La recherche historique de Jésus

La mort de Jésus

   La mort de Jésus est due à l’échec de son action politique à cause du manque d’appui du peuple. Mais cet échec a entraîné aussi celui de toute sa mission prophétique. Sa vie se clôt par la question que Jésus se pose au sujet de sa mission : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mc 15:34 ; Mt 27:46). C’est à partir de cette interrogation que nous pouvons juger de sa personne de prophète ainsi que de l’impact qu’il a eu dans l’histoire.

   Cherchons tout d’abord à pénétrer sa conscience d’homme et de prophète. S’il est conscient que Dieu l’a abandonné, toute son activité tombe dans le non-sens et son Dieu meurt en lui. Mais sa foi en Dieu ne s’éteint pas pour autant : il adhère à lui sans le saisir, dans son absence. Son âme devient comme un désert, dans lequel tout brin d’herbe s’est desséché. Il avait cherché à sortir de sa condition de bâtard, et il meurt comme un bâtard : les seuls témoins de son existence sur la croix sont Marie, sa mère adoptive, et Marie, sa femme prostituée aimante et aimée. C’est l’heure où l’époux disparaît, l’heure aussi où la mère n’est qu’une fausse mère, et son amante une prostituée.
   Expérience intérieure tout à fait conforme à la « nuit obscure » de Jean de la Croix, moment mystique de son existence. Il croit à Dieu, en revenant à la nudité de vie propre à sa naissance d’homme bâtard ; il s’approche de l’être en se percevant comme non-être ; il prend conscience d’homme, du fait qu’il est non-homme. C’est la nuit.

   Ceux qui ont cru au Christ de l’eschatologie juive ont reconnu dans sa passion et sa mort la passion et la mort du Christ. Ils l’ont reconnu comme tel. À partir d’une image du Christ élaborée par une interprétation allégorique des Écritures, ils ont lu toute la vie de Jésus comme signe de ce Christ. Jésus, dans sa réalité historique, a été refoulé précisément parce qu’il a été formalisé en signe. Tout ce qu’il a dit et fait dans sa personne d’homme et dans sa mission de prophète a été interprété comme parole et action du Christ des Écritures : l’homme prophète mort est ressuscité comme Christ.
   J’estime que ceux qui croient au Christ de l’eschatologie juive peuvent affirmer que Jésus est Christ sans avoir besoin d’effacer et de refouler sa personnalité historique. Il serait alors nécessaire non pas de faire une nouvelle théologie, mais presque un nouvel évangile. Le prophète Jésus, tel que je le découvre par mon analyse, s’y prête d’une façon surprenante, et tous les siècles ont fait des tentatives en ce sens. Mais puisque ce n’est pas mon souci, je me borne à suggérer aux théologiens d’aujourd’hui de le tenter à leur tour.

   En ayant mis toute foi entre parenthèses pour ne penser qu’en historien, il ne me reste qu’à comprendre la vie étonnante de Jésus dans le cadre du phénomène historique du passage d’une religion à une autre religion et d’une civilisation à une autre. Jésus incarne ce passage dans sa personne de prophète. Sa vision prophétique a mis en échec le système social et culturel qui la soutenait. Sa vie a été victime des contradictions de la fin du judaïsme, a été reflet et parabole de cette contradiction et de cette fin. Le judaïsme meurt en lui, et son Dieu avec lui, pour donner naissance à une autre culture et à un autre Dieu, à une nouvelle poïétique par la projection en Dieu d’une nouvelle image de l’homme.