ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



Autobiographie








Philosophie et départ

À l’Angelicum



Nicolle et Arnauld : La logique ou l’art de penser, 1664 



EN SARDAIGNE



LE DÉPART



L’ITALIE

Au collège d’Arezzo

Le Noviciat

Philosophie et départ
- Du ginnasio aux écoles
  de philosophie
- À l’Angelicum
- La visite du Père Pègues
- La constitution du centre
   régional
- Sous l’occupation de
   l’Italie par les nazis
- De Rome à Florence
- De Florence à la France


PUIS LA FRANCE



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’université était composée de trois facultés : philo­sophie, théologie et droit canon, et ses professeurs étaient des dominicains, tous titrés. Élèves et profes­seurs étant de différents pays, on parlait latin. Je m’ins­crivis d’abord à la faculté de philosophie et, par la suite, à celle de théologie : les deux univers de la pensée !

    En philosophie, je me trouvais pris par des pro­blè­mes dans lesquels j’ai pu m’engager sans peur de me perdre. J’avais au contraire le plaisir d’y nager, d’être assailli par le flux de la pensée sans jamais me noyer, sûr de me trouver dans la mer du savoir.
    En théologie, par contre, il n’en était pas ainsi ! J’étais en situation de recherche, sans cependant pou­voir saisir la liaison logique entre toutes ces af­fir­mations. Je devais rester dans les limites de sa crédibilité. En philosophie, par contre, la proposition était toujours précédée ou suivie par la raison de son affirmation.

    Le premier des conflits fut celui que j’eus avec le père Jouffroy, professeur de propédeutique dont je suivis le cours en première année de théologie. J’ai su de suite qu’il était disciple de Garrigou-Lagrange, considéré par tous comme le plus grand théologien de l’Église, et dont je suivis le cours de théologie dog­matique. La Propédeutique était plus une disci­pli­ne préparatoire à la théologie que de la théologie, consacrée aux problèmes méthodologiques propres à préparer à l’étude de celle-ci.

    Une des questions était celle des « motifs » de crédibilité. Puisque la théologie traite de problèmes dont la solution n’est pas donnée par le recours au principe de raison mais à celui de foi, constitué par la parole des Écritures, son premier problème est celui de la crédibilité de celles-ci.
    Selon la première thèse, la parole de l’Écriture est considérée comme parole de Dieu, donc comme vé­ri­té, si elle est précédée ou accompagnée d’un mi­ra­cle qui, étant un événement hors des lois de la na­tu­re, est un signe garantissant l’origine divine d’une parole ou d’un événement.
    Selon l’autre thèse, le miracle précède presque tou­jours, ou accompagne cette parole, mais sans of­frir l’évidence de sa vérité, évidence qui est donnée au contraire par le témoignage de l’Esprit Saint en celui qui croit.
    Dans sa leçon, Jouffroy exposait comme vraie la seconde hypothèse. À la fin de sa leçon, il demanda si nous avions des objections à cette façon de voir. Je lui dis que j’adhérais à la première thèse car elle était objective, se fondant sur un événement qui était une preuve négative que la parole venait de Dieu. Quant au témoignage de l’Esprit Saint, il me sem­blait subjectif car on ne disposait d’aucune preuve pour savoir s’il venait d’une intervention de Dieu ou d’un transfert de conscience.
    Le professeur soutint que le témoignage du Saint Esprit était à la base de toute foi, comme l’évidence à celle de la connaissance rationnelle, avec la dif­fé­rence que la foi était dotée de l’objectivité de la vé­ri­té de la parole que Dieu donne au sujet en quête de vérité. « Tu as compris ? » me demanda-t-il. « Oui, j’ai compris et c’est logique en partant de la foi, qui présuppose la vérité de la parole de Dieu, mais pas de la raison qui ne la présuppose pas mais en exige la preuve. » Jouffroy s’indigna de façon vile et in­di­gne d’un professeur. Il me dit que je ne comprenais rien parce que, malheureusement, je ne pouvais rien comprendre ! Et il affirma publiquement qu’il ne pou­vait pas comprendre comment un couvent domi­ni­cain comme celui de la Minerve de Rome pouvait inviter à l’université une personne limitée comme moi ! Je me renfermais en moi-même, avec l’in­ten­tion d’être absent intérieurement, puisque je ne pou­vais pas l’être physiquement, pour éviter de voir cette « merde » d’homme.
    Je restais silencieux plus d’une semaine, enten­dant tous les jours Jouffroy s’exclamer à la fin de sa leçon : « Tous ont compris, sauf le petit " miner­vien " ! » Éprouvait-il pour moi de la compassion, ou du mépris ? Il voulait montrer de la compassion pour ne pas être accusé de sadisme, mais cette com­pas­sion n’était que le camouflage du mépris. Mais le conflit ne finit pas ainsi.
    À la fin de la leçon sur cet argument, Jouffroy proposa que nous ayons un « petit débat », et nom­ma comme défenseur un jeune Français, et moi comme objecteur. Je refusais, n’ayant plus rien à voir avec cet homme. Mais lui, dansant presque de joie, af­fir­ma : « Je m’y attendais, parce que j’avais prévu que tu prendrais conscience de tes limites et que tu n’accepterais pas ! » Je me levais et le re­gar­dai avec fureur : « Fils de pute ! » dis-je à voix basse en italien, « Non recuso », lançai-je en latin. « Ah non, tu as refusé et tu ne peux pas accepter main­te­nant ! » Je le regardai, mais cette fois pour lui lancer un défi : « Je n’ai pas refusé parce que j’ai pris conscience de mes limites, mais par crainte de mettre à nu les vôtres. Et vous montrez que vous avez peur, en cherchant à ce que je me retire de cette discussion en croyant être un imbécile, pour qu’on ne vous soupçonne pas de chercher à m’é­vi­ter. Le professeur a donc peur d’un étudiant ? » Il fut obli­gé de me garder comme objecteur.
    Le débat commença dans un climat tendu. Le dé­fen­seur prononça sa défense, terminant en disant qu’il ne voyait aucune raison pour nier la thèse, puis­qu’elle était si évidente qu’on ne pouvait s’y opposer que par sophisme. En effet, il récusait la « ma­jeure » de mon premier syllogisme, ce qui me mettait en faux au niveau formel de la discussion, qui devait se dérouler en forme dialectique, selon la tradition de l’école : « Nego maiorem » dit-il solen­nel­lement, mettant le débat hors-jeu.
    Jouffroy intervint lui-même en comprenant la gaffe de son pupille, mais je saisis la balle au bond : je refusai de poursuivre le débat avec le défenseur. Étant incapable de répondre, attaquant la forme pour fuir le fond, il perdait le droit d’être le défenseur. Je ne pouvais m’adresser qu’à celui qui l’avait institué, le professeur ! Jouffroy se mit en furie, me disant qu’il n’était jamais arrivé une chose pareille, et que ce que je demandais était hors normes et n’avait pas de sens. Le débat devait se tenir entre étudiants, « Com­pris ? ». Mais c’est lui qui ne voulait pas com­pren­dre ! Et je ne cédai pas. « Ce n’est pas ma faute si vous avez mal choisi le défenseur ! » Et je m’assis jusqu’à ce que lui, exaspéré et inquiet de la tension croissante parmi les étudiants, me dise « Con­ti­nuez ! »
    En laissant de côté l’aspect formel, qu’il me serait du reste difficile de reproduire, je m’attarderai sur le fond. En me tournant vers le Professeur, j’exprimais ainsi mon premier raisonnement :
    « Pour croire qu’une proposition de foi est vraie, il faut être certain qu’elle vient de Dieu. Or cette cer­ti­tude ne peut venir de l’évidence du contenu de la parole, puisqu’elle est au-delà des limites de l’ex­pé­rience, mais du miracle qui, ne pouvant s’ex­pli­quer par les lois de la nature, devient une preuve négative de ce qu’elle vient de Dieu. Mais la parole comme le miracle lui-même ne sont pas des objets d’expérience de celui qui croit, mais des événements sujets à la contingence de l’histoire et de la con­nais­sance humaine. Donc on croit, mais en restant con­di­tionnés par le doute que ce conditionnement sus­cite. »
    « Il faut distinguer, dit Jouffroy, entre la con­nais­sance de la raison et celle de la foi. Dans celle de la raison, on arrive à la vérité par l’analyse du phé­no­mène ou d’une parole, s’il s’agit de théorie, par le témoignage d’un homme ou d’un document s’il s’agit d’histoire. Mais dans la foi, celui qui dit la parole est Dieu, Sujet qui n’est pas humain, con­di­tionné par le temps et par l’espace, mais au-dessus des conditions naturelles. Par conséquent il est tou­jours présent dans la parole qu’il a prononcée, en en témoignant dans celui qui la reçoit. Ce té­moi­gna­ge est celui de l’Esprit Saint. Croire, je le répète, c’est accepter une parole qui n’a pas été donnée ou transmise par les hommes, mais par Dieu. Mais Dieu est un Sujet dont la connaissance ne provient pas de l’objet mais donne intelligibilité à celui-ci. Donc, en parlant, il inspire au croyant cette cer­ti­tu­de qu’il ne pourrait pas avoir par la connaissance de l’objet. »
    « Mais la certitude, répondis-je, peut être sub­jec­tive, soit par l’impact d’un phénomène ou d’une pa­ro­le sur la conscience de l’homme, soit parce que celui-ci ne se rend pas compte de son erreur dans leur perception. Vous vous laissez peut-être illusion­ner par " l’idée claire et distincte " de Descartes. Or il ne suffit pas pour la certitude d’avoir une " idée claire et distincte ", mais il faut que la clarté et l’iden­tité de celle-ci soient prouvées. Il faut arriver à ce que la certitude épistémologique de la foi soit totalement distincte de son impact psychologique. On ne peut donc pas ne pas reconnaitre que la con­dition de crédibilité d’un fait ou d’une parole est rationnelle. »
    Le débat fut interrompu, car l’heure qui lui était consacrée était terminée. La classe était vivement in­téressée et les acteurs surexcités. M’avançant vers lui, je dis au père Jouffroy : « Professeur, je ne veux pas que vous m’attaquiez en public, comme si j’étais un imbécile. » Mais il fut choqué et me donna beau­coup à comprendre sur son état d’âme. Je me sou­viens de ses paroles comme s’il les avait dites hier, même si un demi-siècle a passé depuis : « Qui es-tu, pour dire " je ne veux pas " au père Jouffroy ? Non pas parce que je suis le père Jouffroy, mais parce que je suis professeur à l’Angelicum de Rome ? » Je répondis que, n’étant qu’un homme offensé, je ne demandais pas autre chose que d’être laissé en paix. Il me répondit « Do tibi pacem in sæcula sæculo­rum ». Il était impossible que je ne réponde pas « Amen ! »

    Je dois ajouter, en toute honnêteté, qu’il se com­porta correctement à l’examen. Je m’étais préparé pour répondre à ses demandes conformément à ce qu’il nous avait enseigné. Il se permit seulement de me dire : « Comment fais-tu pour répondre avec ce que j’ai enseigné, alors que tu penses diffé­rem­ment ? » Je lui répondis que l’examen n’était pas une discussion, mais la démonstration qu’on avait bien intégré la matière enseignée. Il me reçut avec la note maximale !

    Avant d’avoir fini les études de théologie, j’étais prêt à recevoir la consécration sacerdotale et donc à jouer le rôle de guide dans la vie morale et religieuse des croyants. Ayant obtenu le doctorat, je m’at­ten­dais aussi à obtenir une charge de professeur à l’An­gelicum même.




Rédigé de 2009 à 2012




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t505200 : 18/12/2020