ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



Autobiographie








Dans un jardin en Éden,
en face de l’Orient



P. Danet : Magnum dictionarium latinum et gallicum, MDXCI 



EN SARDAIGNE :

Dans un jardin en Éden
- Dans un jardin en Éden
- Ma lutte avec les diables

La grammaire latine

Iaiou

Œil de bœuf

De jardin en cimetière

Le sacrifice de ma mère

Enfant de chœur

Homo homini lupus

Revendication et pardon

La confession des péchés

Dans la contradiction
d’une crise


Le Père Olivi, à son retour


LE DÉPART



L’ITALIE



PUIS LA FRANCE



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ien que parvenu au-delà du seuil du quatrième âge, je ne suis pas affligé pour autant par des infirmités accablantes, ni harcelé par la crainte de la mort qui cependant s’approche inexorablement. Il y a quel­ques années, je pensais souvent à elle, au point de vouloir m’engager dans une course contre la montre, comme pour la défier, afin de parvenir à terminer les travaux en cours, qui m’étaient plus chers que la vie. Mais m’était-il possible de rivaliser avec la mort et de la prendre de vitesse ? J’ai donc abandonné toute crainte, pour me réjouir de la vie qui venait encore à moi.
    Je vis comme dans un coucher de soleil, pris par la nostalgie de mes origines. Dans mon esprit réson­ne toujours ce vers de Dante : « C’était l’heure déjà où tourne le désir de ceux qui sont en mer, où s’at­tendrit le cœur. » (Era gia l’ora che volge il disio ai naviganti e intenerisce il cuore.) Je suis en train de finir le voyage dont je ne connais pas le but et dont j’ignore l’origine, que je peux atteindre seulement par le désir. Cela suffit pour que je remonte en ar­riè­re pour puiser de la tendresse dans mes souvenirs, avec l’aide de la lecture des poèmes qui chantent les origines des dieux, du monde et de la vie.

    Plus que tout autre poème, les premiers chapitres de la Genèse concernant la création du monde et de l’homme m’ont fasciné. Pages que je connaissais sans doute depuis mon enfance, et que j’avais aussi analysées au cours de mes études en théologie. Mais il s’agit maintenant moins de connaître le texte par l’exégèse que de me reconnaître dans la poésie de son mythe. Car celui-ci est un récit par lequel la con­science collective d’un peuple se personnifie dans des personnages, pour tracer les lignes de son pos­sible d’existence. J’ai relu ces pages comme si je les écoutais de la bouche de ma mère, racontant les con­tes fantastiques de ma naissance. Dans mon esprit s’est surtout fixé le passage suivant :
    « Puis l’Éternel Dieu planta un jardin en Éden, du côté de l’Orient, et il y mit l’homme qu’il avait for­mé. L’Éternel Dieu fit pousser du sol des arbres de toutes espèces, agréables à voir et bons à man­ger, et l’arbre de la vie au milieu du jardin et l’ar­bre de la connaissance du bien et du mal. Un fleuve sortait d’Éden pour arroser le jardin... » (Gn 2:8-10)

    Jadis, je fus souvent tenté de rechercher ce jardin dans l’Afrique ou l’Asie mineur, l’Égypte et la Sy­rie, l’Éthiopie et l’Assyrie, ou dans d’autres lieux encore. Aujourd’hui, je n’ai plus à chercher, car l’image du jardin de mon enfance surgit dans ma mémoire. Le jardin où je suis né, à Cagliari, ville située dans la baie du sud de la Sardaigne, qui ouvre l’île au soleil, aux vents et aux parfums de l’Orient. J’étais fier dans mon enfance en sachant qu’on appe­lait cette baie « Golfe des anges ».

    Bien que capitale de l’île, Cagliari était dans mon enfance encore petite, ne dépassant pas les soixante-mille habitants ; elle s’étendait cependant, débordant de ses quartiers traditionnels.
    Le « Castello », premier de ceux-ci, restait im­mu­a­ble, forteresse bâtie sur la roche et accessible seule­ment par deux portes à arc sous deux tours pisanes.
    La « Marine », qui longeait le port par une grande rue, Via Roma, boulevard avec des portiques riches en bars, en magasins de luxe et en cinémas, lieu de promenade du soir. Ce quartier était en aval du Cas­tello, composé de ruelles où se déroulait l’activité du port, non dépourvues cependant de palais renommés et de grand style.
    Entre le Castello et la Marine, « Sant Avendra­ce », le quartier résidentiel à la fois commercial et politique.
    Derrière la Marine, s’étendait la ville nouvelle, « Biddanoa », qui croissait fiévreusement, jusqu’à atteindre par la nouvelle Via Dante le pied du Monte Urpino qui, par sa coiffe de pins, séparait la ville des salines et de la plage.

    Ma maison d’enfance se trouvait dans ce quartier, à cheval entre un jardin potager et un jardin à fleurs, auxquels elle était jointe. Vaste, de six grandes cham­bres plus une cuisine, elle était adaptée à une famille d’au moins quinze personnes. La cuisine était à l’extérieur. À côté, une vasque ronde, tou­jours pleine, alimentée en eau par un jet jaillissant d’une touffe de lis blancs, les « fillidi », nom qui rap­pelait peut être le personnage des Ba name="teaa">Bucoliques de Virgile.
    Sur la vasque, ouvrait sa coupole un amandier, gardien et témoin à la fois de la vie de la famille. En effet, c’est sous son ombre que ma mère faisait ses lessives, c’est dans cette vasque, isolée par des draps, que mon père prenait son bain, c’est enfin autour d’elle que mes parents rencontraient les amis, ou qu’ils discutaient des problèmes de la maison. Moi et mes petites sœurs nous étions souvent autour de la vasque pour faire courir sur l’eau des barques de papier, ou, quelque fois, la nuit, pour rattraper de nos mains la lune, qui flottait sur l’eau comme un poisson doré. Amandier, l’arbre de notre vie !

    Le jardin était en amont, nivelé en deux niveaux pour permettre de développer des rangées de plates-bandes.
    Le niveau bas était traversé d’une large allée, bor­dée de grenadiers et de hautes plantes. Aux bords des plates-bandes, des touffes de plantes basses : des géraniums de différentes couleurs, des violettes ou des girofles grasses et coloriées, du blanc au rouge. À droite, un sentier séparait les bandes du potager qui se trouvait à un niveau inférieur de deux mètres. Mais du bas des figuiers s’élevaient, constituant une bordure à festons, faite de branches et de feuilles, parsemée, à la saison, de figues blanches, noires et violettes.
    Le niveau supérieur était plus grand, et il finissait aux bords d’un immeuble de trois étages, où habi­taient les propriétaires. À l’angle se trouvait la « lol­la », à la fois lieu de réception des clients et de tra­vail. Là on préparait les bouquets, les couronnes et les paniers fleuris. Une bande épaisse de bambous séparait la lolla du jardin, avec des parterres pleins des mêmes plantes, mais bornés de frésias blancs et jaunes.
    Dans la lolla, lieu plus frais et plus humide, on trou­vait aussi des plantes en pots : camélias, jacin­thes et gardénias, toutes plantes qui demandaient de la terre de châtaignes.

    Le dieu de ce jardin était mon grand-père, Iaiou en dialecte. Je sentais sa présence, même quand je ne le voyais pas, car chaque plante lui était redeva­ble, à lui qui taillait les branches malades, greffait, arrosait le terrain, débarrassait les fleurs des parasi­tes. Le jardin était son œuvre. Pour moi, à partir de mes six ans, le jardin était le lieu de mon existence : plus que dans la maison j’habitais dans le jardin. Les autres aussi, ma mère, mes sœurs et mes frères s’y trouvaient souvent, mais pour se promener ou pour des buts particuliers. Moi j’y vivais par plaisir, et aussi par nécessité d’existence. De nature sauvage, j’avais l’impression de me trouver là au lieu de ma naissance. Les poissons vivaient dans l’eau, les oi­seaux dans les airs, les hommes dans les maisons, moi dans le jardin, envoûté par les couleurs et le par­fum des fleurs, nourri par les fruits de la nature, dormant à l’ombre des arbres, libre de toute con­train­te. Je connaissais tous les coins reculés du ter­rain, ainsi que toutes ses fleurs et ses fruits. J’aimais les fleurs, ravi de leur beauté que j’avais peur de vio­ler.
    Mais j’aimais aussi les fruits, dont je suivais la maturation dès qu’ils étaient en boutons. Je con­nais­sais les figuiers qui montaient du potager, je con­nais­sais la qualité de leurs fruits : les figues noires étaient mauvaises, bonnes au contraire les blanches, petites et doucette, les figues violettes, la « marti­ned­da », au goût mordant. Mais je privilégiais un figuier sur les autres, celui au pied de l’immeuble. Par le croisement de deux troncs, il s’offrait à moi comme un bateau, les branches feuillues m’ap­pa­raissant comme des ailes. Et je voguais en criant. Mais à la saison, il m’offrait ses fruits, figues mar­ron­nes, légèrement mielleuses, à la pulpe tendre et au cœur rouge « Sa figu mourra ». J’avais aussi con­nais­sance des grenadiers, par la saveur de leurs fruits. Je n’étais pas dans le jardin comme les autres, parce qu’il était à moi.
    Iaiou le savait et le voulait. D’ailleurs aurais-je pu le considérer ainsi s’il n’avait pas voulu ? Un jour je l’avais entendu dire à mes frères : « Ne montez pas sur les arbres, ne cueillez pas de fruits, ne marchez pas sur les parterres » « Mais pourquoi, Iaiou, En­nio le peut-il ? » « Ennio ne casse pas les branches, Ennio ne piétine pas les plantes ! ». Était-ce la vraie raison, ou un subterfuge ? J’avais compris que Iaiou m’aimait, et qu’il ne pouvait pas se passer de ma pré­sence, comme des fleurs, des arbres, des papil­lons et des moineaux, de la lumière du soleil et des ombres. J’en étais convaincu, mais je ne savais pas alors le pourquoi, je l’ai su après. Il m’avait offert ce qu’il avait de plus beau au monde, son jardin, dont je devenais le maître.
    Pour lui, j’étais une personne sacrée. Je le com­pris mieux une autre fois. Un soir, avant de rentrer à la maison, le grand-père, comme d’habitude, était as­sis dehors dans la rue, à la limite du portail du jardin. J’étais accroupi par terre, à côté de lui. Il me dit : « Je vais te dire une chose que je n’ai dite à per­sonne, car tu es quelqu’un en qui j’ai une grande confiance : j’ai vendu mon âme au diable pour qu’il me rende jeune. » « Mais comment as-tu fait, grand-père, pour vendre ton âme ? » Il ne répondit pas, mais ajouta : « Mais tu es beaucoup pour moi ».
    Je compris qu’il voyait en moi sa propre image de gamin qui, comme sortie de sa mémoire, s’incarnait dans la mienne en dansant comme un feu follet. Il m’aimait comme je l’aimais, ne pouvant rester long­temps loin de lui. J’étais avec lui comme avec les pas­sereaux, quand ils allaient d’arbre en arbre, cou­rant, parlant avec eux, leur disant que je partagerais toujours avec eux les figues que j’avais cueillies. J’aimais aussi rester sur la terre des plates-bandes, quand grand-père cueillait des fleurs pour faire u bouquet pour un client. Je trouvais un grand plaisir à caresser les fleurs, mais sans jamais les abîmer. Mais un jour, il me dit : « Suis-je devenu un jeune-homme, ou suis-je redevenu un enfant ? »




Rédigé de 2009 à 2012




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t501100 : 25/11/2020