ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



Autobiographie








Le sacrifice de ma mère


P. Danet : Magnum dictionarium latinum et gallicum, MDXCI 



EN SARDAIGNE :

Dans un jardin en Éden

La grammaire latine

Iaiou

Œil de bœuf

De jardin en cimetière

Le sacrifice de ma mère

Enfant de chœur

Homo homini lupus

Revendication et pardon

La confession des péchés

Dans la contradiction
d’une crise


Le Père Olivi, à son retour


LE DÉPART



L’ITALIE



PUIS LA FRANCE



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église de Saint Dominique devint le deuxième lieu de mon existence après le jardin. Il y avait du nou­veau à apprendre : le catéchisme en vue de la pre­miè­re communion, l’acquisition des connaissances du service des Messes et d’autres fonctions cultu­el­les. Mais avant de parler de mes activités dans l’égli­se, je voudrais rappeler un fait qui, tout en de­meurant secret, a eu un impact dans mon existence. Je le décris tel qu’il ressort de ma mémoire.

    Je me vois dans l’église de Saint Dominique, amené par ma mère. On va directement dans la cha­pel­le de la Vierge du Rosaire. Je m’assois sur un des premiers bancs, cependant que maman s’approche de l’autel, en haut duquel il y a la statue de la Vier­ge. Ma mère se lève de la balustrade de l’autel et va en arrière pour y retourner en se trainant sur le sol, qu’elle frôle de sa langue. En voyant cela, je me lè­ve, me jetant par terre comme maman, pour la suivre en rasant moi aussi le sol avec la langue. J’en avais cependant horreur ! S’en étant aperçue, ma mère se lève et me reconduit sur le banc, pour finir seule son acte de sacrifice.
    Dans sa matérialité, cet acte conduit un homme à se présenter devant Dieu comme une bête qui ne peut regarder, respirer, bouger qu’en léchant de sa langue la poussière du sol. Plus tard, j’ai trouvé que cet acte était pratiqué par des croyants dans deux oc­casions : dans des conflits haineux et par inspiration religieuse. Dans des conflits haineux, un des ad­ver­saires parvenait à provoquer l’autre en lui disant qu’il pourrait le terrasser jusqu’à ce qu’il ne puisse marcher qu’en trainant sa langue par terre. Chez des fervents croyants, on parvenait à asservir ainsi son propre corps afin d’obtenir de Dieu, ou le pardon de ses péchés, ou une grâce exceptionnelle de bien­fai­sance. Cet outrage du corps humain prend une va­leur de sacrifice.

    Laissons de côté toute critique à l’égard de cet ac­te monstrueux, pour nous demander pourquoi ma­man s’était-elle engagée à l’accomplir. On remar­que­ra qu’elle n’était pas allée toute seule à l’église mais avec moi, non certes pour avoir une compa­gnie, mais parce que j’étais le but de ce sacrifice. S’il n’en avait pas été ainsi, elle n’aurait pas osé met­tre son enfant devant une expérience, qui aurait été très éprouvante et dangereuse pour lui. Si elle m’avait amené, c’était que la « Grâce » qu’elle de­man­dait à Dieu était pour moi. Cela apparaît d’ail­leurs confirmé par mon état de santé dans mon en­fance. J’en avais eu quelque connaissance par Um­ber­tine, ma sœur ainée, mais aussi par des souvenirs qui ont résisté à l’oubli.
    J’avais été frappé par une maladie psychique, dont cependant je n’ai jamais connu le nom. Je me rappelle que j’avais été longtemps au lit, soumis à de fortes fièvres et à des troubles hallucinatoires. Je me trouvais engagé dans des luttes effrénées et épui­san­tes avec des diables rouges, qui prétendaient me pren­dre à leur service. J’en jetais beaucoup à terre, mais d’autres surgissaient de toutes parts pour rem­plir les vides dans leurs rangs. Par l’effort que cette lutte m’imposait et la prise de conscience de l’im­possibilité d’abattre ces diables, je tombais dans un total épuisement, à la merci du délire. Je ne pouvais que crier, pleurer, angoissé de ne pas pouvoir échap­per à cette lutte, qui rendait vaine toute résistance. Mes cris cependant révélaient en moi sinon une vic­toire, du moins une résistance qui me permettait de ne pas céder aux forces opposées. Je ne gagnais pas, mais je ne perdais pas non plus.
    J’ai guéri de cette maladie au seuil de mon ado­lescence sans plus subir l’épuisement des luttes avec les diables, jouissant d’une bonne santé me rendant apte à lutter avec les hommes. Mais une question se pose au sujet de ces hallucinations : comment la fa­mille, ma mère, mes tantes les ont-elles jugées ?

    Ma mère a dû penser que j’avais été vraiment vic­ti­me du diable, qui avait tenté de m’assujettir à son service. C’est pour cela qu’elle m’avait confié, sinon consacré, à la Sainte Vierge. Dans sa foi, elle pou­vait espérer, car je n’avais pas été un véritable pos­sédé par le Diable mais un enfant tenté, convoité par lui pour être à son service. Son affirmation que j’é­tais un « tison d’enfer », porté toujours à dire des men­songes, m’avait cependant convaincu que, pour elle, j’avais été victime du diable, dont quelque cho­se était resté en moi. D’où son refus de m’envoyer au collège parce que j’étais un « tison d’enfer ».
    Cette affirmation peut se comprendre au sens que, pour elle, malgré tout, j’avais été asservi au diable par un instinct de tentation au mensonge. J’étais com­me un morceau de bois qui, jeté au feu brûlant, devient un tison ardent infernal. Comme nous avons vu, elle m’accusait en effet de mensonges inouïs, telle l’affirmation que Iaiou aurait accepté de rece­voir l’extrême onction par courtoisie à l’égard des femmes, ou qu’il avait été tué par le docteur. Mar­que donc d’une influence satanique qui m’aurait ren­du indigne de recevoir le ministère sacerdotal.
    Mes tantes, sœurs de papa, avaient la même opi­nion que maman. Je me rappelle en effet que, dans leurs récits religieux, le Diable était toujours présent comme tentateur, puissance de séduction. Tante Lau­ri­ne, par exemple, était convaincue que j’avais été sinon habité, du moins séduit réellement par le Diable. D’ailleurs j’avais constaté qu’elle parlait tou­jours du Diable comme puissance du mal, autant que de Dieu comme puissance du bien.

    Quant à moi, ma compréhension de ma lutte avec les diables avait été tout à fait opposée à celles de ma mère et de mes tantes.
    J’étais convaincu que Dieu avait tenu compte de ce que j’avais lutté jusqu’au bout de mes possibilités et que donc je lui avais donné la preuve de ma fi­dé­lité. Je n’aurais pas pu comprendre que mes luttes venaient de complexes psychologiques, car j’étais trop jeune pour pouvoir le penser. J’étais convaincu qu’elles avaient été réelles, quoi qu’intérieures, mais que leur issue était tout à fait contraire à celle sup­posée par les tantes. Rien de diabolique en moi, puis­que je m’étais opposé à leurs attaques, en sorte que l’accusation d’avoir dit des mensonges était faus­se. Au contraire, dans ce contexte difficile de mon enfance, j’avais été sincère, même dans ces re­lations de faits monstrueux. Mais ma mère et mes tan­tes auraient pu répondre que j’avais moi-même affirmé avoir été tenté par les diables et avoir com­bat­tu contre eux, c’est vrai ! Mais pas au point d’a­voir cédé à leur tentation, mais au contraire d’avoir lutté sans jamais perdre le combat.
    Mais ma mère et mes tantes ont ignoré que, après ma maladie j’ai attribué mes luttes avec les diables à des hallucinations. Elles ignoraient aussi que j’aurais pu affirmer que mes rêveries venaient de leurs con­vic­tions religieuses dont j’avais été influencé, j’y ai fait allusion au commencement de ce récit. D’ail­leurs, je me rappelle aussi avoir vu pendu sur le mur un calendrier, celui de l’année en cours, qui portait au centre une image d’homme rouge dansant. En bas il y avait le bloc de feuilles détachables pour chaque jour de l’année. Or, avec étonnement, j’avais dé­cou­vert après ma maladie que cette figure rouge de dia­ble était la même que celle portée par les diables dans mes hallucinations. Je ne pourrais pas douter que ceux-ci étaient la reproduction du diable du ca­len­drier.
    En conclusion, je dirai que j’avais cru aux luttes avec les diables lors de ma maladie, mais que plus tard j’avais estimé qu’elles étaient d’origine psycho­logique. Au contraire, maman et les tantes furent tou­jours convaincues que j’avais été séduit par les diables jusqu’à en être victime. La preuve de cette séduction aurait été donnée par des mensonges, par mon opposition aux prières pour la guérison de mon père, par la conviction que je n’avais pas été appelé par Dieu à la vie religieuse, mais plutôt tenté par le Diable de me servir de cette apparente vocation pour la renier.

    Mais une question ultime se pose encore. Puisque j’ai quitté la vie religieuse et poursuivi une critique contre la valeur métaphysique de la théologie, ma mè­re et mes tantes auraient elles eu raison ? Je pense que les lecteurs pourront trouver dans la suite de mes notes autobiographiques une réponse satisfaisante à cette interrogation.




Rédigé de 2009 à 2012




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t502610 : 03/12/202015