ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



Autobiographie








Philosophie et départ

Sous l’occupation de l’Italie par les nazis



Nicolle et Arnauld : La logique ou l’art de penser, 1664 



EN SARDAIGNE



LE DÉPART



L’ITALIE

Au collège d’Arezzo

Le Noviciat

Philosophie et départ
- Du ginnasio aux écoles
  de philosophie
- À l’Angelicum
- La visite du Père Pègues
- La constitution du centre
   régional
- Sous l’occupation de
   l’Italie par les nazis

- De Rome à Florence
- De Florence à la France


PUIS LA FRANCE



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e fascisme effondré, l’Italie tomba sous le pouvoir allemand, dominé par les Nazis, qui se lancèrent dans l’anéantissement des Juifs. Évidemment, ceux-ci cherchèrent à se cacher, mais ils pouvaient diffici­le­ment y parvenir, malgré la bonne volonté du peu­ple.

    Au réfectoire, le lecteur de service lut une com­munication du Général de l’Ordre nous informant sur l’excommunication « ferendæ sentenciæ » pro­non­cée par le Saint Office à l’encontre de ceux qui donneraient asile aux juifs ou aux déserteurs alle­mands « dans les couvents, dans les sacristies et dans les églises. » Je ne dis pas la stupeur générale ! On parlait d’une initiative du Saint Siège pour as­su­rer Hitler que l’Église ne s’engagerait pas dans une politique antiallemande. Ennio Floris raconte

    Dans les jours suivants, je m’aperçus que le prieur recevait une femme qui, en s’en allant, pleurait. Je lui demandais pourquoi et il me répondit : « C’est une juive, qui cherche un refuge ici pour son mari. Mais que pouvons-nous faire ? Le couvent est plein de nouvelles vocations, la plupart opportunistes, et nous sommes plus de cent ! Et puis… même si nous avions la place, tu sais bien que nous ne pouvons pas recevoir des juifs, sous peine d’excom­muni­ca­tion ! »
    Je commençais à comprendre que cette excom­mu­ni­cation était le fruit d’un accord entre le Saint Siège et le gouvernement allemand, qui avait renoncé à oc­cuper le Vatican en échange de l’assurance de la part de l’Église de ne donner refuge aux juifs ni dans les couvents ni dans les églises. Je notai que la per­sé­cution contre les juifs commençait, le gouvernement allemand étant sûr que les juifs du Ghetto ne trou­ve­raient pas refuge dans le labyrinthe secret des cou­vents et des églises de Rome.

    Un jour, on chanta dans le chœur le verset bi­bli­que « On entend des cris à Rome, des la­men­ta­tions de larmes amères : Rachel pleure ses fils ; elle ne veut pas être consolée, car ils ne sont plus » (Jr. 31:15). J’en fus secoué et quand, à la porterie, je vis encore une juive en pleurs, j’éclatais moi-même en larmes, en m’exclamant : « Comment peut-on chan­ter les pleurs de la Rachel biblique et rester in­dif­férents à ceux de la Rachel vivante, qui pleure pour ses fils et ses maris recherchés pour être tués comme des taupes impures ? Non, notre psalmodie n’a d’au­tre effet que de nous aliéner de la réalité. Et le Pape lance l’excommunication contre celui qui cher­che à consoler Rachel en sauvant ses fils de la mort ! Non, Pacelli ! »
    Furieux, je montai l’escalier mis, au lieu de m’ar­rêter à l’étage de ma chambre, je pris le petit escalier qui conduit aux combles de l’église, où je n’avais ja­mais été. « Mais où vas-tu ? » me demandais-je, mais je continuai à monter jusqu’à entrer dans les combles : un vrai terrain de football long et spa­cieux. « Oh ! Je ne suis plus dans le couvent, et pas non plus dans l’église, mais dans un espace que l’église protège pour l’offrir comme refuge aux juifs condamnés à l’anéantissement pour ne pas infecter la pure race allemande ! Et ici l’excommunication du Pape ne pourra pas m’atteindre, et les alle­mands, s’ils viennent, ne pourront pas prendre les juifs qui s’enfuiront par les sentiers tortueux des com­bles de Rome ! » L’hymne allemand résonnait dans mes oreilles « Deutschland, Deutschland, über alles ! » Oui, au-dessus de tout, mais pas des com­bles de l’église de la Minerve ! Ennio Floris raconte
    Je me souvins tout à coup du maçon du couvent et allais le trouver : « Tu te tourmentes pour ton fils, car tu ne sais pas où il va se cacher pour fuir les al­le­mands. Je cacherai ton fils, mais je devrai faire d’abord quelques travaux dans ces combles. » « D’ac­cord » répondit-il.
    Une fois faits ces travaux, dont l’ouverture d’un passage pour permettre d’aller de ces combles à ceux de la ville, je lui dis : « Voilà où ton fils pourra se réfugier ! » Puis je pris contact avec les femmes juives et les rencontrai avec leurs maris dans l’é­gli­se. En trois mois, trente d’entre eux étaient réfugiés dans le nid humain des combles.
    Les Allemands auraient difficilement pu les trou­ver, puisque nous avions ménagé des passages pour qu’ils puis­sent aller du grenier de l’église à ceux du cou­vent et des maisons voisines.

    Quoique recherchés, ces hommes avaient la pos­sibilité d’être en relation avec des amis et des gens de leur famille. En général, ils des­cen­daient dans l’égli­se entre le culte et les prières, pour rencontrer leurs femmes et rester informés sur leurs familles. Évidemment, leurs femmes respec­ti­ves leur appor­taient de quoi manger et boire.
    Je par­vins aussi à leur fournir de l’eau, par un ro­bi­net qui était au bout des escaliers qui montaient au deuxiè­me étage du couvent, tout proche des mansar­des de l’église. Les réfugiés pouvaient aussi se dou­cher dans la salle de bain du deuxième étage du cou­vent, qui était toute proche des greniers. J’avais ce­pen­dant établi de ne s’y rendre que la nuit, après deux heures du matin, quand les frères étaient au lit.

    Mais ce que je ne craignais pas arriva. Une nuit le provincial, qui était sorti, revient au couvent à deux heures du matin, et il trouve la salle de bain occu­pée. Étonné, il attend la sortie de celui qui l’utilisait mais, en voyant un étranger qui cherchait à lui échap­per, il crie : « Au voleur ! Au voleur ! » Réveil­lé, j’accours et le prie de se taire, l’assurant qu’il n’y avait pas de voleurs. Je lui explique aussi qui était cet homme. À ces nouvelles, il s’apaise, très troublé cependant, et il me dit : « Demain, tu te repentiras d’avoir osé cette folie ! » Et il rentre dans sa cham­bre, qu’il renferme à clé… sans se doucher ! Ennio Floris raconte

    Le lendemain, le Provincial réunit le conseil pro­vin­cial et m’appela pour que je rende compte de mes agissements : « Ou tu es un inconscient, ou tu es un fou, me dit-il. Tu nous jette tous dans les griffes des allemands ! » Je promis que, si les allemands ve­naient à le savoir, je me présenterais comme seul res­ponsable, et je le jurai sur les évangiles. Mais le père provincial me déclara solennellement : « Tu es excommunié et, comme tel, tu n’as plus voix active ni passive, car tu es devenu le dernier de la com­mu­nau­té. » Je répondis candidement que je n’étais pas excommunié, puisque l’excommunication du Pape était « ferendæ sentenciæ » et non « latæ senten­ciæ ». Donc, pour que je sois excommunié, il devrait me dénoncer au Saint Siège, j’attendrais donc que celui-ci la prononce. Ennio Floris raconte
    Il fut stupéfait ! « Cela importe peu, tu es ex­com­munié parce que tu as accordé refuge à des juifs dans l’église. » Je répondis « Ils ne sont pas dans l’église. » « Ils ne sont pas dans l’église, et où sont-ils alors ? » « Dans les combles. » « Mais les com­bles ne sont-ils pas ceux de l’église ? » « Si, ce sont ceux de l’église, mais ce n’est pas l’église, qui est un lieu de culte, alors qu’ils ne sont pas con­sa­crés. » « Ton interprétation est fantastique ! » « De­mandez à l’Angelicum. » Ils ne furent convaincus que quand, en téléphonant à l’Angelicum, un pro­fes­seur de Droit canon répondit que, selon le droit, les combles n’étaient pas une église. Le père provincial, se le­vant, dit alors avec autorité « Alors, c’est moi qui t’excommunie. » Prononçant la formule cano­ni­que, il dit : « Moi, Père, par l’autorité que j’ai reçue, je t’excommunie. » Je répondis en souriant : « Père, je suis désolé, mais votre excommunication est in­valide, puisqu’elle doit être écrite ! »
    Il n’eut pas le courage de l’écrire. Mais après réflexion, il écrivit un « Précepte formel », m’or­don­nant sous peine d’excommunication de renvoyer les juifs dans les vingt-quatre heures ! Je pris le feuillet, fis une révérence comme un enfant, et rejoignis les juifs auxquels je dis : « J’ai trouvé ce papier que vous envoie le père provincial, vous ordonnant de quitter les lieux en vingt-quatre heures. Si vous avez quelque difficulté, adressez-vous à lui. » Ils tentèrent de lire le feuillet « Mais nous ne comprenons rien, » « Moi non plus, je ne comprends plus rien, » ré­pondis-je. Et je les laissai là, avec le feuillet dans leurs mains.

    Le lendemain, je fus appelé devant le conseil : « Alors, me demanda le père provincial, ils sont partis ? » « Je ne sais pas. Je leur ai donné le pré­cepte formel, mais je crois qu’ils ne l’ont pas com­pris. Peut-être qu’ils ne sont pas partis. » Sidéré, il me répond avec fureur : « Mais que dis-tu, Floris ? Tu es devenu idiot, ou tu nous prends pour des imbéciles ? Le précepte formel était pour toi, et pas pour eux, qu’est-ce que tu racontes ? » « Oui, le feuil­let était pour moi, mais sortir du couvent dé­pend d’eux. Je ne peux pas avoir la force de les chasser, ni la lâcheté, l’impudence ou le courage assassin de les envoyer à la mort en bonne con­science. Allez vous-même les convaincre avec votre autorité, ou hassez-les par la force, mais faites at­tention, ils peuvent être armés. » « Armés ? » Et il fut pris de peur.
    Et c’est sans doute ce qui le conduisit à une prise de conscience de ce moment tragique pour la vie et pour la foi, répondant à la peur par le courage, et à l’injonction politique de l’Église par l’intelligence. Et il fut sage, acceptant que les combles de l’église soient un lieu de protection des juifs, sans violer l’église comme lieu consacré au culte et à la prière ! Et souvent, surtout pendant la méditation de vingt heures, nous entendions des murmures venant des com­bles au-dessus du chœur, murmures d’hommes qui vivaient comme des oiseaux pour sauver leur vie d’hommes. Et j’étais heureux que notre psalmodie ou notre prière ne puisse parvenir à Dieu, et sa ré­pon­se à nous, sans passer à travers le tragique de leur souffrance. Je crois que c’est pour cela, même séparé d’eux par la foi, que je me sens toujours leur frère.

    Mon aventure se déroula sans aucuns dégâts jus­qu’à l’entrée des Américains dans Rome. Mais je ne pourrais pas dire sans traumatisme ni danger. J’en relaterai deux, sans trop entrer dans les détails.

    Le premier fut le chantage, exprimé dans une let­tre que m’envoya l’Ovra (le SS fasciste), dans la­quel­le on me demandait quinze millions de lires pour ne pas dénoncer à la SS l’existence du refuge de juifs dans les combles de l’église. Je ne cédai pas au chantage. Ennio Floris raconte
    Avec l’aide du commissaire de police, qui était antifasciste et antiallemand, je compris que la lettre avait été écrite par un novice du couvent, parti à l’im­proviste. Ne sachant pas si cet individu mettrait ou non sa menace à exécution, je dus chercher un nou­veau refuge. C’était très difficile, mais j’y par­vins avec l’aide d’une connaissance, une femme de culture russe et française, et d’un grand courage. Ce fut elle qui m’accompagna pour conduire les ré­fu­giés juifs à leur nouveau refuge, de nuit, en plein couvre-feux, sous couvert d’accompagner un malade à l’hôpital. Moi, avec mon étole, je servais de ga­rant, et l’amie était bras-dessus bras-dessous avec les juifs. Prodige de femme !
    Le novice maître-chanteur, étant revenu au cou­vent, fut laissé en paix puisque, au fond, nous igno­rions ses intentions et s’il aurait pu nous dénoncer même en le voulant. Averti par un des réfugiés que les autres avaient décidé de le tuer, je leur ordonnai de renoncer à leur projet. Ils y renoncèrent, mais ils le dénoncèrent aux Américains, déjà proches de la ville. Quelques jours après, le couvent reçut une let­tre du commandement de la cinquième armée de­man­dant de tenir l’individu à leur disposition. Je dé­ci­dai de le sauver, puisqu’il n’avait pas persévéré dans son intention de trahir. Je l’appelai, lui de­man­dant de mettre bas le masque comme je l’avais fait. En larmes, il m’expliqua qu’il l’avait fait pour avoir assez d’argent pour se marier avec une femme dont il était tombé amoureux. Il avait dix-sept ans. Je dé­cidai de le faire fuir vers sa terre, la Sicile, auprès de sa mère dont il était le fils unique. En lui procurant le nécessaire, je l’avertis de partir de suite, en ca­chet­te, avant qu’il ne soit trop tard ! Naturellement, quand la police américaine vint le chercher, je ne savais rien. Ennio Floris raconte

    L’autre événement fut plus grave. Avant de partir les Allemands occupèrent le Ghetto, déportant tous ses habitants en Allemagne, dans les camps de la mort. Cela me conduisit à interpréter l’excommuni­ca­tion de l’Église d’une nouvelle façon. Celle-ci avait été donnée en vertu d’un accord entre le Saint Siège et les Allemands, accord dans lequel ceux-ci promet­taient de ne pas occuper le Ghetto, et l’Église de ne pas donner asile aux juifs dans le dédale des églises et des couvents. Les deux parties jouaient d’astuce diplomatique : l’Église ne s’empêchait pas réelle­ment de donner refuge aux juifs mais le don­nait à croire ; les Allemands voulaient en profiter pour don­ner aux juifs l’illusion de leur bonne vo­lon­té, afin que ceux-ci ne cherchent pas à se cacher ail­leurs.
    Mais quand les Allemands se rendirent com­pte qu’on s’était mo­qué d’eux dans ce jeu de dupes, ils n’eurent aucune hésitation à vider le Ghetto com­me un sac d’ordures. C’est alors que nous aurions dû chanter en chœur que Rachel pleure ses enfants et ne veux pas être consolée, parce que ses fils de Rome, comme ceux de Varsovie et d’autres lieux, n’étaient plus.
    Et moi-même, je ne pouvais pas me consoler parce qu’en voyant mes réfugiés il me venait un pincement au cœur car ils étaient en vie, alors que leurs femmes, qui avaient tout fait pour les sauver, n’étaient plus !

    Ma grande consolation fut d’apprendre par la sui­te que la grande majorité des romains furent soli­dai­res pour libérer l’État du pouvoir nazi, et que mon action s’inscrivait dans celle de tout un peuple.




Rédigé de 2009 à 2012




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