Présentation
Texte intégral :
La rencontre d’amour
Les disciples du Royaume
Le banquet des noces
Itinéraire d’un bâtard
Le défi
La fugue
Sur le pont du bateau
Chemins d’amour
Dalmanutha
Transfiguration et insurrection
La Dédicace
Correspondances
- En quête de nous-mêmes
- Un enfant me sera donné
- Sur le chemin de l’allégorie
Béthanie
Gethsémani
Le procès
Golgotha
L’enterrement
Le jour de la Pâque
Le tombeau vide
Les semeurs
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Grand merci de ta lettre ! Sans doute t’ai-je un peu forcé la main, et pourtant c’est toi qui m’as conquise. Je suis prise entre deux désirs : avoir un enfant et sillonner le monde avec toi... et notre enfant ! Je serai pour lui un bateau bercé par les ondes. Le premier désir me pousse vers l’intérieur de moi-même, à l’écoute de la vie qui va éclore en mon sein ; le second vers ce monde qui l’accueillera à sa naissance. En moi résonne l’écho du message prophétique sur la venue d’un enfant et l’avènement d’un monde nouveau.
Dans cette attente, j’ai cherché à m’informer sur ces sociétés où nous allons nous rendre ensemble. À Magdala, j’ai rencontré un Juif de la diaspora, originaire d’Égypte. Il n’a pas craint de s’adresser à une femme seule : il voulait se renseigner sur la ville. Son aspect m’a agréablement surprise, ses yeux noirs et profonds accueillaient joyeusement mon regard. Nous avons longé les quais ensemble. Dès ses premiers mots, j’ai reconnu en lui un homme très cultivé et très fin, sensible à ma présence comme à la beauté du lieu. Il m’a dit venir d’Alexandrie, où il fréquentait des cercles intellectuels :
- Vois-tu, nous, les JJuifs de l’étranger, nous éprouvons le besoin de nous ressaisir et d’entrer en relation avec ce monde prisonnier d’interdits dont nous vivons au pays. Il est regrettable que l’eau de nos sources reste dans des puits si étanches...
- Entends-tu parler de la terre d’Israël ? Mon mari et moi réagissons comme toi, c’est pourquoi nous avons décidé de partir.
- Vous aussi ? Y a-t-il un Juif qui ne souhaite quitter la terre que nous avons conquise après tant de luttes et de souffrances ! Comment t’appelles-tu ?
- Maria.
- Je comprends pourquoi tu as envie de quitter ce pays : ton nom t’attire vers l’Égypte. Pourquoi pas vers Alexandrie, dont la signification est un appel au retour ?
- Je suis heureuse de t’entendre dire « appel », car mon époux porte un nom qui dérive de « Isa ».
- Oui, ton nom t’appelle en Égypte. Je me souviendrai de notre rencontre. Vos noms me font penser au conflit qui déchire l’âme des Juifs. Comme tant d’autres, tu as dû chanter des psaumes en souvenir de la fuite d’Égypte, du prodige de la Mer Rouge et de la traversée du désert jusqu’à cette terre que Dieu nous avait promise. Mais en d’autres psaumes et d’autres cantiques, nos chantres se lamentent car le peuple a dû quitter de nouveau cette terre pour retourner vers les nations. Pourquoi Dieu nous a-t-Il fait pénétrer dans cette terre pour en être chassés sans cesse ? Cette question m’a toujours tourmenté. Par habitude, je répondais à cause de mes péchés. Mais que sont ces péchés ?
- Maître, cette question m’obsède !
- Maria, j’ai trouvé la réponse lors de mon séjour à l’étranger. Résidant parmi des inconnus que notre Loi m’empêchait d’approcher sous peine d’impureté, j’ai pris conscience que j’avais été formé à l’écart, dans le mépris des autres hommes ; j’ai compris que j’étais exclu de l’humanité. Le livre de la Genèse m’a permis de contempler le Dieu créateur de toutes choses, et Adam qui reconnaît chaque homme pour frère. Or voici en quoi ce peuple a péché : il s’est approprié le titre de fils de Dieu et a prétendu dominer les peuples. Alors, Dieu l’a puni en le soumettant aux nations ! Il a été contraint par la force de quitter ce pays où Dieu l’avait introduit par grâce.
- Maître, quelle mystérieuse complexité dans l’âme juive ! Appréhendée dans son histoire, c’est une tragédie.
- Le peuple juif n’a pas compris que Dieu l’a destiné au service des nations. Il est un grand peuple créateur quand il persévère dans ce service, mais il s’est enfermé dans les limites d’une nation, il a tant rétréci son âme qu’une grande confusion l’habite : les grands problèmes, Dieu lui-même, sont devenus mesquins, et les petits ont pris des dimensions excessives. En fuyant l’Égypte, Moïse a exporté l’idée de Dieu unique, introduite par le pharaon inconnu, ce héros à qui Dieu a confié la tâche de livrer le feu aux hommes. Mais le peuple a caché cette étincelle sous la cendre, au lieu de la faire jaillir pour toutes les nations.
- Tu m’aides à comprendre l’affirmation de mon Maître : « Je suis venu apporter le feu dans le monde, et combien il me tarde qu’il soit allumé ! »
- Oui, ton Maître exprime là le désir secret de l’âme du Juif véritable. Jonas est celui qui a le mieux incarné la mission du peuple juif dans le monde ! Refusant de se rendre à Ninive, il fut englouti par un poisson qui le rejeta où il ne voulait pas aller. Il symbolise le peuple porteur de la lumière, à travers la mort à soi-même et le Schéol.
- Il est tard, Maître, mais dis-moi : comment peux-tu t’emparer de la lumière de peuples étrangers, d’une culture différente de la nôtre ? Une étincelle couve-t-elle sous la cendre d’Israël ?
- Oui, l’étincelle est toujours là, et nous parviendrons à la diffuser par l’allégorie.
- Allégorie ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
- Je dirai, sans entrer dans le détail, que l’allégorie, pour exprimer le retour du peuple d’Israël vers les nations, joue sur la signification de vos deux noms : Isa-Appel et Maria-Aimée.
Nous nous sommes quittés en nous promettant de nous revoir avant son départ, mais ces dernières paroles m’ont laissée perplexe. Je te quitte aussi, Jésus. Que penses-tu de cette rencontre ? Est-ce une bonne préparation à notre départ ?
Je t’embrasse,
Hier, j’ai eu la visite de Salomé.
- Salomé, quelle bonne surprise !
- Je me languissais de toi, Maria ! Je suis au courant de ce que fait Jésus, mais je n’ai plus de tes nouvelles.
- Alors, tu vas pouvoir me parler de lui !
- Est-ce bien utile ? Je n’ignore pas que vous correspondez : tu sais tout.
- Penses-tu ! Les amoureux peuvent se confier bien des choses mais en taire bien d’autres ! Je sais ce qu’il pense, mais j’ignore la vie qu’il mène.
- Il a beaucoup changé dans sa façon de vivre, mais aussi dans son aspect physique. Il n’a plus cet air de prophète qui nous faisait penser à Élie ; il ressemble maintenant à un de ces doctes Juifs de la diaspora qu’il rencontre.
- Peut-être comme celui que j’ai rencontré hier. Alors il doit plaire beaucoup ! Mais sais-tu qui sont ces Juifs ?
- Je ne saurais te le dire avec précision ; Jean m’a parlé de savants, qui ont créé à Alexandrie une nouvelle école d’interprétation biblique : leur fondateur serait un certain Philon.
- Un prophète qui, lassé de l’opposition des pharisiens, est allé annoncer la bonne parole ailleurs ?
- Non, un Maître juif, aussi versé dans les livres sacrés que dans les œuvres des gentils, Grecs, Romains ou Égyptiens. On lui donne le nom de philosophe.
- Quel nom étrange !
- Il ne vient pas de notre langue, mais du grec. Sa signification est très belle : « amour de la sagesse » !
- C’est merveilleux qu’à l’étranger, l’image de la femme exprime aussi les valeurs les plus nobles. Je pense qu’on doit y aimer la sagesse comme l’homme aime la femme. Mais... y as-tu pensé ? Si le mot « philosophie » veut dire « amour de la sagesse », le nom de « Philon » ne signifie-t-il pas « amoureux » ?
- Oui, c’est surprenant ! Je crois que les gentils aiment la sagesse comme les Juifs révèrent la Torah, et tous deux utilisent l’image de la femme. Ainsi Philon serait un Juif qui, déjà amoureux de la Torah, le serait devenu aussi de la sagesse.
- Salomé, comment a-t-il pu passer de la Torah à la sagesse, d’une femme à l’autre ? La Torah est si jalouse qu’elle interdit toute relation avec une étrangère !
- Oui, mais les Juifs ont toujours aimé les femmes étrangères : les prophètes ne le leur ont-ils pas assez reproché ? C’est un penchant très marqué : Moïse a divorcé pour épouser une Éthiopienne.
- Hier, Joseph m’a entretenue du tréfonds de l’âme juive. Pour lui, le Juif vient de l’étranger, et son âme reste inquiète jusqu’à ce qu’il y retourne. Il a dû chercher très loin au fond de son âme, pour y découvrir comment aimer cette étrangère, la sagesse !
- Jean m’a dit que cela porte le nom d’allégorie.
- Allégorie ? C’est le dernier mot de ma conversation avec Joseph. Le temps lui a manqué pour en préciser le sens.
- Selon cette école, les Écritures ont un double sens : celui des mots et celui des choses auxquelles se rapporte la signification de ces mots. Pour les comprendre, il faut donc aller au-delà des mots, vers la signification des choses.
- Jean avait-il un exemple à l’esprit ?
- Oui, l’épouse du Cantique des Cantiques. Au sens littéral, une femme est aimée par un homme ; mais au sens allégorique, la femme fait penser à israël ou à la Torah... et pourquoi pas à la sagesse ? Il est alors possible de découvrir dans un texte biblique qui parle de la Torah une description de la sagesse dans les textes des Gentils.
- Et se laisser séduire par une femme étrangère, tout en continuant à aimer la femme de sa jeunesse, ai-je ajouté, ce qui fit rire Salomé.
- Pourquoi Jésus s’est-il aventuré dans cette voie ? En recherchant la sagesse, serait-il tombé amoureux d’une étrangère, comme Moïse ? En serais-tu jalouse, Maria ?
- Que dis-tu là ? Aurait-il besoin d’être attiré par une étrangère, quand la femme qu’il aime l’est déjà : une Juive qui vient d’ailleurs et dont le nom est Maria ? La raison est autre. Puisqu’il doit quitter le pays pour se rendre dans les nations, il doit apprendre leur langage et s’informer de leurs espérances...
- Que dis-tu, Maria ? Quitter le pays ?
- Oh ! Tout à l’heure, tu m’as taquinée, et du coup, j’ai trahi un secret !
- Maria, me fais-tu des cachotteries, maintenant ?
- C’était à lui d’annoncer cette nouvelle, mais maintenant, c’est fait ! D’ailleurs Jésus, qui a une telle affection pour toi, ne te l’aurait pas cachée. Oui, il a décidé de partir : c’est sa manière d’interpréter la parabole de Dieu. Il l’annoncera lors de la prochaine rencontre avec les disciples. J’en profite pour te faire une autre confidence, que je garde encore jalousement dans mon cœur : comme toi, je dois être mère !
- Quel bonheur ! Et elle me serra dans ses bras.
- Ainsi, nous ne cheminerons pas seuls dans le monde des nations, un enfant nous accompagnera. Je le porterai dans mon sein comme dans un bateau bercé par les ondes...
- Sur la mer de l’allégorie !
- Mieux que cela ! Sur celle de la parabole, car je n’ai pas l’intention de me rendre à l’étranger pour savoir ce que pensent les Gentils, mais pour y introduire notre amour !
Ma dernière lettre est restée sans réponse, mais je n’attends pas davantage pour t’informer des événements qui m’ont fortement marquée, cette dernière semaine.
J’ai eu la joie de revoir Salomé, qui m’a donné des détails sur ton nouveau mode de vie, et particulièrement sur tes rencontres avec des Juifs de la diaspora. Nous avons longuement parlé de l’intérêt que tu portes à l’interprétation allégorique des Écritures propre à ces milieux. C’est précisément sur ce mot d’« allégorie » que m’avait quitté le savant d’Alexandrie dont je t’ai parlé. Je me suis posée bien des questions sur la différence entre l’allégorie et la parabole, j’ai donc cherché à revoir ce nouvel ami, d’autant qu’il ne devait pas rester longtemps à Magdala.
Il s’est montré toujours aussi aimable et perspicace. Non seulement j’avais plaisir à son commerce, mais il me mettait en confiance. À l’opposé de nos rabbis, qui croient avoir la science infuse, il s’exprimait comme quelqu’un qui ne connaît pas la vérité a priori, mais qui fait confiance au dialogue pour la découvrir. Après nous être salués, je lui ai demandé :
- Maître, à notre dernière rencontre, ton ultime remarque sur la signification allégorique de mon nom m’a laissée perplexe : Maria, la personnification de la réponse à l’amour ! Jusqu’à présent, je pensais qu’en suivant mon Maître je réalisais la parabole de l’amour.
- Question intéressante, mais je n’aurai aucune peine à y répondre ! Si tu envisages ton nom comme celui de la femme qui répond à l’amour, il s’agit bien d’une allégorie ; mais si cette femme manifeste dans son existence la réalisation de cette réponse, nous avons affaire à une parabole. À laquelle de ces deux figures ton Maître s’est-il référé ?
- À la seconde, j’en suis sûre !
- Alors la différence est d’importance, car par la figure allégorique, ta beauté, ta douceur, ta physionomie seraient le reflet de l’amour, tu n’y engagerais pas ta vie. La figure de la parabole te destine, au contraire, entièrement à l’amour.
- Ton explication est lumineuse ! Oui, toute ma vie est vouée à l’amour. Je voudrais embarquer hors de ce lac étriqué et affronter la haute mer, pour clamer au monde entier ce secret. Enflammée par ce discours, je me voyais déjà sur un gros vaisseau, toutes voiles au vent !
- Nous, les hommes, nous sommes toujours émerveillés par la violence de votre amour. Tu es une vraie Ménade ! Mais, crois-moi, voguer ainsi sur l’immense mer du monde n’est pas une aussi mince affaire que tu l’imagines, surtout pour y transporter l’amour.
- Oui, mais l’amour est la valeur humaine la plus universelle, qui relie l’homme aux origines de la création.
- C’est pourquoi vivre l’amour exige l’héroïsme le plus ardu : l’ordre des sociétés est antagoniste de celui de la création, il se fonde sur le pouvoir, non sur l’amour. Les réformes que les États, et même les religions, tolèrent ne concernent que des lois qui ne remettent pas en question la soumission de l’amour au pouvoir. Sans doute est-ce aussi la raison de celle de la femme à l’homme, qui redoute que l’amour ne renverse l’ordre établi à son profit ! Entreprendre l’aventure d’enseigner l’amour aux hommes est un exploit plus hasardeux que la guerre. De nombreux héros ont réchappé de la guerre, aucun de l’aventure de l’amour !
- Maître, au début de notre entretien, j’étais confiante, à présent tu m’effraies !
- Tu n’es pas femme à aimer pour ton seul bonheur, aussi un exploit héroïque t’attend. Je ne te cacherai pas les épreuves que les héros doivent affronter s’ils désirent mener les hommes de l’esclavage du pouvoir à la liberté. Rappelle-toi l’histoire de Caïn et Abel. Abel voulait vivre selon la loi d’amour de la création ; Caïn était l’homme fondateur de la cité, de la société unifiée par le pouvoir. Caïn a tué Abel, son sang coule toujours dans notre pays, qui est prêt à tuer quiconque s’emploiera à rétablir la liberté de l’amour. Tu n’as pas eu l’occasion de découvrir la Grèce ; elle vénère aussi un dieu-héros, Dionysos, qui devait répandre l’amour dans le monde. Il éclatait de l’amour le plus jeune, le plus beau, le plus gracieux et le plus pacifique du monde. Les femmes accouraient vers lui en se libérant de leurs chaînes et en s’attribuant le droit d’aimer ; la famille éclatait, les États tremblaient sur leurs assises, les religions elles-mêmes assistaient impuissantes à la mort de leurs dieux. Mais Dionysos a été tué, son corps dépecé et son culte interdit sous peine d’esclavage ou de mort, à Athènes, à Sparte, à Rome et dans tout l’Empire.
- Heureusement, je ne suis attirée ni par la Grèce ni par Rome, mais par l’Égypte.
- Sauf que l’Égypte est aussi partie de l’Empire ! Là-bas, l’amour exigera de toi la force du fer. Sur cette terre, on connaît une autre allégorie mythique : Isis, l’épouse promise à Osiris. Celui-ci a été tué par son frère qui, pour lui interdire l’amour d’Isis, l’a dépecé et a dispersé ses membres à travers champs. Mais Isis a entrepris de rassembler les membres épars pour reconstituer le corps et l’a ressuscité, puis ils se sont aimés. Aujourd’hui encore, les femmes d’Égypte s’initient aux mystères d’Isis.
- Ce mystère me redonne courage. Si Dieu me permettait de me rendre en Égypte, pourrais-je aussi m’initier au mystère de la résurrection par l’amour ?
- Oui, c’est possible, mais Dieu peut déjà t’y initier dans ta vie à Magdala.
En quittant ce savant à la hâte, sans même le saluer, je pensais à toi, Jésus. Et je me suis mise à courir.
Je t’embrasse, la force me manque pour t’en écrire davantage !
ALLÉGORIE DE MARIA
Ô peuple d’élection qui vas rêvant,
Pris dans le sommeil de la prophétie,
As-tu connu le prophète vivant
En parabole le nom de Marie ?
Pour lui ce nom est bien signifiant
De dame aimée qui, par allégorie,
Devient la femme d’un joyeux amant
Qui renonce au pouvoir de seigneurie.
Je m’appelle Maria : je suis la dame
Que Jésus a aimée de cet amour
Comme Osée, le prophète, le proclame.
Car Dieu n’est plus le Maître et le Sei-
[gneur
Mais notre amant qui demande à son tour
Que nous l’aimions par la vertu du cœur.
Je t’écris brièvement pour te dire que je souhaite ardemment revoir tous les disciples à Jérusalem pour la fête de la Pâque, avant mon départ. J’ai conscience du danger que ma présence en ce jour pourra constituer, j’y ai réfléchi longuement, et je n’ai pas trouvé d’autre issue. En effet, je ne pourrai pas partir sans avoir réglé les questions que la sollicitude des zélotes, et d’autres personnes qui nous protègent en secret, suscitent à mon égard. Il me semble que le jour de Pâque est très symbolique pour mon départ : comme il commémore la sortie d’Israël de l’Égypte, mon propre départ sera l’annonce de son retour.
Je tiens à ce que la fête revête cette nouvelle signification : non seulement l’adieu d’un prophète à son pays mais l’abandon de celui-ci par tout son peuple, pour suivre le Seigneur qui se manifeste désormais comme le père de tous les hommes, le Dieu des Nations. Nous célébrerons un repas, au cours duquel tu pourras te réjouir du renouvellement solennel de notre union. Je n’épouserai plus Ruchama, mais Maria, la fille des Nations.
Quant aux dangers, je crois que nous les éviterons si ma présence reste secrète. Dans ce but, je t’invite à te rendre le plus tôt possible à Béthanie, chez Simon, pour le prier de nous accorder l’hospitalité, comme lors de la fête de la Dédicace. Nous partirons vers l’Égypte le jour même de la Pâque, à pied à travers le désert, comme jadis le peuple !
Je te laisse rêver de ce voyage et t’embrasse,
Si ta lettre m’était parvenue avant mon dernier entretien avec Joseph, je t’aurais approuvé de m’imaginer heureuse et comblée à l’annonce de ton départ. Mais après cette conversation bouleversante, envisager de retourner à Jérusalem me plonge dans l’angoisse. Je suis hantée par de funestes pressentiments. Jérusalem est pour moi la ville qui t’a jugé, condamné, conspué, jeté en prison comme un malfaiteur ; la ville que je ne puis que fuir, désormais. Comment supposer que les grands prêtres te laisseront échapper, s’ils apprennent ta présence ? Oh, Jésus ! Si tu pouvais trouver un autre lieu ! Dans ta lettre, tu me souhaites de faire de beaux rêves, alors écoute celui que j’ai fait cette nuit !
Je me trouvais à Jérusalem pour la fête de Pâque. Les pèlerins se rendaient au temple en chantant des psaumes, et moi je me précipitais, les cheveux épars, dans les rues désertes, à la recherche de ton corps que les prêtres avaient dépecé et caché en des lieux secrets. J’étais cependant parvenue à rassembler tous tes membres, excepté ton cœur. Penchée sur ton corps retrouvé, je pleurais comme une adepte d’Isis.
Femmes vouées aux mystères d’amour
Venez chercher avec moi alentour
Où les prêtres ont pu cacher le cœur
De l’homme qui faisait mon seul bon-
[heur.
Trouvez-le, car il peut battre encore
À la lueur première de l’aurore.
Faisons, ô femmes, ces derniers efforts
Pour que Jésus ressuscite des morts.
Je me lamentais, mais personne ne m’a secourue. Alors, saisie par le froid de la nuit, je me suis réveillée.
Voilà, Jésus, la joie que me procurent mes rêves ! Écris-moi vite pour me dire que tu ne te rendras pas à Jérusalem !
Je t’embrasse,
Juste deux mots, pour que tu sois apaisée. Autant tes rêves ont une inspiration divine, autant tu en es une piètre interprète !
Non, Maria, tu n’es pas une adepte d’Isis, sinon le corps de ton bien-aimé aurait été dépecé comme celui d’Osiris, et son cœur aussi mis en pièces. Tu as retrouvé le corps, mais pas le cœur, sans doute volé et caché. Mais par qui, sinon par celle qui l’aime ? Ta souffrance t’a égarée jusqu’à te faire rechercher son cœur ailleurs que dans le tien. La véritable signification de ton rêve est différente de celle que tu en donnes : Dieu a simplement voulu te révéler que l’amour est plus fort que la mort.
Prépare-toi donc à aller à Jérusalem, et attends-moi là-bas.
Je t’embrasse,
MYSTÈRES D’ISIS
Je voyais en rêve Isis courir
sur la plaine désolée du Nil.
Oh ! Ses yeux en pleurs !
Elle cherchait les membres dispersés
d’Osiris, son frère.
Ayant réussi à les recomposer,
elle l’avait ressuscité.
Elle le serrait si fort dans ses bras
qu’il ne pouvait plus se dérober
À ses baisers.
Je courais moi aussi,
biche assoiffée,
cherchant le corps de mon bien-aimé
que les Juifs avaient tué.
Mais je n’avais pas pu retrouver son
[cœur.
En pleurs, je me lamentais :
Qui a volé son cœur ?
Comment le ressusciterai-je
si je ne peux pas recomposer son corps ?
Ô toi qui m’as initiée aux mystères de la
[résurrection,
Isis,
dis à cette malheureuse
où elle peut le retrouver.
J’entendais une voix qui parlait dans mon
[cœur :
« Ô amante éperdue dans la nuit de l’ou-
[bli
pourquoi recherches-tu le cœur de ton ami
dans l’ Adès des morts ?
Ne sais-tu pas que seule une femme
éprise d’amour a pu le voler ?
Regarde ! L’aube pointe
sur l’horizon du souvenir.
Reviens dans ton jardin où fleurissent les
[lis
et tu trouveras le cœur de celui que tu ai-
[mes. »
Ainsi parlait Isis.
M’adressant alors aux femmes qui entou-
[raient Isis, je disais :
« Femmes hantées par le mystère d’ Osi-
[ris,
aidez-moi à descendre dans le jardin
car je languis d’amour.
Mais pourquoi ce frôlement d’ailes
dans les branches encore ensommeillées ?
Et qui s’est reposé dans les lis ?
Mon cœur sursaute.
Approchez-vous pour bien l’écouter. »
Qu’as-tu dans la poitrine, ô aimée ?
Un autre cœur bat avec le tien !
Ah ! c’est toi qui l’avais volé,
quand tu embrassas ton ami sur la bouche
lors du premier amour.
Il n’a pas besoin de ressusciter,
celui dont le cœur bat
dans la poitrine de celle qui l’aime.
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