ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



Autobiographie








Œuil de bœuf



P. Danet : Magnum dictionarium latinum et gallicum, MDXCI 



EN SARDAIGNE :

Dans un jardin en Éden

La grammaire latine

Iaiou

Œil de bœuf

De jardin en cimetière

Le sacrifice de ma mère

Enfant de chœur

Homo homini lupus

Revendication et pardon

La confession des péchés

Dans la contradiction
d’une crise


Le Père Olivi, à son retour


LE DÉPART



L’ITALIE



PUIS LA FRANCE



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ante Erneste m’avait fait un complet avec des coupures des habits de mes frères. Elle avait pensé aussi à ajouter à mon complet une chemisette et une petite cravate. J’en étais fier, parce que j’avais la conviction de passer de l’enfance à la jeunesse.

    Ainsi habillé, je suis allé à l’église. Dans le cloî­tre, un garçon d’un petit groupe de jeunes dit à un autre, en me lorgnant : « Un œil de bœuf » (occhio di bue). J’en ai été d’autant plus blessé que ce garçon n’avait aucune intention de mépris ou de moquerie.
    Je fais un petit tour comme si je n’avais pas en­ten­du et, en m’adressant au jeune qui avait ainsi jugé mon œil gauche : « Dis-moi, mon cher, le bœuf a-t-il des yeux grands ou petits ? » « Quelle question ! Grands, naturellement ». « Alors, je n’ai pas un œil de bœuf, car il est plus petit que l’autre. » « N’en fai­sons pas une querelle » me répond-t-il cal­me­ment ! « Oui, sans doute, mais il n’en reste pas moins que je n’ai pas un œil de bœuf ! » Il reste si­len­cieux, étonné de mon intervention. « Ciao, mon cher ! Cela ne m’empêche pas de te souhaiter une bon­ne soirée », « Ciao », me répond-t-il. Et je m’en vais pour rentrer à la maison. Ce garçon, au fond, m’était apparu sympathique. Quant à mon inter­ven­tion, elle n’était que de pure forme, car je ne voulais pas m’enferrer dans une querelle.

    À la maison, en rencontrant maman, je lui de­man­de : « Pourquoi, maman, m’a tu fais avec " un oc­chio di bue " ? » « Ce n’est pas moi qui t’ai fait ainsi, mais Dieu. Les docteurs ne peuvent rien y fai­re » « Et alors, je ne peux en savoir le pourquoi que par Dieu ? Je le lui demanderai quand il viendra sur terre, lors des averses et des orages comme me l’a dit Iaiou. Pour l’heure, je ne peux qu’attendre ».
    Cependant j’en souffrais beaucoup ! Car non seu­le­ment mon œil gauche ne voyait pas clairement, mais il saisissait les objets dans un endroit différent du droit, en sorte que j’étais contraint de le fermer, pour que l’autre puisse voir distinctement. Si les docteurs ne peuvent rien faire, Dieu le voudra-il ?

    Un jour, m’apercevant que j’avais négligé mon petit jardin, je me suis mis à le labourer un peu. Je vois passer ma mère en compagnie de tante Gra­ziet­te, dont la visite m’était agréable parce que, étant com­me sa sœur experte en gâteaux sardes, elle en apportait toujours quand elle venait.
    Cette fois, cependant, je n’étais pas tant intéressé par les gâteaux, que par ce qu’elle pourrait dire de moi. En approchant de la porte, je constate qu’elle avait commencé à parler de moi, sans doute parce qu’elle m’avait vu dans mon petit jardin : « Ennio, disait-elle à maman, n’est pas laid, au contraire. C’est dommage que son œil le défigure un peu ! » « Les docteurs disent qu’on ne peut rien faire, lui ré­pond maman, j’ai peur qu’il soit objet du " mal­occhio "… Il sera malheureux toute la vie. »
    Je m’en vais silencieusement comme un petit chien battu, pas dans mon petit jardin, mais dans ma niche du grand lys. « Non, me disais-je, aucune ter­gi­versation ! Je ne pourrai pas vivre une vie d’étu­des avec cet œil. Comment pourrais-je consacrer mes journées à la lecture quand cet œil m’en empê­che ? Quand il faut que je le ferme, car il dirige son regard sur les choses, mais en les mettant à droite ou à gauche du lieu dans lequel je les saisis par l’œil sain ? Et puisque pour mieux voir je dois lever la tête, on m’accuse d’orgueil ou de regarder avec mé­pris. Il est difficile de subir cela pendent toute mon existence ! Dois-je me tuer ? Non, ce n’est pas à moi de me tuer, mais à Celui qui m’a fait. Alors, je dois adresser mes plaintes à Dieu lui-même. J’at­ten­drai un de ces moments où Dieu descend sur la ter­re pour maitriser les orages par la foudre ».

    Et ce jour vint, à l’automne. Un après-midi, le ciel se couvre de nuages qui l’abaissent à la hauteur des tours et des collines, s’emplit des grondements du tonnerre s’illumine de l’éclatement et de l’étincèle­ment de la foudre. Mes sœurs, maman et la tante ren­trent dans la maison, et en ferment les fenêtres. Moi, je cours dans le jardin, avec l’intention d’être pris par ce combat de vent et de feux. La foudre tra­ver­sait les espaces avec une vitesse aveuglante, mais elle ne tombait pas dans le jardin.
    Alors je me tourne vers le ciel, les bras tendus, ap­pelant Dieu afin qu’il me lance une des foudres qui étaient dans ses mains : « Pourquoi, Dieu, m’as-tu fait ainsi ? Pourquoi m’as-tu mis au monde pour me rendre malheureux toute la vie ? Non ! Je ne veux pas faire un pacte avec le diable, comme grand-père. Je ne connais pas le diable, et je ne me soucie pas de lui. Mais si je dois vivre malheureux, fais que je meure. Je t’en prie, lance-moi un de ces éclairs que tu tiens dans tes mains. Fais-moi la grâce que je meure ! C’est un enfant qui te le demande. » Déjà mouillé par une pluie dense et vio­len­te, je sentais être devenu comme une éponge. Je cherche encore à aller vers lui, mais je tombe par terre, inconscient.
    En reprenant conscience, je me retrouve au lit, ma mère, ma sœur Umbertine et un docteur penchés sur moi. J’entends la voix du docteur qui dit : « Voilà, il est hors de danger, tout à fait rétabli. Certes, une de­mi-heure de plus aurait suffi pour que la mort le saisisse. » Ils se retirent, et je ferme les yeux. Je ne m’étais adressé à Dieu que pour qu’Il m’appelle chez Lui. Plus simplement, je dirai que j’ai tenté Dieu, comme pour le pousser à me tuer ! Mais Dieu a dû appeler quelqu’un des maisons qui donnent sur le jardin pour qu’il me voie abattu par terre et qu’il avertisse ma mère ! Je ne sais pas qui m’a ramené à la maison. Dieu n’a pas voulu que je meure ! C’est peut-être pour que je devienne dominicain ?
    Maman et Umbertine reviennent. « Com­ment-as-tu pu tomber ainsi ? » Je me suis retenu de dire la vé­ri­té. « La pluie et le croisement des éclairs m’a­vaient enchantés… comme ça ! Mais la pluie m’a tra­hi. » Peut-être ont-elles pensé aux accès de fièvre de mon enfance. Elles m’ont caressé, en di­sant : « C’est fini, maintenant. Repose-toi. ». Et je me suis endormi en pensant que je n’avais pas été rejeté par Dieu. L’image de mon grand-père les bras levés au ciel, reprochant à Dieu de l’avoir aban­don­né, se re­pro­duisait dans l’horizon intérieur de mes yeux com­me la vision qui avait déterminé en moi aussi le re­cours à un des moments les plus difficiles de mon existence. Mon grand-père avait toujours été l’image modèle de mon comportement.
    Je n’avais pas encore huit ans, puisque cela m’ar­riva avant la mort de mon père.




Rédigé de 2009 à 2012




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t502400 : 30/11/2020