La recherche de Jésus par l’Église
et l’imagination fabulatrice
Je me propose de reconstruire, dans ses lignes essentielles, le schéma possible de l’itinéraire qui s’est offert à l’Église dans sa recherche de
Jésus. Je parle de « schéma possible d’itinéraire » parce que je n’entends pas, ici, chercher à le déterminer par l’analyse du récit (cette étude sera menée
dans le chapitre suivant) mais seulement à l’esquisser, par voie d’hypothèses et d’induction, à partir du contexte historique et des présupposés gnoséologiques de l’Église elle-même au niveau de sa conscience populaire de base.
Je soulignerai avant tout que le propos de l’Église était bien historique, mais pas historiographique, dans la mesure où elle n’entendait pas écrire une histoire de
Jésus mais en connaître l’impact sur sa propre existence : il s’agissait d’une connaissance qui restait immanente à son vécu d’existence. Il serait donc tout à fait erroné de s’attendre à ce que l’Église ait cherché à se documenter au sujet de
Jésus, sortant ainsi du domaine de la foi. Au contraire, elle chercha à connaître
Jésus par les moyens gnoséologiques que lui offrait le système de foi.
Jésus étant le
Christ selon la chair et les Écritures étant l’unique lieu de la connaissance du
Christ, il s’ensuivait qu’elle ne pouvait parvenir à la connaissance de
Jésus que par l’interrogation des Écritures.
Qu’on puisse parvenir à connaître le
Christ selon la chair par les Écritures avait été montré par la tradition apostolique elle-même, qui avait cherché, par ce biais, à pénétrer le secret de la naissance de
Jésus comme aussi celui de sa souffrance. Mais tandis que les
apôtres s’étaient bornés à quelques tentatives sporadiques, pour ne rechercher que le
Christ selon l’esprit, la base de l’Église fit du
Christ selon la chair l’unique objet de sa propre recherche herméneutique. Mais comment les Écritures pouvaient-elles donner à connaître la double existence du
Christ, et quel en a été le mode d’approche ?
Le messianisme était moins un contenu biblique qu’une perspective d’interprétation. Sa portée n’était donc pas exégétique, mais herméneutique. Toute la
Bible offrait un sens messianique, du moment que l’on s’approchait d’elle avec une vision messianique, l’herméneutique de l’Église en constitue l’exemple le plus frappant. Elle comprenait le
Christ comme l’aboutissement, et donc l’accomplissement, de la
Bible aussi bien au niveau littéraire qu’historique, ce qui ne voulait pas dire qu’on devait chercher à comprendre la
Bible dans un sens qui lui était étranger, mais dans un sens qui lui demeurait caché en-deçà de la lettre.
L’interprète devait déchiffrer ce sens, et par la suite chercher à éclairer le texte par lui. La zone d’interprétation était donc aussi vaste que l’ensemble des récits bibliques eux-mêmes. Ainsi tous les récits devenaient-ils messianiques, quelle que soit leur nature : historique ou juridique, poétique ou éthique, prophétique ou eschatologique. La
Bible étant traversée par une double articulation de sens – sens littéral et sens messianique – il ne restait à l’interprète qu’à passer du premier au second, de la lettre à l’esprit, de l’histoire du
peuple au mystère du
Christ.
S’étant proposé de rechercher l’essence du
Christ, les intellectuels de l’Église se sont arrêtés de façon privilégiée sur les oracles prophétiques. Lorsqu’ils ont cherché à interpréter aussi des récits, ils ont recouru à la méthode de l’allégorie, prenant l’intrigue du conte comme schéma d’une organisation thématique et eidétique, sur la base du sens supposé au deuxième niveau du récit.
Le grand maître de cette interprétation fut
Philon, même si sa perspective était philosophique et non messianique. Un épisode biblique concernant
Aaron et
Moïse lui servit ainsi comme canevas pour supporter les rapports complexes de la relation entre les différents niveaux de la parole. L’épisode concernant les naissances
d’Ésaü et de
Jacob devenait représentatif, au niveau de la lettre, de la relation entre le
peuple élu et les nations. Le récit
d’Agar devenait porteur de la révélation de la double alliance. L’absence, dans le récit de
Melchisédech, de toute allusion à sa généalogie devenait signe de la génération du
Christ de
Dieu.
Les exemples pourraient se multiplier sans fin. À ce niveau, l’herméneutique fut donc eidétique, l’allégorie permettant de passer du fait au concept, de la représentation aux rapports idéologiques.
Quant à la base de l’Église, qui ne recherchait que l’individualité du
Christ, elle fut plutôt saisie par les personnages et les épisodes qui en montraient le caractère et en racontaient les exploits que par les oracles. Ces personnages n’avaient pas une signification inférieure à celle des oracles, puisqu’ils étaient considérés comme des « figures du
Christ ». D’ailleurs, dans la toute première herméneutique de l’Église qui avait abouti à la représentation mythique du
Christ, ces images furent employées comme des modèles. Le
Christ, en effet, y est fait à l’image, entre autres, de
Moïse et de
David,
d’
Élie et du
fils de l’homme de la tradition apocalyptique. Mais dans cette nouvelle reprise, ces mêmes figures jouèrent un rôle à un autre niveau, non pour constituer l’image idéale du
Christ, mais son portrait humain et charnel : les récits concernant les épisodes de leurs vies furent assumés à la façon de canevas, susceptibles d’offrir une représentation de la personne et de la vie réelle et historique du
Christ selon la chair.
Nous trouvons l’emploi de ce procédé dans l’histoire de la littérature, et spécialement dans le théâtre grec, où le même personnage idéal et mythique jouait un rôle différent selon l’intrigue du drame et, avec plus de pertinence, dans la
commedia dell arte, où le même personnage, dans la même intrigue, pouvait jouer un rôle différent selon le jeu d’invention apporté par l’acteur. Hors du théâtre, nous trouvons aussi ce procédé littéraire dans la tradition romanesque des contes et des légendes, où des caractères universels et des schémas généraux d’intrigues sont assumés pour que, remplis de l’expérience du vécu, ils puissent servir de trame dans la narration biographique d’un personnage.
Il faut préciser la différence entre cette méthode d’interprétation et celle en usage dans la tradition apostolique. Étant eidétique et fondée sur l’allégorie, celle-ci s’opérait par la transposition des schémas littéraires en structure de pensée. Or, ici aussi, le point de départ est constitué par des schémas littéraires, ceux qui constituent précisément la structure de récits concernant les faits des figures messianiques. Mais au lieu de transposer ces schémas dans des systèmes de pensée, on les détache du contexte épisodique du texte, pour les assumer comme structure opératoire dans la formation d’un nouveau récit. L’opération de la pensée est donc imaginative et fabulatrice, alors que dans l’autre processus elle était eidétique et constructrice.
Mais d’où la conscience populaire tirait-elle le nouveau matériau pour remplir et étoffer ces schémas ? Sans doute de l’expérience de vie, d’autant plus qu’elle avait le sentiment de vivre chaque instant de son existence dans l’esprit du
Christ. Devenant opératoire, le schéma littéraire donnait ainsi à la matière du vécu une structure biographique, à la similitude des
héros messianiques.
Ainsi, à partir de la représentation originelle mythique du
Christ, deux traditions culturelles se formèrent dont l’une, propre à l’élite pensante, fut eidétique et théologique, et l’autre, propre à la base, imaginative et fabulatrice. Aussi l’une portait-elle sur le
Christ, l’autre sur
Jésus : deux pôles du même univers culturel, mais hantés par deux horizons différents et opposés tels que le
ciel et la
terre.