QU’EST-CE QUI EST HISTORIQUE ?
Paralogisme, sophisme, pirouette
Pourtant, il n’est pas certain que la complexité des évangiles tienne surtout à une différence de culture, de langue, ou de civilisation. Car dans une langue «
indo- européenne », aujourd’hui encore un intellectuel de haut niveau peut soutenir l’argumentation suivante – sans que toute sa renommée ne s’effondre à «
nos » yeux d’«
occidentaux », soutenir l’argumentation suivante :
«
Certains détails qui ne sont plus historiques de notre point de vue – c’est à dire qui ne se sont pas réellement passés – étaient historiques du point de vue de celui qui a écrit l’histoire... [lapsus !]
l’évangile, puisque pour eux [lui]
Jésus était réellement le nouveau Moïse » (j’ai modifié l’ordre de la phrase « orale », entendue dans
Corpus Christi, afin que son sens soit un peu moins obscur ; on en trouvera une autre transcription dans le livret
Pâque (p. 47).
Bien avant
Jésus-Christ, une telle argumentation aurait été qualifiée de sophisme par
Socrate, rejetée par
Platon,
Aristote l’aurait déclarée contraire aux principes de sa Logique. Cette argumentation est un exemple typique de ce que
Galilée a ensuite stigmatisé comme «
limitations, distinctions, détournements de sens, et autres pirouettes », permettant de «
rétablir une argumentation » en masquant le «
paralogisme » – l’erreur de raisonnement – sous-jacent. Nous pouvons cependant comprendre qu’habitués à une telle gymnastique théologique et exégétique, les intellectuels chrétiens aient pu faire merveille dans le débat scientifique, dès que
Galilée – au nom de
Platon et contre les aristotéliciens patentés, mais grâce à son génie et aux mathématiques – a eu remis sur ses pieds la logique aristotélicienne.
(1)
Car, pour des êtres raisonnables, qu’ils croient ou non que «
Jésus était réellement le nouveau Moïse » – nous aujourd’hui, les
évangélistes à leur époque, ou d’autres avant eux – des événements qui ne se sont pas réellement passés ne sont pas historiques. Ils ne le sont pas et ne peuvent pas l’être, quelle que soit la manière dont on veuille retourner la question, qu’il s’agisse ou non de « détails », et quel que soit le « point de vue » choisi.
Selon
Norelli, les
évangélistes ont «
même modifié et créé des épisodes dans la tradition de Jésus pour les accorder à certains textes de l’Ancien Testament » (livret
Christos, p. 31). On peut donc admettre que les
évangélistes ne connaissaient pas bien l’histoire de
Jésus, ou bien qu’ils ne se souciaient pas du tout de l’Histoire, qu’ils avaient d’autres buts. Mais pas qu’à leurs yeux ce qu’ils savaient ne s’être pas passé (donc être «
inaccompli ») ait quand même été historique (donc «
accompli »).
Ou bien croire en
Jésus-Christ devrait-il faire de nous de parfaits idiots ? Son « sacrifice » ne peut-il « opérer » que si nous y ajoutons le sacrifice de toute notre intelligence ? Pourtant c’est bien par des raisonnements que certains théologiens concluent à cette nécessaire abdication de la raison : un tel cercle vicieux suffit à démasquer le «
paralogisme » sous-jacent.
(2)
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(1) A la fin de sa vie, Galilée écrivit : « J’estime qu’être vraiment péripatéticien, c’est à dire philosophe aristotélicien, consiste surtout à raisonner conformément aux enseignements d’Aristote... Cet enseignement concerne la forme du raisonnement juste. Sur ce point, je crois avoir acquis dans les innombrables déductions des mathématiques pures, qui ne trompent jamais, une telle sûreté dans la démonstration que, sinon toujours, du moins le plus souvent, j’ai évité en raisonnant de tomber dans des équivoques. Jusque-là, je suis péripatéticien ». Et : « Cela me donne l’occasion de me disculper de cette accusation [d’être « un adversaire de la philosophie aristotélicienne »] (j’estime en effet que c’en est une) et de montrer à quel point je suis un admirateur de ce grand homme qu’était Aristote ». (cité par Geymonat, Galilée, 1992, pp. 268-269).
(2) Si nous avons été sauvés par un Dieu aimant, que ce soit « par la grâce » ou « par les œuvres », je me refuse à croire que celui-ci exige de nous un tel prix en échange, ni même qu’un « échange » soit envisageable. Je ne crois pas non plus qu’un tel « Père des hommes » exige quoi que ce soit, sinon ceci : « Aimez-vous les uns les autres, comme votre Père vous a aimés », c’est à dire sans autre contrepartie que l’amour (non un amour qui rendrait aveugle et sourd, mais un amour aussi librement donné, aussi conscient qu’il est possible) ; mais sur ce point je suis prêt à écouter des avis différents, pourvu qu’ils soient formulés avec la « clarté perceptible à un grand nombre » que prônait Galilée.