La crise galiléenne

La prédication apostolique

   Portons maintenant notre attention sur la prédication apostolique. Cette attention est justifiée par le fait que cette prédication est l’expression de groupes qui peuvent être considérés à juste titre comme les intellectuels de la civilisation naissante et les créateurs de son idéologie (théologie). Mais, naturellement, mon propos n’est pas de m’attarder sur cette question, mais de me contenter d’en souligner les éventuels points d’intérêt.

   Paul connaît la double existence du Christ, qu’il exprime dans les termes « Christ selon la chair » et « Christ selon l’esprit ». Le centre d’intérêt de sa prédication est le Christ selon l’esprit, du Christ selon la chair il ne s’occupe que de façon fragmentaire, sporadique, en marge du système complexe de sa christologie. On peut affirmer que le Christ selon la chair est marginalisé ou, mieux, refoulé dans l’oubli et dans la zone de non-intérêt de la mémoire.
   Il est tout à fait insuffisant d’expliquer cette attitude par le fait que Paul n’avait pas connu Jésus et qu’il ne venait pas du groupe des disciples témoins, car il montre par ailleurs bien connaître la tradition apostolique, et cette mise à l’écart du Christ selon la chair semble moins due à un manque de connaissance qu’à un refus systématique. C’est que, pour lui, le Christ selon la chair est – si on prend la Kénose comme principe fondamental de sa christologie – la néantisation, la mort du Christ selon l’esprit auquel revient la personnalité de fils de Dieu et de sauveur. Le Christ selon la chair n’a d’intérêt qu’en tant qu’exemplaire du comportement éthique, qui doit être fondé sur l’humilité, sur le don de soi-même et sur l’obéissance.

   La prédication des disciples témoins ne se fondant pas sur le schéma de la Kénose mais sur celui de l’apothéose métamorphisante, elle se caractérise par une attention portée sur le passage de Jésus de la condition terrestre d’homme à celle, céleste, de fils de Dieu. Toutefois on se tromperait si on attendait d’elle une prédominance des souvenirs sur la noèse herméneutique, bref de Jésus sur le Christ. Comme Paul, quoique dans un cadre théologique différent, eux aussi ne s’intéressent qu’au Christ de la gloire, laissant hors du kérygme le Christ de l’obéissance, serviteur et prophète de Dieu.

   Cette attitude, aussi bien de Paul que des douze, était cohérente avec leur rôle d’apôtres. Ils représentaient les intellectuels de la nouvelle société, dont le but était, certes, de convertir les gens, mais surtout de déclencher un conflit culturel pour le renouveau de la conscience. Ils avaient au départ une représentation du Christ déjà achevée, mais de nature mythique et poétique. Il manquait à cette représentation sa traduction en idées, afin qu’elle puisse entrer en confrontation avec les cultures ambiantes et devenir le pôle unificateur d’un nouvel univers culturel.
   Paul et les disciples de la tradition furent les artisans de cette révolution culturelle ; leur réflexion fut essentiellement eidétique, dans le but précisément de transposer la représentation de l’image d’homme contenue dans la représentation du Christ en schéma conceptuel d’universel de pensée.
   Il apparaît dès lors normal que le Jésus de la chair soit demeuré en marge.