LIMITES DES MÉTHODES EXÉGÉTIQUES ?
Paradoxe, prudence, escamotage
Par exemple,
Schwarz explique à deux reprises (avec un bon sens teinté de quelque ironie) qu’une seule personne aurait difficilement pu mettre en pièces le Temple de
Jérusalem «
solide et bien gardé » («
Je ne crois pas que Jésus ait vraiment eu les moyens de détruire le Temple »)... puis il pose comme évident que
Jésus était une sorte de «
Zélote » (sans que mon propre bon sens y trouve son compte) : «
Les juifs avaient peur de Jésus, parce qu’ils craignaient que ses prophéties conduisent à une rébellion, qui elle-même pouvait provoquer la destruction du Temple... et je le répète, quarante ans plus tard le Temple a été détruit à cause de personnes très semblables à Jésus ».
Parce que leur action aboutira à la destruction du
Temple de Jérusalem par les
Romains et à la dispersion des
juifs en 70 puis en 135, il affirme donc que le
peuple d’Israël avait déjà peur des
Zélotes dans les années 30. Il s’agit là soit d’un argument
a posteriori (les rébellions précédentes – très nombreuses selon
Flavius Josèphe – n’avaient pas entraîné la destruction du
Temple) soit d’un raisonnement de « fin politique » que seules les plus hautes autorités juives pouvaient tenir... mais alors pourquoi auraient-elles jugé que
Jésus seul « méritait la mort » et pas les chefs des
Zélotes ?
(1)
Un tel goût du paradoxe peut jouer un rôle essentiel dans le judaïsme, pour le commentaire oral et l’actualisation des Écritures – le «
midrash » – dont
Bar-Asher dit dans la quatrième partie : «
Si ce n’est pas absurde, ce n’est pas un commentaire midrashique » (appréciation aussi paradoxale qu’un midrash !). Par contre, il n’a pas sa place en matière historique : il engendre plus de confusion que de réflexion rationnelle.
Aucune démarche intellectuelle ne semble pouvoir venir à bout de tant de contradictions. Et cette impression est renforcée, notamment, par la prudence de
Trocmé («
à supposer que... tout au plus peut-on admettre... ce n’est pas impossible... je n’oserais pas trop m’avancer... »)
(2). On ne retrouve pas ici ce qui semblait être sa position de principe : «
Les documents sont difficiles mais nous avons, nous autres historiens, à essayer d’y démêler ce qui peut être historique et ce qui ne peut pas l’être, comme on le ferait avec des archives littéraires d’un autre type » (livret
Crucifixion, p. 16 ;
L’Alsace, 23/3/97) et : «
On devrait en principe pouvoir y arriver » (première partie).
Après cela, comment se convaincre que ça vaut quand même (et toujours) la peine de prendre les problèmes à bras le corps, dans toute leur complexité ?
De nombreuses invraisemblances sont évoquées, mais elles sont aussi minimisées, voire escamotées. Par exemple,
Boismard explique : «
Il ne faut pas accuser les Évangiles synoptiques d’avoir été contre la vérité historique ; simplement, comme ça se faisait à l’époque, ils ont rassemblé en une scène un peu fictive des événements réels ».
Je reviendrai
plus loin sur la question de la « vérité historique ». Notons simplement ici qu’en appliquant un tel raisonnement à
Homère, on pourrait conclure que
l’
Iliade non plus ne va pas contre la vérité historique puisque vraiment «
ça se faisait à l’époque » de raconter la guerre de
Troie en « rassemblant des événements » qui auraient pu s’y dérouler ; on pourrait même se convaincre que, malgré le caractère « un peu fictif » de l’ensemble du récit, certains fragments – simplement parce qu’ils apparaissent moins invraisemblables – sont très probablement « réels ».
Notons aussi que les évangiles ont été rédigés en grec, comme l’
Iliade, mais beaucoup plus tard, et qu’entre- temps la culture grecque s’était passablement transformée. Selon l’historien des sciences
Jean-Pierre Verdet, dès le VIème siècle avant Jésus-Christ, «
les voies étaient ouvertes à une pensée dégagée de la mythologie des temps antérieurs » (
Une histoire de l’astronomie, Seuil, 1990, p. 37). Ainsi, au temps des
évangélistes on n’écrivait plus l’histoire à la manière mythique
d’Homère, et depuis longtemps. Je reviendrai aussi sur ce point
un peu plus loin.
______________
(1) Joseph ben Mathityahou ha-Cohen n’a pas été un « fin politique » puisqu’il a « combattu à la tête des résistants galiléens lors de la révolte des années 66-70 » (livret Christos, p. 8). Ce politicien juif était pourtant « d’ascendance sacerdotale » c’est à dire d’une famille de prêtres (livret Christos, p. 7). Il ne semble pas avoir « mérité la mort » aux yeux des grands prêtres du Temple... du moins pour sa rébellion armée contre les Romains. Devenu historien, célèbre sous le nom latin de Flavius Josephe, il a par contre été un excellent analyste a posteriori : « Partout où s’assemblait une foule de mécontents, un roi était élu, pour le plus grand malheur du peuple, car ces rois n’étaient pour les Romains qu’un bien mince embarras, mais, en revanche, ils étaient pour leurs compatriotes, le fléau qui s’avance dans les ténèbres » (cité dans le livret Roi des Juifs, p. 26).
(2) Ensuite, en peu de phrases évoquant irrésistiblement Prévert (« une populaire ferveur / un rival de l’Empereur / quelques juifs qui ont peur / un Romain trop dérangé / deuxvait s’en débarrasser / cent z’aut’ forme de procès »), c’est Trocmé lui-même qui se débarrasse du problème « sans autre forme de procès ».