ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



Chronique  de  Marie-Madeleine



Roman





Chapitre 16 - Golgotha :

Les deux processions



Magnum Dictionarium latinum et gallicum, de P. Danet, MDCXCI





Présentation


Texte intégral :

La rencontre d’amour

Les disciples du Royaume

Le banquet des noces

Itinéraire d’un bâtard

Le défi

La fugue

Sur le pont du bateau

Chemins d’amour

Dalmanutha

Transfiguration et insurrection

La Dédicace

Correspondances

Béthanie

Gethsémani

Le procès

Golgotha
- Les noces par la mort
- Les deux processions
- La crucifixion
- La mort

L’enterrement

Le jour de la Pâque

Le tombeau vide

Les semeurs


our se rendre au Golgotha il fallait traverser la ville, car il se trouvait à l’opposé du temple. Les rues, très animées, étaient en fête, résonnant des cris joyeux des pèlerins en costumes aux couleurs bariolées.
   Chacun tenait des rameaux d’olivier, des palmes ou des branches de citronnier en fleurs. Presque tous par­laient araméen, mais avec des accents divers. J’en­tendais des langues qui m’étaient étrangères. De-ci, de-là, des ébauches de psaumes, des « alléluia », des « amen » et des éclats de rire. Chacun était heu­reux d’avoir quitté pour quelques jours son pays d’a­doption pour refaire le chemin des pères vers la terre promise. Jérusalem s’offrait en spectacle à la terre en­tière. Dans les rues se côtoyaient moutons, ânes chargés de prémices, chars à bœufs avec leur car­gai­son de cages à pigeons. Tous venaient d’hori­zons loin­tains rendre hommage à Dieu, l’unique roi d’Is­raël, dans le lieu qu’Il avait choisi pour demeure.

   Contraints de nous frayer un chemin au milieu de la foule et des animaux, nous étions dévisagés par les badauds, surpris de me voir habillée en mariée. Mon voile dérobait à leurs regards mes yeux qui par­ve­naient difficilement à retenir les larmes. Peut-être m’i­maginaient-ils plus heureuse qu’eux-mêmes, puis­que j’allais au-devant de mon époux... Le jour de mes noces ! Ils ne savaient pas que, pour moi, les noces signifiaient un engagement d’amour jusqu’à la mort.


Parvenus à un petit carrefour, où se croisent les rues descendant du temple et celles montant au Golgotha, le son du tambour m’est parvenu. Contrairement à ce que j’attendais, il n’était pas enjoué mais triste, com­me pour un grand deuil, la mort d’un personnage im­portant ou une défaite nationale : « Tam, tam... Tam, tam, tam... Tam, tam... » Nous nous sommes retirés dans une encoignure pour voir passer le cor­tège. L’homme qui battait du tambour allait en tête, à pas lents et cadencés, ne regardant ni d’un côté ni de l’autre, les yeux éteints. De temps en temps il cessait de frapper, relevait la tête et s’écriait : « Jésus de Nazareth, roi des Juifs ! » Puis il marchait en silence pour reprendre son souffle, battait à nouveau du tam­bour, criait encore les mêmes paroles. Il restait étran­ger à l’événement, son visage ne laissait paraître au­cun sentiment.
- Qu’est-ce que ça signifie ? Ai-je demandé à Jean. Pourquoi proclame-t-il Jésus roi des Juifs ?
Simon nous a expliqué que Jésus a été condamné sous prétexte d’avoir tenté de se faire proclamer roi des Juifs. Ne crois pas le procurateur assez injuste et naïf pour approuver ce crime, mais puisque les grands pontifes l’ont exigé en menaçant d’une ré­vol­te, il a saisi l’occasion de condamner en lui celui que les Juifs ont désigné comme roi : sa tête contre leur renoncement à la royauté et à la liberté. Il ne s’agit pas d’un acte de justice, mais d’une exécution politi­que !
Jésus meurt donc pour accomplir une autre para­bole de Dieu : celle de la fin du judaïsme.
- Certes, c’est l’accomplissement de cet aspect du message d’Osée que Jésus avait toujours redouté, au cas où Israël ne se serait pas converti : la condamna­tion de la mère.

   Plusieurs affirmations du prophète revenaient pêle-mêle à mon esprit, car elles s’accomplissaient sous nos yeux :

Le Seigneur renversera leurs autels
et bientôt ils diront " nous n’avons plus
[de roi "...  
Car nous n’avons pas craint l’Éternel...
Et le roi, que pourra-t-il faire pour
[nous ?        
Vous avez cultivé le mal, moissonné l’in-
[justice,
mangé le fruit du mensonge...
Vient l’aurore et c’en est fait du roi d’Is-
[raël...

Maria, Dieu ne voit plus en Jésus le prophète de son amour pour Israël, mais celui de la mort d’Israël par la mort de son roi.
- C’est pourquoi Dieu m’a inspiré de venir mourir aussi à cet amour, d’en finir avec Ruchama pour de­venir Lo-Ruchama, comme Jésus n’est plus Ammi, mais Lo-Ammi.


J’ai assisté au sinistre défilé. Trois condamnés se traî­naient, l’un derrière l’autre, portant sur les épau­les la poutre à laquelle ils seraient attachés. Ils étaient entourés de soldats : deux en avant, deux en arrière et trois sur chaque côté. Les premiers et les derniers portaient la cuirasse, la lance, le glaive et le bouclier, comme pour la guerre ; les autres n’avaient que le glaive, mais serraient dans leurs mains un fouet, dont ils fustigeaient les prisonniers dès qu’ils s’affaissaient ou lâchaient la poutre. Un peu en retrait du peloton marchait un soldat qu’une cuirasse étincelante et scul­ptée distinguait des autres. Quelqu’un me dit que c’était un centurion. Il donnait des ordres brefs, ses gestes étaient prompts et résolus, son regard fulgu­rant.

   Jésus était l’un des trois condamnés. Il se traînait plus péniblement que les autres mais, contrairement à eux, ne proférait pas de jurons, il ne protestait même pas. Vêtu d’une tunique pourpre, couronné de ron­ces, il avançait en titubant, les yeux vides. On l’aurait cru aveugle, tant il collait au personnage de cette scè­ne prophétique de la mort du roi. J’étais profondé­ment bouleversée par sa souffrance et son humilia­tion, mais plus encore par la dignité et la capacité d’amour avec lesquelles il les supportait.


J’eus honte de moi : tandis que Jésus supportait la peine que Dieu aurait dû infliger à Israël, j’en restais ex­clue ; et pourtant, j’avais été appelée à figurer Is­raël dans sa condition d’épouse, comme lui dans sa prérogative de peuple. Puisque Jésus était humilié à cause de la destitution d’Israël, j’aurais dû connaître, moi aussi, le rejet d’Israël comme épouse de Dieu. Je ne pouvais pas vivre en marge de ce drame, et con­tem­pler en spectatrice la fin de la parabole dont j’é­tais l’actrice principale. Mais comment entrer dans ce cortège, alors que je n’étais ni accusée ni accusa­trice ? Je me suis mise à pleurer. En séchant mes lar­mes, j’ai réalisé que, depuis ma première rencontre avec Jésus, je n’avais rien fait d’autre que pleurer. J’avais donc ma place à sa suite comme pleureuse, pour me lamenter sur sa condamnation, sur la mort du roi, sur le rejet du peuple. Je me suis tournée vers Salomé :
- Que faisons-nous ici, Salomé ? Suivons le cortège com­me pleureuses. Condamnées avec lui, montons au Golgotha pour pleurer la fin du peuple et la mort du roi des Juifs.
- La mort du roi ? Chérie, la souffrance te rend fol­le... Ce n’est pas le roi des Juifs qu’on mène à la mort, mais Jésus, ton époux ! Viens, retournons à la maison : tu ne pourras pas supporter l’atrocité de cet­te mort.
- Non, ma chère, je ne suis pas folle. Je n’ignore pas que les Romains conduisent à la mort celui que j’ai­me ! Mais sa mort est la parabole de celle du roi des Juifs ; elle manifeste le rejet d’Israël comme peuple élu, la fin des purifications et de la Loi, la cessation de l’holocauste. Conscientes de cette mort, nous de­vons nous associer aux lamentations de notre mère Rachel, qui pleure ses enfants qui ne seront plus. Viens, pleure... Pleure avec moi au coucher du soleil le déclin de la journée d’Israël.

   Salomé, Jeanne et la mère m’ont suivie ; Jean s’est laissé entraîner. Dévoilées, nos coiffures dé­faites, nous sommes entrées dans le cortège. Person­ne ne s’y est opposé, car la coutume interdit de por­ter la main sur une pleureuse, qui exprime la misé­ri­corde de Dieu. Nos lamentations se sont fondues aux coups de fouet des soldats et aux ordres brutaux du cen­tu­rion qui couvraient la proclamation du crieur : « Jé­sus de Nazareth, roi des Juifs ! »

   Nous étions à mi-chemin quand un chœur, accom­pagné de luths et de tambourins, s’est élevé de la fou­le :

Quand Israël sortit d’Égypte,
quand la maison de Jacob
s’éloigna du peuple barbare,
Juda devint son sanctuaire,
Israël fut son domaine.

   C’étaient des pèlerins qui montaient au temple fêter la Pâque, la tête couronnée de rameaux et agi­tant des palmes. Ils venaient de pays lointains et refaisaient l’i­ti­néraire de nos pères depuis la sortie d’Égypte. Ils jubilaient et avançaient en dansant et en frappant leurs tambourins, pour remercier de la grâce d’avoir pu fouler de leurs pieds la terre promise. Ils ne s’at­tendaient pas à se heurter à un autre cortège qui, sor­tant du temple pour livrer son roi aux Ro­mains, s’en retournait à l’esclavage des nations. Bouleversée, con­vaincue que s’accomplissait sous nos yeux la pa­ra­bole prophétique de la fin d’Israël et de sa dis­per­sion dans les nations, je leur ai chanté :

Où allez-vous, joyeux pèlerins,
chantant des psaumes au son du luth,
au claquement de vos tambourins ?
Vous rendez-vous au temple pour offrir
vos dons et vos prémices
au Dieu qui a délivré nos pères
de l’esclavage d’Égypte ?
Arrêtez votre marche, frères,
mettez fin à vos chants.
Ne le savez-vous pas encore ?
Personne ne vous l’a-t-il dit ?
La terre que vous foulez
n’est plus le domaine de Dieu ;
Sion n’est plus Son sanctuaire.
Dieu a quitté la maison de Jacob
pour habiter parmi les nations de la terre :
Il a élu les nations
à la place d’Israël !

Voici le roi que le peuple jadis élu
remet aux mains des Romains
pour être crucifié !
Retournez en pleurant dans les pays
d’où vous venez en riant.
Mettez-vous à notre suite
pour pleurer avec nous la mort du roi ;
versez vos larmes sur la fin
de la maison de Jacob.

   Je ne pense pas que les gens aient eu le temps de prêter attention à mes paroles : les deux cortèges se trouvaient face à face et durent s’arrêter. S’imaginant croiser un autre groupe de croyants, les pèlerins chan­tèrent plus fort en agitant leurs tambourins et se lancèrent dans une danse effrénée. Mais lorsqu’ils en­ten­dirent le crieur qui, imperturbable, continuait à vociférer « Jésus de Nazareth, roi des Juifs », leurs chants se muèrent en cris d’épouvante.
   Le centurion intervint promptement et fit repous­ser les pèlerins au bord du chemin pour laisser passer le peloton. Ainsi, après avoir traversé de si nombreu­ses contrées, le peuple juif de la diaspora retrouvait en terre d’Israël la barbarie à laquelle leurs pères avaient échappé en quittant l’Égypte. Ils devenaient les té­moins de la reddition du peuple à la puissance des na­tions. Des femmes en pleurs se sont jointes à nous, s’écriant : « Seigneur, reviens sur notre terre ! Sauve le roi ! »

   Dans ma douleur, je me suis sentie réconfortée : Jésus n’était pas conduit au Golgotha comme un cri­minel car, en le suivant, nous portions témoignage de son innocence et du mystère de Dieu manifesté par sa souffrance. Je me sentais réconciliée avec mon peu­ple car Rachel, notre mère, pleurait avec nous la mort de ses enfants.




Roman achevé en 2002




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