a conversation avec Judas m’avait tant troublée qu’elle m’a longtemps tenue éveillée. J’étais fière d’avoir fait échec à ses avances sournoises, d’avoir chassé le serpent de mon jardin, mais j’éprouvais toujours en moi sa présence. Son commentaire sur la braise de mes yeux m’avait bouleversée. Je résistais vainement au sommeil, de crainte qu’en songe mon âme se révèle un nid de serpents enchevêtrés, aux yeux ardents, prêts à cracher leur venin.
Je me suis réveillée détendue, ayant échappé aux cauchemars, mais les paroles de Dieu à Osée « j’aime le peuple comme un homme aime une femme » résonnaient dans ma tête. C’était sans doute la rémanence d’une vision de mon sommeil, que l’amour de Dieu pour les hommes est parabole de l’amour de l’homme pour la femme : c’était bien ce que le Seigneur m’avait fait vivre avec Jésus. Si j’avais été baptisée, je serais sortie de l’eau moins heureuse qu’à ce réveil !
Le baptême purificateur de l’amour a rendu mon âme lumineuse. Judas, qui voit en moi la séductrice de Jésus faisant obstacle à sa vocation prophétique, est obsédé par la sensualité de la femme, alors que Jésus a trouvé en moi la femme décrite dans le message prophétique, Ruchama, l’idéalisation de toutes les filles d’Israël. L’aurais-je reconnu, si je n’avais moi-même été attirée par le désir de Dieu ? Pour Jésus, cette découverte n’est pas une chute, mais un pas vers la réalisation de l’homme, et mon attrait pour lui n’est pas séduction mais charme qui invite à la plénitude.
Suis-je présomptueuse ? Entièrement libérée de mon penchant au plaisir ? Déraisonnable d’incarner immodestement Ruchama qui me restera toujours une étrangère ? Si je meurs à moi-même pour devenir conforme à Ruchama, Jésus meurt à lui-même pour devenir Ammi. Notre amour est un devenir, et non la rencontre de deux présents. Chacun de nous se trouve éloigné de l’autre comme de lui-même. Comblés d’une joie qui dépasse les limites du bonheur, nous sommes saisis d’un désir qui nous pousse à nous rejoindre en cet être que nous ne sommes pas encore et auquel l’idéal d’amour nous conduit. Nous nous aimons toujours de loin, même quand nous sommes l’un avec l’autre : le désir nous transcende. Notre amour m’apparaît comme un drame joué dans nos existences par l’être vers lequel elles tendent.
Le jour où Jésus m’a dit que nous étions unis pour nous engendrer nous-mêmes, et non des enfants, il m’avait attristée. Maintenant, je comprends : l’amour n’est pas seulement riche de la multiplication des êtres, mais aussi de la naissance et de la croissance de l’homme en chacun. Cette pensée apaise mon désir frustré de devenir mère. Je suis mère, comme lui est père, de cet enfant que nous devenons, de l’homme fils de Dieu façonné par l’amour.
Ces pensées ne m’apportent pas un soulagement complet, car je suis privée de lui depuis un mois déjà. Où est-il ? Sans doute dans quelque village de Galilée, toujours en quête de l’homme : il a dit qu’il reviendrait en Galilée pour visiter les villages de nos montagnes. Petits hameaux perchés sur les hauteurs comme des nids, accourez à sa venue, offrez-lui une natte, de l’eau fraîche, des figues et des dattes ; choisissez le miel le plus doux de vos ruches ; asseyez-vous autour de lui pour écouter sa parole d’amour. Nazareth, accueille ton enfant qui a mis des toits sur tes maisons, qui en a fait les portes et les fenêtres... Crie « Hosanna » au fils de notre terre, à Jésus de Nazareth !
Je te vois, Jésus, errer dans les broussailles, arpenter les sentiers ou te reposer à l’ombre d’un olivier sauvage. Je reconnais tes pas, devine ta fatigue et sais ce qui te tourmente. Tu penses à moi, bien sûr, mais sous l’image de Ruchama... qui t’éloigne de moi. Je fais de mon mieux pour devenir Ruchama : dans mon miroir je scrute mon visage pour qu’il ait son charme, que mes yeux aient l’éclat des siens. Je serai la fille d’Israël que tu aimes, et à laquelle Dieu a fait miséricorde pour qu’elle soit ton épouse.
Voici l’aube. Hier, j’ai dû interrompre mon journal car Jésus est revenu en pleine nuit, comme un fugitif. Mon cœur battait si fort, quand je l’ai embrassé, qu’il secouait ma poitrine. Il était si fatigué qu’il s’est aussitôt endormi. Avant de le réveiller au lever du soleil, je me laverai, me parfumerai et me ferai si belle qu’en ouvrant les yeux il reconnaîtra sans peine en moi la Ruchama qu’il aime, la femme qu’espère son désir.
RETOUR
Tu étais parti en héros,
après avoir vengé le juste
de celui qui l’avait tué.
Mes yeux couraient derrière tes regards,
la barque glissant sur la mer d’huile.
Où allais-tu, prophète ?
Le jour se mourait dans l’horizon en
[pleurs.
Moi, je n’avais pas envie de mourir,
ne voulais pas non plus pleurer,
ô amour de loin.
Or que tu es revenu,
reste avec moi.
Les grenadiers sont en fleurs,
les rosiers en boutons
dans le jardin qui se teint, s’embaume de
[lavande.
Dis-moi la parole que tu ne m’as pas en-