus, avais-je rougi de ma nudité ? Cette sensation devait resurgir du tréfonds de mon être, de la toute première enfance, à la sortie du sein maternel. Me retrouver ainsi en lisière du désert mon­trerait-il mon retour à la condition originelle de l’existence ?

   J’avançais en effet, non pas avec la naïveté de l’enfance, mais les yeux émerveillés par les couleurs, un sourire éclatant au bord des lèvres. J’exprimais par un chant les mouvements de mon cœur. Les bruits de la nature et les jeux de la lumière sur les choses éveillaient en moi les émotions les plus sub­tiles. J’errais sans repères précis, quand un flux de chaleur venu du désert enfiévra le revers de ma main tendue, tandis qu’une brise humide et fraîche venue de la plaine en caressait la paume. Je m’engageais dans le sens de la brise, gravissant de petites dunes, attirée par le bruit de l’eau. Pressant le pas, j’atteignis la rive d’un fleuve qui serpentait parmi les rochers.

   Un parterre de fleurs s’avançait jusqu’au bord, tan­dis que des abeilles butinaient dans une ronde bour­don­nante. « Des abeilles, les ruches ne sont pas loin ! » En effet, au creux d’une roche, j’en décou­vris une, gavée de miel. J’en détachai un rayon que je portai à ma bouche. Il était doux, mais un peu âcre et sauvage. Occupées à butiner, les abeilles ne m’ont pas importunée. Après m’être rassasiée, accroupie au bord du fleuve, j’humectai mes lèvres de son eau pure et fraîche, puis me désaltérai avidement. Alors, une envie voluptueuse me prit de plonger dans ce courant, qui emporta la poussière et la sueur qui avaient souillé mon corps. En même temps mon âme paraissait purifiée, elle aussi, car j’étais libérée de toute détresse. Sortie de l’eau, je me suis allongée sur le sable, laissant mes longs cheveux former sous moi un doux coussin. Le soleil chatoyait, faisant étinceler les gouttelettes sur ma peau.

   Le doute était-il encore permis ? J’étais revenue au moment des origines, à l’instant de la création d’­Adam. Comme lui, Dieu m’installait dans un jardin de délices, Il allait ouvrir une nouvelle page de Son Li­vre. Dans un premier temps, Il avait formé Adam pour en extraire Ève, selon le désir de son rêve ; main­tenant, à travers la parabole de ma vie, la fem­me occupait l’espace et l’homme devenait le fruit de son désir. Ni premier, ni second, l’un et l’autre étaient désormais parfaits dans leur complétude. En cette double page, Dieu modelait l’homme avec la pensée de la femme, et faisait surgir la femme avec le souci de l’homme : l’homme et la femme, double éclat de Son image unique ! Dans leurs fantasmes, l’homme et la femme rêvent l’un de l’autre selon l’i­ma­ge que Dieu s’est faite d’eux au moment de leur création.
   Cette pensée m’enthousiasmait ! Dieu aime aussi la femme et, par cet acte d’amour, devient lui-même féminin. Consciente de vivre un moment de ravis­sement, un désir impérieux me prit d’imaginer com­ment Dieu pouvait m’apprécier. Toujours éten­due, les épaules bien calées contre un tertre douillet, j’a­vais libéré ma chevelure qui ondulait sur mon corps comme un voile.

   Je m’observais à travers ce voile. Ma peau, qui avait perdu de sa souplesse et de son éclat, paraissait brillante et légère. Mes seins affaissés avaient retrou­vé leur fermeté. Mes hanches ne ressentaient plus les longues marches, ni le poids des corbeilles et des lourdes cruches pleines ; pas encore altérées par les grossesses, elles avaient conservé leur galbe élégant. Mes jambes se dressaient, menues comme des colon­nes d’ivoire. Je ne me repentais pas des soins dont j’avais entouré mon corps, au contraire je les trou­vais indispensables à maintenir en lui l’image de Dieu.

   Le désert ne me séquestrait plus : la terre originelle épanouissait mon être. En me submergeant de nou­veau de son amour, Dieu m’avait entièrement puri­fiée. En moi la femme majeure recouvrait son nom, Maria l’aimée, et renaissait de la pécheresse indigne. Un homme, quelque part, pourrait ainsi rêver de moi, puisque Dieu venait de rétablir ma beauté première que je redécouvrais à présent. Mais parviendrait-il à percer l’intimité de mon nom ?


Ainsi défilaient mes pensées, quand une voix me rejoignit : « Maria, Maria ! » Je me réveillai. Salomé se trouvait près de moi.
- Ma belle amie, quel temps as-tu mis pour te rendre chez Simon et y rencontrer Joseph ?
- Je n’en ai pas la moindre idée ! Une heure, peut-être ?
- Seulement ? Je t’ai suivie depuis ton départ, et j’ai cru marcher de longs jours, presque des années ! Avec mes condisciples j’ai visité des villes et traversé le désert pour retrouver les origines de mon exis­tence, près du fleuve de l’oubli et de la nouvelle nais­sance.
- Moi, je n’ai pas traîné ! J’ai trouvé Joseph dans le jardin. En me voyant, il m’a dit : « Salomé, j’ai beau­coup pensé à vous et j’ai été très peiné des duretés que les disciples ont infligées à Maria ; je vous rejoins de suite. »




Roman achevé en 2002




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