[raël...
- Maria, Dieu ne voit plus en Jésus le prophète de son amour pour Israël, mais celui de la mort d’Israël par la mort de son roi.
- C’est pourquoi Dieu m’a inspiré de venir mourir aussi à cet amour, d’en finir avec Ruchama pour devenir Lo-Ruchama, comme Jésus n’est plus Ammi, mais Lo-Ammi.
J’ai assisté au sinistre défilé. Trois condamnés se traînaient, l’un derrière l’autre, portant sur les épaules la poutre à laquelle ils seraient attachés. Ils étaient entourés de soldats : deux en avant, deux en arrière et trois sur chaque côté. Les premiers et les derniers portaient la cuirasse, la lance, le glaive et le bouclier, comme pour la guerre ; les autres n’avaient que le glaive, mais serraient dans leurs mains un fouet, dont ils fustigeaient les prisonniers dès qu’ils s’affaissaient ou lâchaient la poutre. Un peu en retrait du peloton marchait un soldat qu’une cuirasse étincelante et sculptée distinguait des autres. Quelqu’un me dit que c’était un centurion. Il donnait des ordres brefs, ses gestes étaient prompts et résolus, son regard fulgurant.
Jésus était l’un des trois condamnés. Il se traînait plus péniblement que les autres mais, contrairement à eux, ne proférait pas de jurons, il ne protestait même pas. Vêtu d’une tunique pourpre, couronné de ronces, il avançait en titubant, les yeux vides. On l’aurait cru aveugle, tant il collait au personnage de cette scène prophétique de la mort du roi. J’étais profondément bouleversée par sa souffrance et son humiliation, mais plus encore par la dignité et la capacité d’amour avec lesquelles il les supportait.
J’eus honte de moi : tandis que Jésus supportait la peine que Dieu aurait dû infliger à Israël, j’en restais exclue ; et pourtant, j’avais été appelée à figurer Israël dans sa condition d’épouse, comme lui dans sa prérogative de peuple. Puisque Jésus était humilié à cause de la destitution d’Israël, j’aurais dû connaître, moi aussi, le rejet d’Israël comme épouse de Dieu. Je ne pouvais pas vivre en marge de ce drame, et contempler en spectatrice la fin de la parabole dont j’étais l’actrice principale. Mais comment entrer dans ce cortège, alors que je n’étais ni accusée ni accusatrice ? Je me suis mise à pleurer. En séchant mes larmes, j’ai réalisé que, depuis ma première rencontre avec Jésus, je n’avais rien fait d’autre que pleurer. J’avais donc ma place à sa suite comme pleureuse, pour me lamenter sur sa condamnation, sur la mort du roi, sur le rejet du peuple. Je me suis tournée vers Salomé :
- Que faisons-nous ici, Salomé ? Suivons le cortège comme pleureuses. Condamnées avec lui, montons au Golgotha pour pleurer la fin du peuple et la mort du roi des Juifs.
- La mort du roi ? Chérie, la souffrance te rend folle... Ce n’est pas le roi des Juifs qu’on mène à la mort, mais Jésus, ton époux ! Viens, retournons à la maison : tu ne pourras pas supporter l’atrocité de cette mort.
- Non, ma chère, je ne suis pas folle. Je n’ignore pas que les Romains conduisent à la mort celui que j’aime ! Mais sa mort est la parabole de celle du roi des Juifs ; elle manifeste le rejet d’Israël comme peuple élu, la fin des purifications et de la Loi, la cessation de l’holocauste. Conscientes de cette mort, nous devons nous associer aux lamentations de notre mère Rachel, qui pleure ses enfants qui ne seront plus. Viens, pleure... Pleure avec moi au coucher du soleil le déclin de la journée d’Israël.
Salomé, Jeanne et la mère m’ont suivie ; Jean s’est laissé entraîner. Dévoilées, nos coiffures défaites, nous sommes entrées dans le cortège. Personne ne s’y est opposé, car la coutume interdit de porter la main sur une pleureuse, qui exprime la miséricorde de Dieu. Nos lamentations se sont fondues aux coups de fouet des soldats et aux ordres brutaux du centurion qui couvraient la proclamation du crieur : « Jésus de Nazareth, roi des Juifs ! »
Nous étions à mi-chemin quand un chœur, accompagné de luths et de tambourins, s’est élevé de la foule :
Quand Israël sortit d’Égypte,
quand la maison de Jacob
s’éloigna du peuple barbare,
Juda devint son sanctuaire,
Israël fut son domaine.
C’étaient des pèlerins qui montaient au temple fêter la Pâque, la tête couronnée de rameaux et agitant des palmes. Ils venaient de pays lointains et refaisaient l’itinéraire de nos pères depuis la sortie d’Égypte. Ils jubilaient et avançaient en dansant et en frappant leurs tambourins, pour remercier de la grâce d’avoir pu fouler de leurs pieds la terre promise. Ils ne s’attendaient pas à se heurter à un autre cortège qui, sortant du temple pour livrer son roi aux Romains, s’en retournait à l’esclavage des nations. Bouleversée, convaincue que s’accomplissait sous nos yeux la parabole prophétique de la fin d’Israël et de sa dispersion dans les nations, je leur ai chanté :
Où allez-vous, joyeux pèlerins,
chantant des psaumes au son du luth,
au claquement de vos tambourins ?
Vous rendez-vous au temple pour offrir
vos dons et vos prémices
au Dieu qui a délivré nos pères
de l’esclavage d’Égypte ?
Arrêtez votre marche, frères,
mettez fin à vos chants.
Ne le savez-vous pas encore ?
Personne ne vous l’a-t-il dit ?
La terre que vous foulez
n’est plus le domaine de Dieu ;
Sion n’est plus Son sanctuaire.
Dieu a quitté la maison de Jacob
pour habiter parmi les nations de la terre :
Il a élu les nations
à la place d’Israël !
Voici le roi que le peuple jadis élu
remet aux mains des Romains
pour être crucifié !
Retournez en pleurant dans les pays
d’où vous venez en riant.
Mettez-vous à notre suite
pour pleurer avec nous la mort du roi ;
versez vos larmes sur la fin
de la maison de Jacob.
Je ne pense pas que les gens aient eu le temps de prêter attention à mes paroles : les deux cortèges se trouvaient face à face et durent s’arrêter. S’imaginant croiser un autre groupe de croyants, les pèlerins chantèrent plus fort en agitant leurs tambourins et se lancèrent dans une danse effrénée. Mais lorsqu’ils entendirent le crieur qui, imperturbable, continuait à vociférer « Jésus de Nazareth, roi des Juifs », leurs chants se muèrent en cris d’épouvante.
Le centurion intervint promptement et fit repousser les pèlerins au bord du chemin pour laisser passer le peloton. Ainsi, après avoir traversé de si nombreuses contrées, le peuple juif de la diaspora retrouvait en terre d’Israël la barbarie à laquelle leurs pères avaient échappé en quittant l’Égypte. Ils devenaient les témoins de la reddition du peuple à la puissance des nations. Des femmes en pleurs se sont jointes à nous, s’écriant : « Seigneur, reviens sur notre terre ! Sauve le roi ! »
Dans ma douleur, je me suis sentie réconfortée : Jésus n’était pas conduit au Golgotha comme un criminel car, en le suivant, nous portions témoignage de son innocence et du mystère de Dieu manifesté par sa souffrance. Je me sentais réconciliée avec mon peuple car Rachel, notre mère, pleurait avec nous la mort de ses enfants.