ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris


La crise galiléenne




La mise entre parenthèses du contexte et l’analyse du miracle :

Le symposium du récit et la fraction eucharistique du pain



Sommaire
Avertissement au lecteur

Mise entre parenthèses du contexte
- Introduction
- Le symposium du récit
   - L’action de Jésus
   - Division et fraction
     eucharistique

   - Sens de la fraction du pain
   - Un récit eucharistique
   - Banquet et assemblée
     liturgique
   - Conclusion
- Les miracles du Christ
- Miracle de la croissance
- Miracle de la constitution
- Miracle du rassasiement
- Miracle de prédication
- Du miracle du Christ au
   miracle de Jésus
- Jésus accomplit un miracle
   du Christ

Mise entre parenthèses du miracle



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La division des pains
et la fraction eucharistique du pain


Voir le synopsis


   De ce regard comparatif, il résulte que la description du texte de la multiplication est identique à celle des textes eucharistiques, car on y retrouve la même succession d’actes, exprimés par les mêmes verbes : prendre, bénir, rompre et donner. Cette uniformité se retrouve aussi dans la variante des verbes bénir et rendre grâces. Dès lors, faut-il conclure qu’ils se rapportent à la même chose, autrement dit au même rite ?

   Le doute surgit si on tient compte des omissions. En effet, les récits de la multiplication ne font allusion ni au corps du Seigneur, ni à la coupe, demeurant ainsi étrangers au sens sacrificiel qui pourtant apparaît essentiel au rite eucharistique. En revanche, dans les récits eucharistiques, on ne trouve pas de référence aux poissons. On doit ajouter encore que, dans le récit du quatrième évangile, on ne parle pas de fraction des pains mais seulement de leur donation.
   Ces omissions paraissent impliquer des différences si profondes que, pour beaucoup d’exégètes, ces récits, en dépit de leur uniformité, ne concerneraient pas la même chose : les uns se référeraient au repas eucharistique, les autres à un rassasiement miraculeux qui remonterait, pour l’essentiel, à Jésus lui-même. Mais contre cette interprétation toutes les remarques que je viens de faire tiennent : si les récits étaient différents, d’où viendrait leur uniformité ?

   À mon avis, on doit interpréter ces omissions de façon différente selon le critère d’approche du rite eucharistique. Une question se pose : doit-il être défini par le geste, ou par les paroles qui en manifestent le sens ?
   Dans le rite, l’action symbolique précède le verbe. Elle relève d’un langage typique et originel, qui se détermine par l’articulation du geste et qui peut être appelé avec Vico « parole muette ». De caractère imaginatif et figuratif, celle-ci prend sens moins par un processus de signification que par la substitution et la représentation de la chose. Elle surgit comme une métaphore, offrant aux hommes, comme à des enfants émerveillés, la première représentation du monde et cette image d’homme qui devra les accompagner tout au long de leur existence.
   Quant au verbe, il s’ajoute au rite dans le but d’en dévoiler la signification. À la façon d’un peintre, l’homme des origines parle lorsqu’il sort de ce silence qui lui a permis d’accomplir l’œuvre. Sa parole est un discours sur la représentation originelle et lui est donc inférieure, comme une source qu’elle ne parvient jamais à épuiser.
   Le rite est originel, propre à une conscience fondatrice de sens, la parole au contraire est dérivée, étant ordonnée à capter ce sens relativement à un moment historique d’approche. Le rite demeure immuable dans son articulation et dans son sens totalisant, tandis que la parole change. Le rite est sans histoire parce qu’il la fonde, la parole est historique puisqu’elle la suit et s’y inscrit.

   Le christianisme s’appuie sur deux rites : le baptême et la fraction du pain. Je pense que ce dernier, beaucoup plus que le premier, est susceptible d’exprimer son essence et son originalité. Au niveau du signe, il produit par abstraction le geste accompli par les hommes lors du repas. Dès lors, il devient symbole de rencontre après la dispersion, d’union dans la division. Ce geste se jette sur l’expérience et l’histoire du christianisme comme un arc qui en soutient la stabilité et la dynamique et en accomplit le sens.
   Comme le baptême, la fraction du pain aussi a été transmise au christianisme par d’anciennes traditions religieuses. Toutefois, le christianisme l’a reprise en la déterminant dans son sens général de rencontre et de communion entre les hommes en mettant l’accent sur le partage, d’où l’importance assumée par la fraction du pain. Cette détermination trouve son fondement dans la référence au Christ, qui s’est donné lui-même pour les hommes. Mais quand et comment le Christ s’est-il donné pour les autres ? Cette précision n’est pas mise en évidence par le signe, elle y demeure cependant enfouie comme une énigme qui ne peut être connue que par l’expérience religieuse elle-même et au contact du signe. Le signe demeure donc, tandis que l’expérience change selon les exigences et les motivations théologiques de la conscience. Mais au fur et à mesure que l’expérience surdétermine le sens général du signe, on a fait usage de la parole afin d’exprimer le rite dans la plénitude de son sens, en correspondance avec le vécu actuel de l’expérience.

   Les différences que nous avons notées dans les textes sur la fraction du pain relèvent de cette dichotomie entre le signe et la parole. En effet le geste demeure, cependant que la parole change selon les interprétations successives du signe. Il est utile de revenir sur les omissions des traits essentiels du rite eucharistique comportées par les textes de la multiplication des pains.
   On a noté que ces récits ne font pas allusion à la mort du Christ, mais nous trouvons la même omission dans le récit eucharistique de la Didaké. Ce manque n’implique donc pas la négation, ni même l’exclusion, de ce sens, mais seulement sa mise entre parenthèses puisque le but des récits n’est pas de mettre en relief la valeur sacrificielle de l’eucharistie mais sa signification ecclésiale.
   On a aussi souligné que ces mêmes récits ne parlent pas de la coupe, mais celle-ci est aussi omise dans le récit eucharistique d’Emmaüs, comme dans ceux du repas que le ressuscité prend avec ses disciples chez Luc et dans le quatrième évangile. Pourrions-nous dénier une signification eucharistique à ces repas, dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils préfigurent le royaume ? L’omission de la coupe s’explique par le fait que Jésus n’est pas la victime qui s’offre comme chair et comme sang expiatoires, mais la personne du ressuscité lui-même, qui mange avec ses disciples. Le repas est donc participation moins de la mort que de la gloire du Christ.
   Quant au fait que les récits de la multiplication associent aux pains les poissons, qui au contraire sont exclus dans les textes eucharistiques de la dernière cène, il faut rappeler que ce jumelage existe aussi dans les récits concernant les repas du ressuscité dont je viens de parler : le ressuscité partage en effet avec les disciples du pain et du poisson rôti.

   Un mot enfin au sujet de l’omission de la fraction du pain dans les récits de la multiplication du quatrième évangile. À mon avis, cette omission relève d’une différence non au niveau référentiel mais au niveau sémantique du récit. L’auteur du quatrième évangile a de l’eucharistie une conception différente de celle de Paul et des synoptiques, car tandis que pour ceux-ci le Christ se donne par une mort qui le « brise » dans son corps, pour Jean il se donne par une mort qui, loin de « briser », « exalte » et « glorifie » son corps. D’où le souci chez Jean de souligner que, sur la croix, Jésus n’a pas été objet de « crucifixion » et n’a pas subi de « rupture » dans ses os.
   Cette différence se répercute sur la codification du symbolisme du geste eucharistique car, alors que Paul et les synoptiques insistent sur la fraction du pain comme symbole de rupture du corps du Christ – pain rompu = corps brisé – Jean omet le pain rompu. Le Christ se serait donné lui-même en personne comme pain qui vient du ciel, l’action de grâces sur les peins est la manifestation de sa royauté sur le monde.

   On doit conclure que les omissions ne constituent pas un obstacle à ce que les récits de la multiplication puissent être considérés comme étant des textes eucharistiques, au même titre que les autres. Leur différence ne relève pas du niveau de la référence mais seulement de celui du sens, et pour bien cerner cette différence et la déterminer historiquement, il est opportun de chercher à connaître les phases de l’évolution du sens, telles qu’elles apparaissent dans la confrontation des textes : quelle place les récits de la multiplication prennent-ils dans le processus diachronique de ce sens ?



1984




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ti11200 : 20/05/2017