ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris


Les récits de la naissance de Jésus





Lecture du récit de Matthieu :

Marie trouvée enceinte


Sommaire

GENÈSE ET MÉTHODE D’APPROCHE DES RÉCITS

LECTURE DU RÉCIT DE MATTHIEU
La généalogie de Jésus
Marie trouvée enceinte
- Introduction
- Le pivot du récit
- Le rôle de Joseph
- Analyse psychanalytique
- Complexité du texte
Les mages
La fuite en Égypte

LECTURE DU RÉCIT DE LUC

CONCLUSION



. . . . . . . . - o 0 o - . . . . . . . .

Analyse psychanalytique du texte



   Nous retrouvons cette même image de Marie si, par une analyse psychanalytique du texte, nous pénétrons dans le psychisme de l’auteur. Il convient de rappeler que la thèse de la naissance virginale avait contraint Matthieu à apporter des retouches à la généalogie afin que Jésus ne fût pas fils de Joseph mais de Marie. Toutefois Matthieu ne s’est pas limité à ces modifications.

   En principe, les généalogies ne faisaient pas allusion à la mère, puisqu’elles ne se fondaient que sur la descendance paternelle. La généalogie rapportée par Matthieu, si on s’en tient à la formule qui en régit les séquences, était à l’origine de ce type. Or, dans sa rédaction actuelle, elle est rompue dans sa cohérence formelle, puisqu’elle fait mention de la mère dans pas moins de quatre générations (voir l’étude détaillée). Il s’agit de la génération de Phares, né de l’union de Juda avec Tamar, de Booz, né de Balmon et de Raab, d’Obed, fils de Booz et de Ruth, et enfin de Salomon, fruit des amours de David avec Beersheba femme d’Urie.
   Il serait difficile de trouver les motivations de cet écart en restant au niveau intentionnel et théologique du texte car, si l’auteur voulait mettre en relief l’importance morale des mères dans l’histoire messianique, pourquoi a-t-il passé sous silence les grandes femmes de la Genèse, telles Sarah, Rébecca et Rachel ? Ses motivations sont encore plus obscures si on se rapporte aux enfants qui, à l’exception de Salomon, restent en marge du messianisme.
   Ces retouches nous apparaissent même tout à fait incompréhensible et étonnantes lorsque nous regardons ces quatre femmes, car Raab était une prostituée de profession, tandis que Beersheba était une adultère, quant à Tamar elle s’était unie à son beau-père en s’exhibant comme prostituée publique ; en ce qui concerne Ruth, quoique veuve chaste et craignant Dieu, elle avait cherché à séduire son parent Booz, avec qui elle s’unira par la suite. Quatre femmes plus ou moins entachées de prostitution et engagées dans une maternité d’exception ! Elles jettent sur la généalogie une ombre qui menace d’affecter le Sauveur lui-même, qui en est l’aboutissement. Luc avait senti ce danger, puisqu’il les a enlevées de sa généalogie en les laissant retomber dans le silence du texte.

   L’apparition de ces femmes s’explique si on cherche la comprendre à la suite de la première modification que Matthieu avait apportée à la généalogie, en y introduisant la présence de Marie. Sans autres retouches, Marie aurait été la seule femme qui aurait surgi du silence de mort que toute généalogie réservait aux mères. Il se peut que, poussé par une exigence de proportion formelle du discours, Matthieu ait cherché à faire apparaître d’autres femmes dans sa série généalogique.
   Mais quelles femmes choisir parmi les quarante mères ? Et sur quel critère ? Par un procédé que seule la création artistique explique, il a confié le choix de l’option à Marie elle-même, premier personnage de son récit. En effet, dans toute la création poétique, le roman ou le théâtre, les personnages ne sont pas, à proprement parler, créés par l’auteur, mais ils surgissent du contexte littéraire et apparaissent souvent à l’appel d’autres personnages déjà présents sur la scène de l’imagination, pour dénouer une action.
   Les quatre femmes apparaissent donc dans la généalogie attirées par Marie, parce qu’elles ont des affinités avec elle, ayant vécu le même drame.
   Marie n’appelle pas Rébecca ni Rachel, elle ne s’associe pas aux femmes exemplaires, mais avec celles qui pouvaient difficilement échapper à leur honte. Mais pourquoi ? Quelle est donc la Marie qui a pu attirer de telles femmes ? Certes pas la Marie qui sort du songe de Joseph acquittée de tout soupçon, et qui devient mère du Sauveur sans que sa virginité en soit affectée, mais l’autre Marie, celle que le personnage sublimé de Marie refoule dans l’anonymat et le silence. C’est Marie « trouvée enceinte » mise en fuite par la Marie montant de l’imagination. Ne pouvant apparaître dans le texte et vouée à l’oubli, elle se venge de l’auteur et de son écriture en faisant représenter son drame et sa souffrance par ces femmes qu’une exigence formelle réclame dans l’écriture. Elle se fait représenter justement par des femmes qui sont à son image, des mères frustrées qui s’exhibent comme prostituées, des femmes qui cèdent à la convoitise d’un puissant et d’un héros, d’épouses qui ne craignent pas l’amour et le provoquent.
   Au moment où elle est en train de disparaître, soustraite à jamais à la mémoire des hommes et loin de leurs regards, elle jette sur la génération du Sauveur sa propre honte et la déshonore, car Jésus n’est pas le fils de la vierge sublimée et imaginaire, mais son fils à elle, vierge violée, abandonnée, répudiée et rejetée : non, il n’est pas le fils de David mais celui d’un père qui l’a abandonné ! Par cette vengeance, elle réussit à rester vivante et parvient en même temps à rapporter à l’histoire le récit fabuleux de la mère vierge, or cette intrigue se passe dans l’arrière-scène du drame, cependant que sur la scène les personnages jouent le drame de la vierge-mère.

   Matthieu a-t-il rêvé ? Pourtant, comme écrivain, il montrait qu’il avait les yeux bien ouverts, portant des regards lucides sur son univers ; ses intentions dans son projet théologique et polémique étaient bien précises aussi. Mais quoique sa pensée fût celle d’un homme bien réveillé, on doit dire que son imagination était celle d’un rêveur. Se trouvant dans l’impossibilité d’ôter de Marie le doute et l’équivoque par des preuves, il ne lui restait que de la transmuer par l’imagination sublimante.
   C’est alors qu’une autre Marie surgit du corps opaque et sombre de la première, mais naturellement le second personnage ne pouvait s’affermir et grandir qu’à condition que le premier disparaisse, s’évanouissant dans l’ombre. La première Marie devint l’ombre de la seconde, comme un corps dont l’âme se détache pour jouir de sa liberté spirituelle. Pour la première Marie, il ne restait que l’oubli, la dimension du non-dit du récit.
   Les quatre femmes de l’épopée juive apparaissent sur le tableau généalogique au moment ultime de la disjonction des deux Marie au niveau de l’imaginaire, rêve dans un rêve, projection vengeresse d’un cauchemar dans le processus de sublimation. Mais ce rêve témoigne combien Matthieu, dans le fond de son être, fut honnête envers ses sources et l’histoire.



1982




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tj21230 : 28/11/2018