ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Michel Bruston

Corpus Christi







STRATÉGIES 
de  CORPUS  CHRISTI



Un événement culturel


Effet analyseur de Corpus Christi


Stratégies de Corpus Christi

- Introduction
- Limites des métho-
  des exégétiques
- Critique de l’anti-
  judaïsme chrétien

  . Naissance de l'anti-
    judaïsme

  . La haine éternelle
  . Mémoires mal-
    heureuses
  . Antisémitisme
    moderne
- Historique ?
- Archéologie de
  l'écriture
- De la modernité
- Le sens et les faits
- Conclusions


. . . . . . - o 0 o - . . . . . .

LIMITES  ET  AVENIR  D’UNE  CRITIQUE  DE  L’ANTIJUDAÏSME  CHRÉTIEN

Naissance de l’antijudaïsme : une réponse insuffisante




    Après le passage cité ci-dessus, le livret Procès poursuit : « On peut cependant dégager l’a priori fonda­mental qui guide la main des rédacteurs : incriminer les autorités juives et, par conséquent, disculper ou excuser les Romains » (p. 28). (1)
    En effet, la seule « réponse » claire apportée par cette deuxième partie concerne, à la fin, la responsabilité des évangélistes dans l’origine de l’antijudaïsme chrétien (ou de l’antisémitisme chrétien, peu importe ici). Sur les 9 intervenants, 8 soulignent la tendance – de plus en plus affirmée de Marc à Matthieu, puis Luc et enfin Jean – à « accentuer la responsabilité juive et à dédouaner les Romains ». (2)

    Encore doit-on remarquer que ce consensus n’est qu’apparent car Boismard, Grelot et Puech en sont absents. Ce n’est peut-être pas un hasard, vu leur analyse des responsabilités (voir supra). Et si, pour eux, l’anti­judaïsme des évangiles est vraiment le message de Jésus-Christ alors, à ce titre, il peut difficilement être mis en question, quoi qu’en dise Jean-Paul II.
    Un tel questionnement a d’ailleurs certainement quelque chose de vertigineux pour un catholique (com­me en son temps le rapport Krouchtchev sur les méfaits du stalinisme, pour un communiste) : c’est la faille qui peut faire s’écrouler tout le système. « Faut-il crier à l’imposture ? » se demande par exemple Henri Tincq dans Le Monde (22/3/97). Et l’exégète Legasse le recon­naît : « Distinguer entre ce qui relève de l’essentiel de la foi chrétienne et les données qu’inspiraient les requêtes et les circonstances d’une époque révolue [l’anti­judaïsme notamment] demande un certain courage... » et pour les clercs « beaucoup de pédagogie et de sens pastoral » (La Croix, 12/4/97).

    Pourtant, cette « réponse » – même supposée acquise – n’explique nullement par quel processus un tel antijudaïsme est né puisque les responsabilités du Jésus de l’Histoire et des premiers apôtres – les disciples de Jésus en particulier – n’ont été ni étudiées, ni même envisagées.
    Prieur par exemple aurait déclaré au Monde (24/3/97) : c’est « sur une simple phrase de Jean – "il le ‘leur’ livra" – sur un mot, un pronom personnel – "leur" – interprété par les Pères de l’Église comme désignant les juifs, [c’est] sur ce mot, sur cette chose minimum, quelques lettres, [que] s’est joué le malheur des juifs... [Ainsi] des millions de gens ont souffert, sont morts à cause d’un pronom personnel ». La rédaction du journal a d’ailleurs retenu cette affirmation pour titrer l’ensem­ble du propos des deux réalisateurs : « Sur un pronom personnel s’est joué le malheur des juifs ». (3)
    Comment, après cela, examiner sereinement l’hypo­thèse selon laquelle Jésus, juif à la fois par sa culture et sa vocation prophétique, aurait pourtant prêché la « puri­fi­cation par le feu » du judaïsme institué et le renverse­ment de toutes ses traditions ? Pourtant cela expliquerait son rejet par les juifs de Jérusalem, ainsi que la fuite de ses disciples (autre point encore très opaque).
    La suite de la série expliquera-t-elle la distinction, subtile mais essentielle, qu’il y aurait entre un tel anti­judaïsme – refus des structures institutionnelles et culturelles du judaïsme – qui serait propre au Jésus de l’Histoire (appel aux juifs pour qu’ils changent eux- mêmes le judaïsme, puis tentative de révolution univer­sa­lisante, tous deux issus du génie même du judaïsme prophétique, au nom de son Dieu aimant et jaloux), qui par conséquent aurait dû s’éteindre avec sa mort (puisque Jésus avait échoué) ou au moins avec la victoire historique du christianisme (puisque le Christ avait gagné), et cet autre antijudaïsme – haine puis mépris des juifs, horreur de tout ce que représente le judaïsme – qui débute avec le christianisme naissant (4) et a perduré jusqu’à nos jours ? (5)

    Ce n’est pas impossible car Mordillat et Prieur lors d’autres interviews ont eu des propos beaucoup plus précis et nuancés que ceux retenus par Le Monde. En particulier ceux-ci :
    « Le paradoxe est que cet antisémitisme est né d’un conflit entre juifs » dit ainsi Mordillat, qui met cela en rapport avec « la question de la séparation à l’intérieur du peuple, la Galilée et la Judée, le Royaume du Nord et celui du Sud... problématique de la séparation cons­tante » (Libération, 25/3/97).

______________

(1) L’essentiel, sur lequel tous les intervenants semblent effectivement d’accord, est que Jésus a bien été crucifié et par des Romains. À bien les écouter, ces spécialistes admettent pourtant que la crucifixion était devenue en Palestine un mode d’exécution capitale, bien avant la conquête romaine (qui a eu lieu en 63 av. J.-C.). Témoin : un des trois exemplaires du « Rouleau du Temple » (découverts à Qumrân) daté d’environ 150 av. J.-C. Est-ce par erreur que Tager affirme le contraire dans Télérama (19/3/97) ? Pas plus que la foi, la critique de l’antisémitisme ne requiert de « mettre l’intelligence en veilleuse », selon l’expression de Legasse. Au contraire.
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(2) La seule intervention qui ajoute un « bémol » est celle de Freyne : « Les récits du procès ont été objets de débats. Soit pour dire que Jésus avait vraiment été mis à mort par les juifs et que les Romains n’avaient été introduits dans l’histoire que plus tard. Soit pour dire tout au contraire que les Romains étaient impliqués mais qu’ensuite ils avaient été réhabilités par les chrétiens, et que les juifs seuls avaient été accusés. Les recherches sur le procès sont très exclusives, à cause de l’interprétation antisémite, plus tard ».
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(3) Dujardin s’étonne : « L’antisémitisme des récits de la Passion... source de l’antisémitisme chrétien ? et l’anti­sémitisme chrétien... responsable de la Shoah ?... Est-ce respecter l’histoire dans sa durée et sa complexité que d’imaginer une causalité directe de la Passion à la Shoah ? » (La Croix, 12/4/97). Mais les analyses de Mordillat et Prieur parues dans L’Humanité (25/3/97) et Libération (25/3/97) ont toute la « complexité » et le « respect de la durée » que souhaite Dujardin (cf. fin de la présente page).
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(4) Selon Dujardin, il y avait « un antijudaïsme avant le christianisme ». Il affirme que « les stéréotypes antijuifs les plus graves [lesquels ? (7)] sont déjà chez plusieurs auteurs de l’antiquité [lesquels ? (7)] », et même « dans les mentalités popu­laires ». L’auteur admet qu’il est « difficile d’en mesurer l’am­pleur ». Comment sait-il alors qu’« il ne faut pas le sous- estimer » ? (La Croix, 12/4/97)
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(5) Rappelons quand même, au passage, que le « Dieu jaloux » des juifs maudissait « seulement » jusqu’à « la septième ou la soixante-dix-septième génération », tandis que le thème du « peuple déicide » (« les juifs ont tué le Christ, c’est à dire Dieu ») a permis au « Dieu d’amour » chrétien de maudire les juifs de tous les temps, passés et à venir. Et pourtant, selon les évangiles, c’est afin d’être crucifié – de se sacrifier pour nos péchés – que Dieu s’est fait homme ; ainsi, ils accomplissaient l’œuvre divine, ces juifs dont les Pères de l’Église ont dit qu’ils avaient eux-mêmes tué Jésus (et qui ont en tout cas cherché à le faire mourir). Comment accepter pareille contradiction ? Il y faudrait abdiquer toute forme de raisonnement, d’analyse, de réflexion, de compréhension et même de pensée. Un Dieu aimant exigerait-il cela de notre humanité ? (voir aussi la note infra).
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(6) Et cela bien que, selon Dujardin, « antisémitisme » et « chrétien » soient antinomiques « surtout depuis Pie XI » (La Croix, 12/4/97).
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(7) Note ajoutée en 2015 :

    Même si c’est très a posteriori, il m’est possible – à l’occasion de la publication de ce texte en 2015 sur le site d’Ennio Floris tenu par Alain Auger – d’expliciter les motifs de ma stupeur, en 1997, devant le flou de ces propos de Dujardin. Stupéfaction que j’ai exprimée par les deux questions « les­quels ? » placées dans ses citations :

    L’absence de toute référence précise surprend chez ce « grand spécialiste », du moins dans ses propos retenus par Mordillat et Prieur tant pour les émissions que dans les livrets d’ac­compa­gnement (souvent bien plus détaillés). Certes, nous ignorons l’ampleur de l’antijudaïsme antique dans les « mentalités populaires ». Mais les « auteurs » qui le portent étaient déjà connus, bien avant 1997. Dujardin aurait même pu énumérer très précisément les « stéréotypes » antijuifs que ces auteurs véhiculaient. Il aurait ainsi pu nous convaincre qu’il s’agissait effectivement déjà des « plus graves » parmi ceux que propagera plus tard l’antijudaïsme chrétien... Du moins si c’était exact ! L’ignorance dans lequel nous étions laissés m’a aussitôt persuadé qu’il y avait « anguille sous roche », comme on dit (« quand y’a du flou, y’a un loup » a déclaré une éminente femme politique en 2012, durant les primaires socialistes, et la suite a montré à quel point elle avait raison). Bien après, ma recherche d’informations à ce sujet m’a convaincu que j’avais vu juste.
    Parmi les thèmes de l’antijudaïsme dans l’Antiquité, on ne trouve évidemment pas l’accusation gravissime que le chris­tianisme a portée contre les juifs non convertis, celle d’être un peuple assassin de Dieu, un « peuple déicide » à travers tous les âges (à ce sujet, voir la note 5). Certes, il ne s’agit pas à proprement parler d’un « stéréotype »... mais la question porte sur la gravité comparée de l’antijudaïsme antique et de celui du christianisme, pas sur ses modalités particulières. Il ne faudrait pas trop jouer sur les mots !
    D’autant que l’on ne trouve pas non plus trace d’un autre reproche chrétien très répandu et grave – et tout à fait « stéréo­typé » celui-là – concernant l’attrait des juifs pour l’argent. Et pour cause : son motif, le prêt à intérêt (l’« usure ») était absolument interdit par la Torah ! Il faudra que la même interdiction soit faite aux chrétiens pour que, en terre très majoritairement chrétienne, le métier de banquier soit réservé à la petite minorité juive. Ces derniers n’en firent d’ailleurs une « spécialité professionnelle » – aux côtés de métiers intellectuels comme la médecine – que dans l’Europe catholique où ils n’étaient autorisés ni à fonder des villages ni à pratiquer l’agriculture (ils ne pouvaient pas posséder la nue-propriété de « leurs » biens, seulement l’usufruit c’est-à-dire l’usage, et il leur était interdit de pratiquer les métiers manuels). Plus à l’Est, dans l’Europe « orthodoxe » (Russie comprise), en l’absence d’interdictions aussi étendues, les juifs ont exercé toutes sortes de métiers.

    Tous les « stéréotypes » antijuifs de l’Antiquité sont directement reliés à la stricte observance, par les juifs pieux, de quelques préceptes fondamentaux de la Loi de Moïse qui n’étaient pas entièrement « solubles » dans la culture gréco-hellénique, alors que celle-ci était en quelque sorte la civili­sation « moderne » de l’époque.
    Bien que révolutionnaire au sens fort du terme, le repos hebdomadaire du shabbat conduisait à l’accusation de « fainé­antise ». Ce « stéréotype » a disparu parce que les sociétés chré­tiennes respectaient aussi un certain repos chaque dimanche.
    Les règles de pureté, qui leur interdisaient de partager leurs repas avec les non-juifs, conduisait à l’accusation de vouloir à tout prix « rester à part », dans les sociétés hellénisées où les pratiquants de toutes les autres religions se mêlaient pour manger et pour boire. De même avec le refus de la nudité masculine dans la pratique des sports (gymnases, stades). Ce problème était aggravé par la circoncision, que les juifs hellénisés devaient cacher et que quelques-uns ont commencé à ne plus pratiquer sur leurs enfants mâles. Selon un auteur, durant une brève période (autour de 175 av. J.-C.), quelques membres de l’élite juive se seraient fait « refaire » un prépuce afin de mieux s’intégrer dans la culture grecque.
    L’unicité de Dieu impliquait de « nier la divinité » des dieux des autres peuples et à refuser le syncrétisme que pratiquaient systématiquement les populations hellénisées, de même que celles assujetties par les Romains. Ajoutée à tout ce qui pré­cède, cette attitude conduisait à une accusation d’« arrogance ».
    Par ailleurs, la relative réussite de la révolte dite « des Maccabées » (entre 175 et 140 av. J.-C.) qui se concrétisa par une indépendance de facto du Royaume de Judée jusqu’à la conquête romaine (en 63 av. J.-C.), a conduit à une forte réputation d’« archaïsme obtus ». Ceci alors même que cette révolte conduisit à la victoire d’un hellénisme « modéré » mais réel, durant toute la période d’autonomie du Royaume. En témoigne indirectement la traduction de la Torah en grec par la diaspora juive : pas de reniement de la religion « originelle » mais une adaptation partielle à la civilisation montante..

    Dans tout cela, je ne vois pas où sont les « stéréotypes les plus graves » de l’antijudaïsme chrétien.
    D'ailleurs, ce dernier se caractérisait essentiellement par des positions théologiques, prises par divers Conciles (accompa­gnées, dans les « mentalités populaires », de sentiments d'hor­reur, de haine ou de mépris qui s'exprimaient par crises violentes et sporadiques), ainsi que par des interdits de Droit civil (la Justice comme « bras séculier »). Par exemple, les catastrophes étaient habituellement attribuées aux juifs, censés attirer la malédiction de Dieu, et cela pouvait aller jusqu'à susciter des pogroms (le paroxysme fut atteint lors de la grande Peste Noire, l'épidémie particulièrement dévastatrice des années 1347-1352).
    Ils pouvaient être accusés de pratiquer la magie (peut-être parce que les potions des médecins juifs étaient plus efficaces que celles de leurs collègues et rivaux chrétiens et que ces derniers ne pouvaient envisager d'autre explication qu'une action surnaturelle !), d'organiser des « messes noires », d'y commettre des sacrifices sataniques (au moyen d'enfants chrétiens) ou des sacrilèges (sur des hosties consacrées). Ils personnifiaient alors le Mal, par opposition aux chrétiens qui incarnaient forcément le Bien.
    Les « stéréotypes » au sens strict n'apparaissaient quasiment qu'aux périodes de carnaval, donc sans encadrement direct des institutions ecclésiastiques. Les juifs étaient alors représentés avec un nez crochu et des doigts griffus, caractérisés par une avidité et une avarice incommensurables, et assimilés au Diable... ou aux ennemis arabes et musulmans de la chrétienté !
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Paris, le 21 juin 1997




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tb013031 : 04/01/2018