ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris


Les récits de la naissance de Jésus





Lecture du récit de Luc :

Le recensement


Sommaire

GENÈSE ET MÉTHODE D’APPROCHE DES RÉCITS

LECTURE DU RÉCIT DE MATTHIEU

LECTURE DU RÉCIT DE LUC
L’annonce faite à Marie
La visite à Élisabeth
Le recensement
Couché dans une crèche
Les bergers
Le nom de Jésus
La purification
Un homme appelé Syméon
Le signe de la contradiction
L’épée
Anne la prophétesse
Marie gardait ces paroles

CONCLUSION



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   Dans tout récit de naissance héroïque la vierge-mère, pour accoucher, doit se rendre dans le lieu que Dieu a fixé d’avance. En conformité avec ce schéma, Marie aussi quitte Nazareth pour se rendre à Bethléem, la ville prédéterminée par les Écritures pour la naissance du Christ.
   Luc, cependant, semble écarter ces raisons structurales pour motiver le départ de Marie de Nazareth et son accouchement dans la cité de David par un recensement ordonné dans tout l’empire par César Auguste, alors que Quirinus est procurateur de Syrie. On comprend le souci de Luc d’offrir un contexte historique à la naissance de Jésus, la plaçant à la fois dans le cadre de la royauté davidique et de l’empire. Il se trouve cependant que, quoique des recensements aient précédé ou suivi la naissance de Jésus, aucun n’a été déclaré en ce temps-là. Luc aurait donc été victime d’une méprise, ou sommes-nous privés des sources de renseignement qu’il avait eu la possibilité de consulter ?
   Les exégètes qui s’approchent du récit comme d’un texte d’histoire en sont déconcertés, mais si on renonce à cette visée pour chercher à comprendre l’écrit dans le cadre de la structure mythique et catéchétique de son langage, l’ambigüité se dissipe.

   Luc écrit dans un contexte de remise en question par les juifs de la tradition ecclésiastique qui inscrivait la naissance de Jésus dans le cadre de la descendance davidique. Ces généalogies étaient considérées par les juifs comme des faux, puisqu’ils ne trouvaient dans les archives aucun acte qui puisse garantir la légitimité de la naissance de Jésus. D’ailleurs l’Église elle-même ne leur reconnaissait qu’une valeur théologique, puisque dès son origine elle montre n’avoir rien su, si ce n’est par les Écritures, au sujet de la naissance du Seigneur. Luc, quant à lui, savait bien que Jésus était un enfant sans père, puisqu’il le croyait fils de la vierge Marie. Ainsi on peut bien affirmer qu’il avait sur la naissance les mêmes renseignements que ses adversaires.
   Son souci n’était donc pas de nier le fait d’une naissance sans père, mais d’en donner une interprétation cohérente, à la lumière de la virginité de Marie et des oracles messianiques. Le recours au recensement montre bien l’intention d’inscrire cette naissance virginale dans le cadre d’une cohorte de mariages suffisamment valide et authentique pour être inscrite dans les archives de l’empire. Ainsi transpose-t-il sur l’enfant Jésus ce droit de légitimité et d’appartenance à l’oikoumène romaine que le Christ possédait dans sa personnalité de Seigneur triomphant. Et par ce même contexte il parvient à justifier une naissance qui échappe au contrôle et à l’enregistrement, tout en étant légitime en elle-même.

   En effet – providence du hasard ou hasard de la providence – au moment où Joseph accomplit son inscription dans l’oikoumène romaine, le temps de la gestation de Marie s’accomplit. La vierge-mère aurait dû accoucher dans la cité de David, au milieu du rassemblement, mais « il n’y avait pas de place pour eux dans l’hôtellerie » (Lc 2:7). Ce détail est bien trouvé, cohérent avec l’épisode du recense­ment, mais de même que cet épisode est fictif, le manque de place dans l’auberge n’est qu’un prétexte qui occulte les motivations d’ordre structural et réel.
   Selon le modèle structural, la vierge-mère ne pouvait pas accoucher en pleine ville et d’une façon normale, puisque sa grossesse était honteuse. Elle se cachait parce qu’elle se savait rejetée d’avance par la société, en même temps qu’elle était poursuivie par la jalousie vengeresse d’Héra, gardienne du mariage religieux. Quant à Marie, elle aurait dû se trouver hors de ce contexte, puisque sa conception virginale était inscrite officiellement dans le cadre d’un mariage religieux et légal. Et cependant elle suit le sillage de son modèle, même à ce moment final de son drame. Elle est soumise à la même errance, à la même recherche que la jeune mère du mythe. Il n’est pas nécessaire de déployer beaucoup d’imagination pour découvrir dans la vierge Marie le signe de la même angoisse.
   Il convient alors de penser que, sous la motivation apparente du « Complet » des hôtels, Luc a voulu cacher d’autres raisons, qui rejoignent celles de la jeune mère du mythe. Une précision du texte nous éclaire à ce sujet. En effet, Luc mentionne le manque de place dans l’hôtellerie pour justifier que Marie a dû coucher l’enfant dans une crèche, mais il ajoute qu’il n’y avait pas de place « pour eux » (Lc 2:7). Le contexte nous oblige à penser qu’il s’agissait moins de Marie et Joseph que de Marie et l’enfant, autrement dit c’était plutôt un refus d’accueil en raison de la maternité de Marie que du manque de place. Quoique d’une façon voilée et transférée, Marie apparaît donc poussée par la même persécution que l’héroïne du mythe : la cité ne peut pas lui offrir un lieu pour accoucher, puisqu’elle ne peut pas la reconnaître comme mère. Rejetée, elle erre parce que le fils qu’elle porte est un enfant sans père.
   On comprend alors que le personnage de Joseph est en surplus. Il est présent, mais seulement au niveau du transfert épisodique du récit. De plus il n’a pas d’action, n’ayant d’autre fonction que de prétexte. Quand on parvient au niveau de l’infrastructure du texte il s’évanouit pour laisser la place à Marie, qui devient l’unique personnage et l’unique sujet de l’action.

   Et Marie est seule. Le texte trahit cette solitude surtout au moment de l’accouchement : « Elle enfanta son fils à elle, le premier né, elle l’emmaillota et le coucha dans une crèche » (Lc 2:7). L’analyse que je ferai du symbole de la crèche nous montrera qu’elle ne se rapporte qu’à cette situation de solitude, de rejet et d’abandon : il n’y a d’autre spectateur que l’acteur du drame. Celui-ci semble se dérouler dans un temps et dans un espace mythiques, puisqu’il s’agit du moment où s’accomplit « le temps où elle devait accoucher » (Lc 2:6) ainsi que du lieu déterminé par les oracles.
   Il nous est possible de nous référer à un temps et un espace réels, mais seulement négativement. Son lieu est le contexte de rejet où Marie accouche, et où l’enfant sera contraint de vivre jusqu’à la mort. Son temps est l’en-deçà du temps historique, dans la mesure où l’accouchement est un événement isolé, tellement coupé des autres événements qu’il ne peut pas être daté. C’est cette absence de temps qui a permis à Luc de l’inscrire dans le contexte d’un recensement. Jésus naît dans un intervalle de temps, de même qu’il naît dans un vide social. Fils du hasard, c’est-à-dire de ces coïncidences qui échappent au contrôle de la société, Jésus n’a pour temps que sa propre existence.

   Cette interprétation s’appuie aussi sur la texture grammaticale du récit. Il faut d’abord souligner que Luc n’écrit pas « elle enfanta un fils », comme il l’avait affirmé au sujet d’Élisabeth (Lc 1:57), et de Marie elle-même dans l’annonce (Lc 1:31). Il n’écrit pas non plus, comme ce serait logique, « elle enfanta le fils », ou « son fils », mais « le fils à elle » (ton uion autès) (Lc 2:7). Il semble montrer le souci de préciser que l’enfant dont elle accouche n’appartient qu’à elle, et qu’il ne peut être revendiqué par aucun père, Joseph compris.
   Aussi l’expression « le premier né » (Lc 2:7) peut apparaître comme superflue, si on cherche à l’interpréter d’une façon naturaliste : est-il besoin d’affirmer qu’il est l’aîné, quand le contexte nous dit qu’il est le premier enfant de Marie ? Mais l’expression trahit d’autres préoccupations : Luc veut revendiquer la légitimité de la naissance de l’enfant aussi bien que son messianisme. Le fait qu’il soit sans père ne lui ôte pas le droit d’héritage, puisque Dieu, son père, lui confère par naissance le droit de succession davidique. Il est d’autant plus premier-né, héritier, qu’il est constitué tel par Dieu lui-même.
   Mais Luc pouvait aussi se référer au conflit qui avait existé dans la famille de Marie, où Jésus avait vécu en situation d’infériorité face à des frères qui avaient revendiqué sur lui, bâtard, le droit et l’autorité des fils aînés.



1982




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