’autre jour, à ma grande surprise, Judas est venu me rendre visite.
- Je te salue, Maria. Et il m’a embrassée d’un air dégagé qui trahissait une gêne profonde ; je suis restée de glace.
- Es-tu fâchée, ma sœur ? Ou es-tu désolée du départ de Jésus ? Il reviendra : il nous a donné l’exemple d’un courage héroïque, sachant réconcilier la prudence du serpent et la simplicité de la colombe. Il a été un aigle, Maria ! Judas cherchait à caresser mes cheveux pour me consoler.
- Retire ta main, frère ; je déteste être caressée, et encore plus qu’on me flatte en disant du bien de Jésus pour éviter des excuses !
- Je pensais que tu avais oublié... Souvent les hommes ne mesurent pas le retentissement de leurs paroles et de leurs gestes dans le cœur des femmes...
- C’est pourquoi vous les violez !
- Je ne t’ai pas violée !
- Certes pas physiquement, mais tu as violé mon âme, en déflorant le plus secret de mon cœur : l’amour. As-tu trouvé la tablette de mon journal par hasard, ou ne l’as-tu pas plutôt volée pour posséder secrètement mon âme ?
- Veuille m’en excuser, Maria, je t’en prie. Je n’ai pas eu le courage de te manifester ma honte, mais je suis venu me réconcilier avec toi. Pourrais-tu refuser ?
- Si cette réconciliation vient du cœur...
- En doutes-tu ? Sans chercher à me justifier, je voudrais m’expliquer. Si le cœur des femmes est complexe, celui des hommes n’est pas simple non plus, surtout en amour. Tu prétends que j’ai violé ton âme, j’oserais dire que la mienne aussi l’a été.
- Par moi, peut-être ?
- Pas vraiment, mais par ton image. Quand l’image de la femme pénètre notre cœur, elle peut le subjuguer, le blesser... le tuer même. Atteints au plus profond de nous-mêmes, nous sommes captifs et violés dans notre personnalité, à en perdre souvent la raison.
- Le plus souvent, la femme n’est pour rien dans cette affaire. Je suis sûre que son image serait en vous légère, innocente et inoffensive, si vous la recherchiez pour l’amour et non comme objet de plaisir.
- Voilà bien toujours votre réponse ! Mais à la lumière des Écritures, la chose mérite une meilleure explication. Rappelle-toi, Maria, au livre de la Genèse, le récit de la création d’Adam. En le créant, Dieu n’avait plus rien à y ajouter : il était beau, fort, aussi habile à comprendre les choses qu’à les transformer en objets utiles ; un être qui incarnait son image sur la terre...
- Et cependant, il lui manquait un tout petit rien...
- Oui, Maria, un être qui lui ressemblât pour devenir objet de son amour.
- Aurait-il pu désirer cet être, s’il n’avait déjà été préparé en lui ?
- Adam s’ennuyait au jardin d’Éden, ne pouvant échanger ses projets et ses impressions. Au cours des rêves nés de cet ennui, Dieu a extrait un peu de sa chair pour façonner cet être semblable : Ève. Ainsi la femme, créée par Dieu, existe par et pour l’homme, chair de sa chair, os de ses os. On pourrait même dire qu’elle a été imaginée par l’homme, puis que Dieu en a fait un être vivant. D’ailleurs, comment supposer qu’Il ait pu la concevoir issue de Lui ? Extraite de l’homme elle l’attire vers la terre ; elle est la personnification de la terre, l’être en qui les vibrations de la nature s’expriment en sensations de toutes sortes : passion, vision, exaltation ou langueur, elle est le reflet où la nature devient humaine et l’homme terrestre.
- Poursuis ton histoire de la femme vue par l’homme ! Elle est très poétique, tragique même, puisqu’il s’agit de la chute d’un ange qui, pour fuir son ennui, abandonne son être spirituel pour devenir charnel à son contact !
- Tu exagères ! Ton imagination trahit ma pensée...
- Non, c’est bien ce que tu veux dire, même si je mets en doute ton interprétation des Écritures. Je comprends maintenant pourquoi Jésus n’a pas retenu ce passage et, chaque fois qu’il parle de l’amour, cite la version qui précède la tienne : Dieu crée l’homme-et-femme, dont la perfection s’accomplit par l’union. Le passage que tu utilises n’est pas la parole de Dieu, mais l’expression d’une pensée juive pour laquelle l’homme est maître de la femme. Jésus a raison de dire que vous avez abandonné l’alliance de la création fondée sur l’amour, l’égalité et la liberté.
- Je n’ignore pas le texte dont tu parles, mais sa perspective est si générale qu’il n’est compréhensible qu’à la lumière de l’autre, qui est l’interprétation autorisée et légitime de la tradition du judaïsme. Les Écritures ne prennent sens qu’au vu de cette tradition : je suis fils de Rabbi, Juif par la naissance mais surtout par la culture et la foi dans l’attente millénaire du peuple. J’ai adhéré au message prophétique de Jésus dans la mesure où il répond à la vision du Baptiste et des prophètes sur le rétablissement de la grande famille d’Israël. J’attends la venue de Dieu, non pour dépasser le judaïsme mais pour le rétablir. Lorsque Dieu purifiera le temple, Il ôtera aux grands pontifes le pouvoir politique pour le confier au peuple, les cantonnant au culte et au sacrifice. En Jésus, j’ai reconnu le prophète capable d’équilibrer les pouvoirs religieux et politique sans briser l’unité de la foi traditionnelle, mais s’il outrepassait cette tâche, j’en serais profondément affecté.
- Alors, pourquoi restes-tu parmi ses disciples ?
- Je ne l’ai pas cherché, ni lui non plus ; nous nous sommes trouvés sur le même chemin, sensibles l’un et l’autre à l’action de Dieu dans notre existence. Sans doute y a-t-il une raison, peut-être de confronter nos perspectives, arrondir les angles et nous faire parvenir à un but dont Dieu garde le secret.
- Cette tension ne menace-t-elle pas votre équilibre, et la réalisation du message de salut du peuple ?
- C’est possible... Cette contradiction peut nous conduire à la vie comme à la mort.
- Mais tu vas plus loin : tu jettes aussi le trouble dans notre amour et dans sa vie intime !
- Elle n’est pas personnelle au point de rester étrangère à son message !
- Tu veux dire que son message, lié à cette relation d’amour, risque être corrompu par la volonté d’une femme, n’est-ce pas ?
- Exactement ! Malgré l’attrait et le grand respect que je te porte, comment nier que tu es femme et séductrice, capable de ramener le prophète du ciel à la terre, de la parabole à la réalité quotidienne ? Je te lance un défi : par toi, le prophète deviendra un homme ordinaire !
- Sur cette conclusion se dénoue ton histoire de la femme : Adam, l’homme spirituel, attiré par elle et voulant la sauver, s’anéantit dans sa chair ! Mais si tel est le destin de la femme, pourquoi viens-tu me tenter par ces avances qui mèneront à la ruine de Jésus et à la tienne ?
- Au contraire, elles donneraient à Jésus une chance de se sauver et de préserver son message. Pour moi c’est sans danger, car je ne suis pas un prophète mais un homme qui espère la libération du peuple par ses traditions et sa Loi. En renonçant à ton amour pour Jésus tu le sauveras et, en t’unissant à moi, tu deviendras une femme heureuse, comblée dans tes exigences charnelles.
- Plus qu’heureuse, complètement asservie aux soins de la maison et à apaiser ton cœur fatigué ! À mes heures, je rédigerai un journal très intime, où je décrirai le plaisir de tes caresses et mes façons voluptueuses de chasser ton ennui, l’histoire de l’être sublime qui a suivi une femme qui l’a délivré de sa peau de serpent, et celle de la colombe qui est parvenue à faire du miel avec son venin !
Je l’ai regardé avec un tel mépris qu’il s’est levé, abasourdi, et s’est enfui : « Je me suis efforcé d’apprendre la sagesse du serpent, j’ai sondé sa ruse et ses détours, mais je n’avais encore jamais vu ses yeux de braise ! »
Étendue sur le divan, en proie à une intense émotion après ses dernières paroles, j’ai senti que mon âme n’était plus qu’eau croupie. Comment Dieu avait-il pu se refléter en moi en me créant, et Jésus y découvrir son image ?