La scène du banquet
et l’assemblée liturgique de l’Église
Dans ce cinquième volet, nous chercherons à cerner le niveau référentiel du banquet, qui constitue le fond de la scène. Nous émettrons la même interrogation qui nous a permis d’étudier l’action de la fraction du pain : ce banquet se rapporte-t-il à un repas en plein air consommé par
Jésus avec une foule, ou est-il représentatif de la vie de l’Église ?
On y trouve, certes, des éléments qui paraissent convenir à un repas populaire, car il est improvisé et on y mange des pains et des poissons apportés par les gens eux-mêmes. En outre ceux-ci se disposent comme dans un bivouac, se divisant par groupes et se couchant sur l’herbe verte. Cette correspondance n’est cependant que formelle, car c’est dans le but bien précis de mettre en relief son caractère miraculeux que le fait apparaît comme inopiné. Quant aux pains et aux poissons, comme à l’ordre de la disposition des convives, le souci
des auteurs de les inscrire dans le cadre d’une proportion numérique montre bien qu’il s’agit moins de la description d’un fait que de la représentation symbolique d’un vécu de foi. Et puisque ce repas sert de fond à la fraction du pain, il est cohérent de penser qu’il se rapporte à cette assemblée dominicale qui, dans l’Église primitive, constituait le contexte de la liturgie eucharistique, représentée justement par la fraction des pains du récit.
Pour mieux cerner la relation du récit avec l’assemblée eucharistique de l’Église, je me réfèrerai à deux textes, parmi les plus importants, de la première tradition patristique, ceux de
l’
Apologie de
Justin et de la
Didaké.
Dans
le premier, la liturgie eucharistique se déroule au sein d’une assemblée fermée, puisqu’elle est constituée uniquement par ceux que la foi au
Christ a transformés en communauté de frères. L’action eucharistique s’accomplit comme une initiation de mystère, en cinq actes : la prière et l’exhortation, la présentation du pain, l’action de grâce ou eucharistie, le partage et la distribution du pain aux absents par les diacres. C’est un rite sacré, auquel ne participent que les personnes illuminées par l’ablution de l’eau baptismale.
Dans le récit de la multiplication, nous retrouvons également une assemblée de personnes venues pour écouter
Jésus. Mais, au lieu de se tenir dans le cadre d’un cercle fermé, elle est ouverte. En réalité il y a deux communautés : celle de
Jésus avec
ses disciples, et celle de
Jésus et
ses disciples avec la foule. La première communauté est une rencontre sacrée de gens élus et initiés, mais elle n’est cependant pas l’unique lieu de l’accomplissement du mystère car, tout en étant rompu dans son sein, le pain est partagé par tous. La petite communauté des initiés éclate donc, pour se mettre au service du partage du pain à tous les hommes : elle est en fonction de la communication du
Christ avec le monde. Le nombre de participants, exprimé par le rapport de multiplication d’un pour mille, donne à penser qu’il s’agit d’une rencontre universelle, apte à recouvrir l’ensemble du genre humain.
Il n’y a donc pas un ministère de diacres distinct de celui des
apôtres, mais un seul ministère, celui du diaconat, exercé par les
apôtres eux-mêmes. Ainsi n’y a-t-il pas une Église dans le monde, mais une Église qui prétend devenir monde.
Le texte de la
Didaké est une similitude, sans doute parmi les plus poétiques de la littérature de l’Église primitive : «
Comme ce pain rompu autrefois disséminé sur les montagnes a été recueilli pour n’en former qu’un, rassemble ainsi ton Église des extrémités de la terre dans ton royaume ».
Le souci de cette prière est l’unité. Quoique celle-ci paraisse limitée à l’Église, par sa similitude avec les épis ramassés dans tous les coins de la
terre elle est ouverte à tous les hommes. Il s’agit d’une assemblée en devenir, destinée à recouvrir toute
la terre habitée. Sa mouvance va de la multitude dispersée à l’unité, des épis au pain. Le sens de l’action liturgique demeure paulinien, mais la fraction du pain n’est plus mise en relation avec le corps rompu du
Seigneur, mais avec son action de rassemblement des élus que celui-ci accomplira lors de sa parousie. L’ensemble apparaît eschatologique.
Dans le récit de la multiplication aussi, le rassemblement prend l’allure d’une rencontre à la dimension de
la terre, car quoiqu’elle demeure limitée autour du
lac de Galilée, le nom de « mer » donné à ce lac, l’allusion à des villages et des villes d’où les gens viennent et où ils doivent retourner, la désignation du lieu comme étant une montagne dans le
désert, enfin l’herbe verte qui s’offre à la foule comme un divan de table, sont des traits susceptibles de donner l’image d’une rencontre universelle à dimension terrestre. D’ailleurs il ne s’agit pas d’un symposium, mais de symposiums qui se suivent dans une progression de groupes de cinquante et de cent qui ne se laisse comprendre que comme un nombre de signification symbolique (
voir). Par rapport à la
Didaké, il faut cependant noter que la signification est renversée : on ne va pas de la multitude vers l’unité, mais d’une unité foncière vers une multitude qui demeure ouverte à une croissance sans fin.
D’où la différence d’optique des deux récits : la
Didaké se situe dans une perspective eschatologique d’une multitude assemblée dans une unité accomplie, notre texte, au contraire, se situe dans une perspective historique, puisqu’il parle d’un rassemblement en croissance, dont le nombre de cinq mille n’est qu’une étape, même si elle est importante. En effet la multitude des hommes réunis ne recouvre pas la quantité de pain béni, dont le reste remplit toujours, et de façon inépuisable, ces douze corbeilles qui avaient servi pour le rassembler. Ces douze corbeilles nous obligent à penser qu’il y a encore beaucoup de personnes à rassasier, en nombre proportionnel au rapport géométrique de croissance par mille. Le caractère historique du récit apparaît en outre du fait que cette croissance est considérée comme un miracle, et donc un fait accompli.