a
[recouvre.
Mais je ferme les yeux
afin que la lampe d’amour
reste allumée dans mon cœur.
À la fin de sa complainte, debout, les yeux clos pour entrer en nous-mêmes, nous avons entouré Jeanne de nos bras. La nuit envahissait mon esprit, en elle s’évanouissaient mes désirs, mes futiles sourires. Ma vie entière se résumait en une journée, de l’aube au coucher du soleil, pour se perdre dans cette nuit sans fin, et mon « moi » quittait ma conscience, pour s’éloigner de mon existence et retrouver, par la mort, l’Être ! « Mon désir de toi, Jésus, est si exigeant que tu ne pourras pas le supporter. Il ne sera assouvi qu’en retournant aux origines. Je t’aimerai toujours de loin, tant que tu n’auras pas retrouvé les sources de ta vie ». Dans mon cœur, je guettais le signe : « Oui, il reviendra en fils de Dieu, en vrai roi, pour mettre la nuit en déroute ». Blottie dans notre groupe, je sentais le cœur de Salomé battre à l’unisson du mien ; sur ma poitrine se répercutaient le martèlement de ceux de Jean et de Jeanne, et la respiration affaiblie de la mère. Ainsi liée à eux, je devenais une seule chair : moi et toi, homme et femme, sœur et frère, enfant et mère, un enfouissement au cœur de l’existence, qui s’épanouit en une communion du « sentir », du « vouloir », du « voir » ou du « parler ». J’attendais l’irruption de l’Être dans notre existence commune.
De nouveaux éclairs répandirent sur l’esplanade et sur la ville des lueurs sinistres. Des toitures furent emportées ; des crevasses s’ouvrirent dans le sol ; les poteaux ressemblaient à des épées gigantesques fendant l’espace, perçant les ombres en fuite. Frémissant sous cette tempête Jésus, une fois encore dressé sur ses jarrets, fouillait le ciel. Appelait-il une intervention de Dieu pour le délivrer de sa croix ? Je sentais sur ses pieds sa tension extrême pour surmonter son épuisement. Dents serrées, il retenait sa respiration, sa gorge se contractait : il attendait le signe. Les éclairs frappaient toujours la nuit.
Alors, Jésus poussa un cri puissant et passionné : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Je voulais me pénétrer intensément de ses paroles, mais il se tut. Soudain, la foudre fendit encore les airs. Dans un violent sursaut Jésus se cabra, comme pour défier le ciel muet, puis sa tête s’inclina sur sa poitrine et son corps s’affaissa sans vie ! Je ressentis dans mes mains le poids de son effondrement.
Je restais agrippée à la croix. Alors, Jean s’est écrié : « Le signe ! Le signe ! » La mère et Jeanne ont repris : « Oui, le signe qui vient du ciel ! » Il faisait toujours sombre. Salomé s’est exclamée à son tour : « Voici, le ciel et la terre protestent contre l’abandon de Dieu, ils déclarent que Dieu s’est refusé à intervenir pour le délivrer ! » Puis, écartant les bras et ouvrant son manteau comme une grande aile noire, elle a pris à témoin le tonnerre qui fracassait les airs : « Tonnerre, emporte l’écho du cri de Jésus, fais-le retentir sur les montagnes, dans les campagnes, à travers villes et villages de la terre, pour que les héritiers du Royaume sachent que le Seigneur l’a abandonné. Vous tous, pauvres, sourds, muets, boiteux, paralytiques, voyez, écoutez et venez jusqu’au Golgotha pour clamer avec moi votre révolte !
L’ayant jadis abandonné, Seigneur,
En l’exposant tout petit dans la crèche,
Tu as permis que comme un malfaiteur
Soit jeté au désert pour qu’il l’assèche.
Tu l’abandonnes quand il devient meneur
Pour expulser du temple les chevêches,
Ou quand Judas, disciple traditeur,
Par un baiser sa mission empêche.
Où étais-Tu lors de la Dédicace,
Ou de l’épreuve du signe du ciel,
De sa condamnation en contumace ?
Or il est mort, pendu sur une croix,
Comme un homme maudit, un criminel,
Et Tu te tais, n’élèves pas la voix !
Tandis que Salomé se lamentait sur l’abandon de Jésus, j’évoquais ces événements comme autant de moments où j’avais moi-même été délaissée par Dieu. Tout ce que Jésus venait d’éprouver trouvait un écho dans ma propre vie : si Dieu n’avait pas permis que je sois crucifiée dans mon corps, son rejet ne m’offrait d’autre perspective que la souffrance et la solitude. Jamais ma peau ne serait lavée du sang qui avait coulé du corps de mon bien-aimé. Comme lui, j’étais dépouillée de ma personnalité et de ma dignité. Aux yeux de tous, je n’étais qu’une prostituée, la séductrice qui avait corrompu le prophète de Nazareth. Dieu m’avait ôté le voile des filles d’Israël, la couronne d’épouse, il me priverait aussi de la bague dont hérite la veuve. Je ne me nommais plus Maria, l’aimée, mais Marah, l’amère. Je n’étais plus Ruchama, mais Lo-Ruchama, privée de grâce et de miséricorde.
Je me surprenais à adresser à Dieu la prière que Jésus nous avait enseignée : « Notre Père, qui es aux cieux... » Mais tout était si désolé autour de moi, mon cœur éprouvait une angoisse si profonde, que j’en vins à me persuader que Dieu n’était pas plus aux cieux que sur terre. J’étais seule désormais, sans beauté sur mon visage ni éclat sur mes yeux : une peau couverte de poussière et tachée de sang, un être sans âme sur une terre sans Dieu, une fleur dont la couleur, les formes, le parfum, les ombres elles-mêmes, se perdent dans l’amalgame de la nuit.
La lumière du jour éclairait de nouveau le Golgotha et la campagne environnante. Jean, qui nous avait entraînées à l’écart de la croix, nous confia : « Mes sœurs, je connais comme vous l’amertume et la désolation ; par contre, je suis convaincu que Dieu a donné le signe du ciel. En t’écoutant, Salomé, les paroles d’Osée me revenaient à l’esprit : " Je déchirerai, puis je m’en irai. J’emporterai, et nul ne m’ôtera ma proie. Je m’en irai et je reviendrai dans ma demeure... " La foudre a éclaté et le tonnerre a retenti, parce que Dieu a quitté Israël, comme Il était venu. Il a emporté avec lui l’éphod, la couronne du roi, et Il a déchiré le voile du temple. Auparavant, il a privé la fille d’Israël de sa bague d’épouse, de sa couronne et de son voile. Il l’a dépouillée comme une prostituée. Il a brisé le sceau du peuple élu. Désormais, en Palestine, il n’y a plus de fils d’Israël, il ne reste que des Juifs. Jésus est le signe du retour de Dieu à sa première demeure ; il a été l’ultime tentative de Dieu pour instaurer l’alliance nouvelle de l’amour ; il est devenu la parabole du peuple abandonné. La lumière de ses yeux s’est éteinte et la parole de sa bouche s’est tarie. Il n’a plus ni beauté, ni éclat pour attirer nos regards, et son aspect n’a plus rien pour nous plaire. Méprisé et abandonné des hommes, homme de douleur et habitué à la souffrance, il est celui dont on détourne le visage. L’eau purificatrice est tarie dans les sources du temple ; le sang ne jaillit plus du corps des victimes pour le sacrifice. La vie qui s’est retirée du corps du crucifié est l’ultime purification. »
Les soldats s’approchèrent nonchalamment de la croix. Ayant constaté que Jésus était mort, ils allaient se retirer quand l’un d’eux, saisi d’un doute, empoigna sa lance et, d’un coup puissant, lui transperça le cœur. Un flot de sang jaillit de la profonde blessure, vif d’abord, puis clair et limpide. « Du sang ! » me suis-je exclamée, et Jean, aussi stupéfait que moi, a ajouté : « Et de l’eau ! » Les soldats s’éloignèrent, insouciants, tout était accompli !